Publié le Mardi 31 mars 2015 à 07h29.

Médias : "Inventer une langue neuve"  

Entretien. Chercheur et enseignant en sciences sociales, Vincent Goulet vient de publier Médias : le peuple n’est pas condamné à TF11. Médias commerciaux, médias populaires, médias engagés... l’échange est riche.Pourrais-tu revenir sur l’origine de ce livre et l’objectif que tu t’es donné en l’écrivant ?Médias et classes populaires, le livre issu de ma thèse où j’ai essayé de montrer les usages sociaux des informations médiatiques dans les classes populaires, a été bien reçu mais restait un peu long et parfois indigeste. Philippe Corcuff, enseignant à l’IEP de Lyon – et qui était alors encore au NPA –, m’a demandé d’écrire un petit bouquin plus « opérationnel », de suggérer des pistes pour réinventer des médias à la fois populaires et progressistes, accessibles à tous et « vraiment de gauche ». J’ai donc tenté de résumer le livre précédent tout en m’appuyant sur des exemples historiques relativement peu connus de médias révolutionnaires qui ont rencontré un vrai succès populaire. Il me semble urgent de parler aux ouvriers et employés de ce pays un langage clair qui défende l’égalité et le progrès social. Pourquoi les laisser aux griffes des médias commerciaux, de la propagande de l’extrême droite ou s’abîmer dans l’abstention ?Comment expliques-tu les obstacles croissants que rencontre la presse « engagée », notamment auprès des classes populaires auxquelles cette presse cherche à s’adresser ?Journalistes de gauche radicale et militants politiques ou syndicaux peuvent bien connaître et côtoyer celles et ceux qu’ils souhaitent défendre, mais leurs façons de dire le monde restent intellectuelles et politiques, très éloignées de l’expérience concrète des « gens ordinaires ». Dans leur engagement, ils doivent « tenir leur rang » dans les réunions de section, dans les congrès, convaincre avec des arguments, être reconnus par le monde universitaire. Cet « effet de champ » les coupent de leur public cible qui a souvent du mal à se reconnaître dans une mise en forme de la réalité parfois idéologique et jargonneuse. Les journalistes « de gauche » sont, comme tous les journalistes, plutôt issus des classes moyennes, bien éduqués, habiles dans l’usage de la parole, et socialement positionnés du côté des cadres plutôt que des manœuvres ! C’est la grande contradiction de la presse populaire progressiste qui doit donner des outils d’analyse et de critique sociale à des lecteurs qui n’ont pas toujours un bagage théorique très important. Or ce travail de vulgarisation, au bon sens du terme, est difficile et peu gratifiant. Il faut aussi se « coltiner » au sens commun populaire qui ne va pas toujours dans le sens de l’émancipation collective…Une grande partie des classes populaires ne sont pas et n’ont jamais été de gauche. C’est le deuxième obstacle. Pour beaucoup, devenir « petit patron » est le meilleur moyen de s’élever socialement, d’autres sont convaincus qu’il faut des (grands) patrons pour qu’il y ait des ouvriers et ils vont avant tout rechercher le « bon maître ». Nous payons là des décennies de reflux des idées socialistes, conjuguées à une trahison constante et répétée de la social-démocratie devenue sociale-libérale. Avec l’éditeur, la discussion a été rude pour savoir s’il fallait mettre le mot « gauche » dans le titre, tellement ce terme est à géométrie variable et vidé de sa substance. D’ailleurs, le Nouveau Parti anticapitaliste n’a repris de la Ligue communiste révolutionnaire aucun terme qui l’inscrive dans cette histoire de la gauche marxiste révolutionnaire…Bref, il faut sans doute inventer une langue neuve, qui sache réinterpréter et actualiser le marxisme, une langue qui n’ait pas peur d’être « impure » d’un point de vue politique pour accompagner les gens depuis là où ils en sont, vers d’autres horizons.Parmi les facteurs qui rendent difficile aujourd’hui l’émergence d’une presse radicale, ou simplement de gauche, tu évoques peu les logiques économiques, notamment l’appropriation capitaliste des médias, la concentration et la financiarisation, les contraintes marchandes. Est-ce un facteur secondaire ?Non, ce n’est pas un facteur secondaire, mais c’est un facteur déjà bien connu et à juste titre dénoncé par la « critique des médias » que l’on peut lire au Monde diplo, à Acrimed, etc. J’ai plutôt voulu mettre l’accent sur les contradictions internes de beaucoup de militants de gauche ou révolutionnaires qui cherchent à représenter le prolétariat mais sans se donner les moyens de parler cette « langue fraîche » et accessible que réclamait Jules Vallès pour être en phase avec le « peuple ». L’autre grande difficulté est de trouver un modèle économique à peu près viable. Il ne faut pas être puriste et accepter des ressources publicitaires ou des subventions (dans la mesure où il est toujours possible de se fâcher avec les annonceurs ou les institutions). Le modèle « tout payant » de type Mediapart ne marchera pas dans les milieux populaires. Mais quand je dis cela, les dents commencent à grincer, car la publicité est le diable, alors qu’elle fait partie du quotidien populaire et, d’une certaine façon, rassure !Les exemples de médias populaires que tu cites dans le livre sont liés à des moments importants de mobilisation et de politisation au sein des classes populaires. Est-ce que tu penses qu’une presse véritablement populaire (à la fois largement lue et fidèle aux intérêts et aspirations des classes populaires) est possible hors du cadre de grandes luttes ?Le prolétariat se politise en période d’actualité chaude, quand il est question de survie. C’est particulièrement vrai pour le Père Duchesne durant la Révolution, ou Radio Lorraine Cœur d’Acier lors de la casse de la sidérurgie à la fin des années 1970. Pour le Cri du Peuple de Vallès en 1883-84, c’est un peu moins vrai, la période était marquée par la grande vigueur du mouvement ouvrier mais les explosions sociales ont eu lieu un peu plus tard avec le Boulangisme. En « temps ordinaires », une majorité des membres des classes populaires vaque à ses occupations, très absorbés par leur vie familiale ou tout simplement accaparés par des conditions de vie difficiles. Peut-être faut-il néanmoins se préparer à ces moments de cristallisation politique, comme on a pu en voir dans le monde arabe en 2011, ou plus récemment en Grèce avec Syriza et peut-être en Espagne avec Podemos. Aujourd’hui en France, on assiste plutôt à une sorte de « colère froide » d’une grande partie de la population qui s’exprime dans le vote Le Pen et non dans la lutte pour une société véritablement socialiste, égalitaire et émancipatrice.Autre point : il me semble qu’il faut ancrer ces médias dans des territoires précis, au plus près de la vie vécue des gens. Parfois, le cadre national ne me semble plus pertinent pour discuter des nouveaux projets de société ou simplement faire valoir ses droits. Les milieux populaires vivent souvent dans des cantons d’existence relativement restreints et tout se décide en Europe. D’où ce sentiment croissant de dépossession, d’absence de prise sur son propre destin.Tu évoques à plusieurs reprises ­Lénine et l’attention que celui-ci portait à la question de la presse. Qu’est-ce qui te semble encore valide dans cet héritage politique ?Lénine a beaucoup réfléchi sur le lien entre la presse ouvrière et la conduite de la révolution. Contrairement à Nadiéjdine qui voulait privilégier l’organisation de groupes locaux pour ensuite produire un discours médiatique au plan national, il tenait le journal révolutionnaire (Iskra) comme un puissant facteur de la prise de consciences des intérêts de la classe ouvrière. L’articulation entre auto-organisation et discours organisateur centralisé est bien sûr dialectique, ce que j’ai tenté de montrer à travers la figure du « média-meneur » : celui-ci cristallise les attentes implicites de la foule et, en produisant une parole nouvelle, permet la reconnaissance entre ses membres jusqu’alors dé-liés, ce qui met en mouvement le groupe. Il ne faut pas négliger la force de la parole, mais contrairement au temps de Lénine, elle n’est plus le privilège exclusif de « l’avant-garde éclairée du prolétariat ». Les exigences de participation « citoyenne » à la définition de la parole mobilisatrice sont aujourd’hui bien réelles, et il faut sans doute remettre un peu d’esprit libertaire dans le socialisme de demain.

Propos recueillis par Ugo Palheta

  • 1. Textuel, 2015, 13,90 euros. Il est également l’auteur de Médias et classes populaires : les usages ordinaires des informations, INA Éditions, 2010 (réédition en poche 2015), 8 euros.