Publié le Mercredi 14 octobre 2020 à 14h55.

Roman graphique : Kent State, de Derf Backderf

Éditions Ça et là, 287 pages, 23 euros. 

Le 4 mai 1970, quatre étudiantEs, âgés de 19 à 20 ans, sont tués et neuf autres gravement blessés sur le campus de Kent State (Ohio). Ils sont abattus à l’arme lourde, par les fusils d’assaut M1 des soldats de la Garde nationale. Le lendemain, des millions d’étudiantEs se mettent en grève et c’est le début de la fin de la guerre du Vietnam et de l’ère Nixon. Depuis Laurel Canyon, en Californie, Neil Young, avec ses compères Crosby, Stills and Nash, compose, dès le 5 mai, « Ohio » l’hymne des militants anti-guerre : « Tin soldiers and Nixon’s coming/We’re finally on our own/This summer I hear the drumming/Four Dead in Ohio […] » (« Nixon et ses soldats de plomb arrivent/Nous avons enfin notre liberté de pensée/Cet été j’entends les tambours/Quatre morts dans l’Ohio […] ».

Plongée dans les États-Unis de la fin des années 1960

50 ans après les événements tragiques de la manifestation de Kent State, l’auteur étatsunien Derf Backderf1 livre le récit historique magistral et poignant qui conduira à la mort de Allison Krause, 19 ans, William Schroeder, 19 ans, Jeffrey Miller, 20 ans et Sandra Schauer, 20 ans.

Plus qu’un roman graphique, Derf Backderf réalise ici un magistral documentaire historique sur les années 1960-1970, la contestation contre la guerre du Vietnam et la société étatsunienne de l’époque. La BD s’ouvre d’ailleurs sur une grève de camionneurs de l’Ohio en 1969 brisée par l’armée sous les yeux angoissés de Derf enfant et de sa mère. Plus que Berkeley ou Oakland, l’université de Kent State est révélatrice de l’explosion universitaire aux USA. Dans cet ex petit campus, niché dans une bourgade agricole, blanche et conservatrice, le nombre d’étudiantEs a été multiplié par dix en dix ans. Alors que le centre-ville reste républicain et « petit-blanc », le campus bigarré est gagné par toutes les tendances de la gauche US de l’époque (« Student for a Democratic Society », « Black Panthers », « Yippies », « Weathermen »). Le portrait du « Che » trône dans toutes les chambres étudiantes en concurrence avec les posters des groupes rock californiens. Le maire républicain de la ville est violemment hostile aux jeunes tandis que le gouvernement de l’État n’y voit que de la racaille communiste qui a réussi à interrompre le meeting de Nixon en ville.

On découvre avec effarement le dispositif de répression de l’époque (vérifié et quantifié par des sources officielles). La police du campus de Kent qui n’opère que sur le campus compte 23 membres, la police du Shérif et du Comté compte 1 075 agents, la police municipale patrouille surtout en dehors, le FBI infiltre largement le campus en concurrence avec le Renseignement militaire tandis que l’armée entretient le ROTC (Corps d’entrainement des officiers de réserve) sur les campus US et à Kent en particulier, et l’armée (Garde nationale). Police et armée partout, avez-vous dit ? Réaction et incompétences surtout, qui débouchent sur une véritable boucherie.

Plongée dans la vie des étudiantEs et des futures victimes

Pour les autorités gouvernementales et locales, les étudiantEs contestataires qui s’opposaient à la guerre du Vietnam étaient forcément guidés depuis l’étranger et, à ce titre, méritaient une répression des plus féroces. Nixon, en poste en 1970, était un virulent anti­communiste adepte de toutes les manipulations et mensonges possibles, alors que les étudiantEs, dans leur grande majorité, comprenaient mal les divergences qui secouaient le mouvement anti­guerre2 (divergences attisées par les centaines d’agents infiltrés du FBI), mais comprenaient très bien que cette guerre allait les concerner très vite, surtout après l’invasion du Cambodge le 29 avril 1970. En brossant le portrait des étudiantEs qui allaient succomber aux balles de la Garde nationale, l’auteur brosse le portrait d’une génération, plus ou moins engagée mais solidaire. La bonne idée scénaristique a été de remonter à l’origine des faits qui ont débouché sur la tragédie, avec un compte à rebours au millimètre dans les deux camps.

Un trait expressif et convaincant

Backderf nous avait habitués à un trait expressif pour ses ouvrages précédents mais, dans le cadre de ce drame, il gagne encore en réalisme et sait marquer les pauses documentaires au bon moment avant de replonger dans l’émotion la plus totale en noir et blanc. Le massacre de l’université de Kent State en 1970 donne l’occasion à Derf Backderf de livrer sa bande dessinée la plus engagée en fustigeant un Oncle Sam aux mains pleines de sang…

  • 1. Derf Backderf est l’auteur de Mon ami Dahmer (révélation 2014 à Angoulême) et de l’autofiction Trashed sur les poubelles de l’Amérique (voir l’Anticapitaliste numéro 310 du 5 novembre 2015).
  • 2. Divergences sur le débat non contradictoire entre la « paix au Vietnam » et le soutien à la révolution indochinoise. Les « Weathermen » proposaient eux de passer à la lutte armée aux USA.