De Colson Whitehead. Albin Michel, « Terres d’Amérique », 416 p., 22,90 euros.
Pour des générations entières de petits Américains, l’« Underground Railroad », nom d’un réseau d’aide aux esclaves fugitifs formé par le mouvement abolitionniste au début du 19e siècle et très actif dans les années 1850, était un authentique chemin de fer souterrain.
C’est du moins ainsi qu’ils se le représentent, raconte Colson Whitehead, qui construit son récit sur l’esclavage autour de cette vision enfantine. Un clin d’œil à son enfance qui, loin de diminuer l’efficacité de la dénonciation, donne force et sensibilité au roman qui a reçu le National Book Award et le prix Pulitzer.
« Chair à capitalisme »
Le livre s’ouvre avec la fuite d’une esclave, Cora. Née dans une plantation de coton en Géorgie, abandonnée enfant par sa mère, elle décide d’échapper à cette condition inhumaine. Elle embarque dans le train souterrain et nous entraîne dans une longue fuite vers les États du Nord, de Caroline du Sud vers la Caroline du Nord, jusqu’au Tennessee puis en Indiana, traquée sans répit par des maîtres violents, eux-mêmes secondés par des chasseurs d’esclaves aussi impitoyables : « Aux champs, sous terre ou dans un grenier, l’Amérique restait sa geôlière ».
Inspiré des récits d’esclaves, le premier chapitre, « Ajarry », du nom de la grand-mère de Cora, décrit l’arrivée de son aïeule aux États-Unis, où elle devient de la « chair à capitalisme ». « Ce chapitre permet de fixer les règles de ce monde et d’intégrer le lexique du corps noir comme une marchandise, explique l’auteur. J’avais besoin d’introduire une image juste de ce qu’était la vie dans une plantation avant de jouer avec l’Histoire. » Une façon aussi de revenir à la naissance de l’Amérique. « Des corps volés qui travaillaient sur une terre volée. C’était une locomotive qui ne s’arrêtait jamais », écrit Whitehead.
Cora finira par saisir cette vérité en étudiant la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Le texte « est comme une carte géographique. On part du principe qu’elle est juste, mais on ne peut en être sûr qu’en allant sur le terrain vérifier par soi-même ». Cette révélation éclaire le sens de son terrible voyage. L’Underground Railroad n’a pas fini sa route vers l’émancipation...
Yvan Lemaître