Publié le Lundi 19 juin 2017 à 10h41.

Sur la mondialisation, les Etats et le « national-libéralisme »

Dans le Manifeste communiste de 1847, on trouve ce passage : « par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays (…) les anciennes industries nationales ont été détruites et le sont encore tous les jours (…) Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit (…) le particularisme et les frontières nationales deviennent de plus en plus impossibles… ». Le capitalisme, de par son développement, saperait donc les bases mêmes des Etats nationaux. Certes, reconnaissent la plupart des marxistes, ces phrases de Marx avaient un caractère prophétique : pendant plus de 100 ans après leur rédaction, les Etats se sont renforcés, les nationalismes se sont déchaînés. Mais avec la mondialisation/globalisation, l’actualité de ce texte deviendrait évidente.

Pour Jean-François Bayart (qui ne se réclame pas du marxisme), en fait, à partir du milieu du 19e siècle se seraient combinées « deux dynamiques habituellement présentés comme contradictoires, alors qu’elles sont en synergie : d’une part, l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale ; de l’autre l’universalisation de l’Etat-nation (…) Contrairement à l’idée reçue, ce que l’on nomme la "globalisation", ou la "mondialisation", configure l’Etat, plutôt qu’elle ne le sape. ».

 

La mondialisation ne sape pas les Etats

Analyser la mondialisation suppose de tenir compte de la diversité des champs (finance, économie, idéologie, arts, etc.) dans lesquels elles s’exercent de façon inégale et diversifiée. Pour l’auteur, l’intégration mondiale du capitalisme procède moins de la libéralisation des échanges marchands entre les Etats que de la gestion du commerce mondial par les grandes firmes (entre leurs filiales ou par le biais de la sous-traitance).

J.-F. Bayart montre comment, aux 19e et 20e siècles, notamment en Europe et dans les pays autour de la Méditerranée, se sont constitués des « Etats-nations centralisés et promouvant de gré ou de force l’unité culturelle, quitte à recourir si besoin à la purification ethnique. » Et de rappeler les multiples épisodes, dont certains encore en cours, d’expulsion, là des musulmans, là des juifs, là des chrétiens, là encore des populations de même religion mais de « nation » différente. Par ailleurs, avec dans la période la plus récente le terrorisme pour justification, « la globalisation se traduit par l’universalisation d’un Etat-nation sécuritaire, d’un Etat de sécurité nationale, d’un absolutisme numérique qui n’a plus de démocratique que les oripeaux ». Envisagé dans toutes ses dimensions, le monde globalisé ne saurait être considéré, selon l’auteur, comme l’apothéose du marché au détriment de l’Etat.

L’auteur propose le concept de « national-libéralisme » pour caractériser le cadre dans lequel agissent une large part des acteurs politiques et sociaux dominants, quelles que soient leurs différences idéologiques. Ils se réclament à la fois de l’économie globale et de la souveraineté nationale et essaient de masquer la contradiction par des discours musclés. « Le national-libéralisme condamne au mensonge d’Etat, à la prestidigitation politique (…) Il est toujours un moment où l’illusionniste, à force de jouer avec le lapin national et le renard capitaliste, dévoile ses ficelles et déçoit son public ». C’est le destin qui attend inévitablement Donald Trump, souligne-t-il.

 

Des dérives sécuritaires généralisées

Le livre contient une critique acérée des dérives sécuritaires des Etats occidentaux, à la fois inefficaces (vis-à-vis du terrorisme) et cyniques et inhumaines (face aux migrants et réfugiés). Il dénonce aussi les impasses auxquelles ont conduit différentes facettes de la politique américaine et des Etats européens (dont la France) : appui inconditionnel à la politique israélienne, liaisons étroites avec les pétromonarchies du Moyen-Orient, soutien à des régimes autoritaires au nom de la lutte contre l’islamisme, aventures militaires en Afghanistan, Irak et Lybie, interventions françaises en Afrique.

Pour l’auteur, « en France notamment, l’islam s’est mué en nouvel ennemi de l’intérieur, en remplacement du communisme défunt ». A l’est de l’Union européenne, des gouvernements tendent à lier indissolublement christianisme et citoyenneté. Et un peu partout, sévissent des partis identitaires suffisamment forts pour modeler la politique à l’égard des réfugiés.

L’ouvrage est touffu et, d’un paragraphe à l’autre, on peut passer d’un accord total à une interrogation ou un constat de complète divergence. Jean-François Bayart souligne que l’objectif de son livre est avant tout de relancer une réflexion. Il y réussit et fournit en tout cas une occasion de revenir sur la question, sans doute plus complexe que ne l’envisageait Marx en son temps, de la relation entre internationalisation du capital et Etats nationaux.

Henri Wilno