Publié le Dimanche 31 juillet 2011 à 22h22.

Take care... and don’t control !

En 1964, John Lennon adresse du haut de Buckingham Palace un salut nazi à la foule venue l’acclamer. Les Stones, Lou Reed... D’autres « bad boys » joueront la provocation à grand renfort d’imagerie fasciste, amenant peu à peu à une question inattendue : de non-conformisme bien dans les clous version Metallica en contestation bien pensante à la U2, la « musique du diable » ainsi que la qualifient les tenants de l’ordre moral ne se serait-elle pas pris les pieds dans les jacks pour finalement accueillir des fafs dans son line-up ?

Amplis Maréchal...Nous voilà !

Avec la fin des Trente Glorieuses, le rock associé jusque-là à la jeunesse et à la révolte et hâtivement rangé parmi les pavés brandis par Marx ou Bakounine, va découvrir qu’il peut également être l’instrument de la réaction. Après les propos pitoyables d’un Clapton1, les punks, entre révolte, décadence et ultime éclat de rire nihiliste, sortent les svastikas et proclament que l’Angleterre se fout le doigt dans l’œil. No future ? Des prolos issus de ces mêmes rangs ont pourtant des solutions à proposer :Skrewdriver naît ainsi dans sa version faf en 1979 et son célèbre leader, Ian Stuart, revendique clairement son appartenance à l’extrême droite. Finie la rigolade : le National Front fait main basse sur le mouvement skinhead, qui n’est pas réductible à sa composante d’extrême droite, et tente de récupérer une partie de la jeunesse blanche frappée par la crise. En 1987, est créé le réseau de promotion et de distribution Blood & Honour, fer de lance d’une internationale nazi-skin qui essaimera à travers l’Europe et l’Amérique du Nord.

Très lointains avatars de cette démarche, les militants du Rock identitaire français vont également chercher dans les années 1990 à instrumentaliser le rock, quel qu’en soit le style, pour propager leurs idées. Confinée dans la marginalité, cette tentative d’imposer une hégémonie culturelle réactionnaire est un échec.

Les doigts tendus du mouvement punk ont cependant rapidement été digérés par l’industrie du disque et de la sape, bref par le capitalisme qu’il entendait contester. Bien que plus confidentiel, un autre courant va au même moment s’emparer lui aussi de l’arme de la provocation.

La scène indus’ (pour musique industrielle) - à laquelle nous associerons ici un courant dont les acteurs lui sont proches, le dark folk - joue avec les symboles politiques les plus sulfureux en répondant à une esthétique de la violence et de la cruauté. Il engendre des controverses liées à sa proximité réelle ou supposée avec l’idéologie nationale révolutionnaire. Elle porterait ainsi implicitement le projet d’une distillation de thèses fascistes par le biais de sa musique et des symboles affichés. Deux groupes en particulier illustrent cette cabale : les anglais de Death in June et les slovènes de Laïbach, incarnations de leur vision du totalitarisme. De l’Ouest pour l’un, de l’Est pour l’autre. Ces formes d’exposition de la part la plus sombre de notre chère « vieille Europe » conduiraient-elles à vouloir épouser une idéologie politique affiliée à ces imaginaires ? Représentent-elles un réel danger politique pour la société ou, au contraire, les performances de ces groupes ne seraient-elles pas autant de catharsis de cette propension qu’a l’humanité à se délecter du spectacle de sa propre mise à mort ?

« Extreme conditions demand extreme responses ! »

Avant de jeter DIJ ou Laibach en pâture à la vindict politico-morale, la scène industrielle a une histoire qui ne peut se réduire à une évocation des régimes nazis ou staliniens au travers de ses emblèmes ou insignes. Au totalitarisme de la culture dominante, l’industriel a d’abord su répondre par un art total fait de performances mêlant l’image (projection de vidéos et effets stroboscopiques agressifs) et le son (saturé et antimélodique ou harmonique). Eh oui, ça fait mal…

En 1976, le collectif d’artistes Throbbing Gristle crée le label musical Industrial Records en choisissant comme logo la cheminée du camp d’Auschwitz, part la plus sombre de l’industrie... Le label2 a pour but de publier les enregistrements très expérimentaux du groupe et d’accueillir des artistes à la marge de l’industrie musicale. Il cherche à renouer avec l’idée de contre-culture en infiltrant le monde du rock, qui l’a, selon lui, perdue du fait de sa soumission aux contraintes économiques.

Leur dada ? Montrer de manière excessive tout ce que la « culture » ne montre pas, tous les tabous de notre société : tortures, sectes, guerres, techniques de lavage de cerveau, meurtres atroces, perversions sexuelles, pornographie insolite… Et ça c’est seulement pour les matinées enfantines !

TG ouvre ainsi un espace de liberté créatrice collective dont vont s’inspirer de nombreux groupes comme Cabaret Voltaire3 ou SPK4.

Ce qu’il y a de plus révolutionnaire quand on pense à ce qu’est traditionnellement un concert, c’est ce détournement de l’attention dirigée non plus vers les artistes et la scène mais vers le public en l’inondant de lumières stroboscopiques agressives et de sons qui le sont tout autant, le poussant à agir ou réagir en conséquence, y compris contre les artistes eux-mêmes.

Le groupe Test Dept donne « au spectateur » à ressentir – et donc à penser - le principe d’aliénation par le travail. La mise en scène des performances illustre en actes cette exploitation physique par une mise en abîme de l’usage de la force physique (aucun instrument amplifié : seulement cuivre et percussion). Il utilise le corps comme moyen d’expression pour transmettre l’énergie de la colère due à l’exploitation. Politisé, le groupe crée des œuvres collectives aux accents épiques et dont les textes s’inspirent directement des tracts et manifestes des ouvriers anglais. Le chœur de cette tragédie est en lien plus qu’étroit avec l’exploitation puisqu’il est interprété par le Striking Miners’ Choir, constitué à l’occasion des grèves de mineurs britanniques durant l’ère Thatcher5.

Telle est la force de cet art subversif qui ne se veut en aucun cas didactique. En se séparant radicalement des réalités « sociales et naturelles », les performances cathartiques de Test Dept témoignent que le monde lui-même doit devenir autre chose. Ainsi, le jeune camarade ouvriériste n’est plus obligé d’aller se faire volontairement exploiter à l’usine, à la SNCF ou à la poste pour ressentir le tourment de l’aliénation par le travail ! Il écoute Test Dept trois fois par jour avant les repas ; comme ça il a en plus la souffrance de cette faim tenaillant le pauvre estomac atrophié du laborieux prolétaire ! C’est pas une bonne nouvelle ça ?

 

Industrial music for fascist people ?

Ce qui est vrai pour Test Dept l’est aussi pour son héritier direct. Bras armé musicalo-épique de la Neue Slovenische Kunst, Laïbach utilise des uniformes, un style esthétique totalitaire et également une influence wagnérienne dans sa musique. Le groupe détourne des standards de variété ou de rock pour en montrer l’ambiguïté : la reprise de One vision de Queen se transforme en un doucereux Geburt einer Nation… Laibach s’amuse à révéler le contenu idéologique et implicitement totalitaire de ces chansons et le compare ironiquement à des marches militaires. En cela le groupe expose magnifiquement ce qu’avait également illustré le film The Wall d’Alan Parker : la mise en scène d’un concert rock n’a fondamentalement pas de vraie différence avec la mise en scène des meetings de Nuremberg... Néanmoins, l’opprobre fut en son temps jetée par la folklorique Mano Negra qui pointait une montée de l’extrême droite en Europe par la seule existence de groupes comme Laibach cité en exemple. Il faut avouer que même si on n’apprécie pas l’indus’, cette condamnation nous pousse à nous intéresser de plus près à la production de ces joyeux Slovènes.

Death in June ou « le nazisme près de chez vous » est nettement influencé à ses débuts par les post-punks de Joy Division. DIJ inonde ses productions de symboles empruntés au régime nazi mais aussi à la mythologie nordique. Une variation de la Totenkopf (tête de mort SS) sert ainsi d’emblème au groupe. Les textes abondent de références à des événements liés à la Seconde Guerre mondiale et à l’imaginaire nazi comme antimodèle.

 

Ce déballage d’accessoires ne risque-t-il pas de faire office de point de ralliement pour l’extrême droite, la « vraie » ? En clair, dans le doute et pour ne pas prendre de risques, faut-il interdire la tenue de leurs concerts ? Ce serait bien dommage puisque DIJ et Laibach interrogent explicitement et en connaissance de cause notre fascination pour le spectacle de notre propre mise à mort et ainsi notre propension à nous délecter collectivement de la représentation de la mise à mort de l’humanité. Le message générique peut se résumer en une formule simple : le pire n’est ni derrière nous, ni devant… Il est présent. On aurait tort de se priver d’un tel message. Même si 30 ans après la naissance de ces groupes, le recours aux symboles sulfureux peut s’apparenter à une marque de fabrique. Malédiction de la rockstar…

En suscitant ainsi la controverse, les provocations de l’indus’ nous imposent au contraire de penser la question du fascisme et du totalitarisme au présent et non muséifié dans un passé du milieu du XXe siècle…

Priver DIJ ou Laïbach de représentation publique sous prétexte que l’effet recherché serait leur adhésion au totalitarisme est un non-sens pour des révolutionnaires doublé d’un formidable péché de paresse intellectuelle.

Car il ne s’agit pas seulement d’une exposition du « musée des horreurs de l’humanité » mais plutôt d’une volonté ferme de mettre en lumière ces penchants fascinants des sociétés humaines pour la destruction et l’asservissement de leurs contemporains en général.

Et si ces atrocités et perversions demeurent incomprises, c’est qu’elles ne font, en réalité, l’objet d’aucun débat public - et donc politique - serein.

En ce sens, l’underground tendance industriel ne demande pas la permission et politise l’art, ce qui ne consiste pas en une « évangélisation des masses » qui viserait à dire le bien du mal et à n’en permettre qu’une réception passive. Il ne s’agit pas non plus d’apporter la bonne parole critique de la libération du prolétariat comme le fait par ailleurs fort bien la Compagnie Jolie Môme.

Et à l’inverse, la solution de l’esthétisation du politique déclarant « la grève générale est belle ! », qui rappelle le slogan du futuriste italien Marinetti (« La guerre est belle »), ne s’accorde pas exactement avec le projet politique du progressisme…

C’est là que la « culture » en son sens le plus politique prend toute son importance. Le rôle de la culture est de faire en sorte que les spectateurs-acteurs s’approprient les outils leur permettant de s’émanciper collectivement de l’impact politique de la reproduction (et donc de la répétition) des images, sons, textes, et de pouvoir s’en distancier.

Alors, le jeune ouvriériste ne se met plus à dire que Test Dept c’est bien parce que c’est « de gauche ». Il n’a plus peur de Laibach ou Death in June parce qu’il s’interroge : « Ne sont-ils pas des agents nous donnant à sentir (puis réfléchir ?) nos contradictions les plus intimes ainsi que celles plus globale de notre société, dont nous restons les acteurs ? »

Sûr, pour cela, ils ne font pas dans le sourire et la caresse…

Mais comme le dit si bien le poète-philosophe et haltérophile de la pensée, Lemmy, le chanteur-bassiste de Motörhead : « Le rock est méchant. C’est une vieille ordure qui attrape ta petite sœur et qui l’emmène6… ». Get it ?!

 

Eliane Berthier & Raoul Guerra

1.Lors d’un concert à Birmingham en 1976, Clapton demande aux « étrangers » présents dans la salle de lever la main puis les « invite » à quitter la salle mais surtout le pays pour permettre à la Grande-Bretagne de rester blanche !

2.Le label va donner son nom à la musique industrielle.

3.«L’éducation nous enseigne que l’homme vit pour travailler, or il n’y a plus de boulot, de quoi donner une génération de psychotiques» constate Mallinder. Pour Adorno la dissonance se comprend par le fait que d’après le stade des forces productives, la terre pourrait être hic et nunc le paradis tout en se conjuguant avec la possibilité imminente et de la catastrophe totale.

4. Socialistisches Patienten Kollektiv fait référence à un groupe d’Allemagne de l’Ouest qui, inspirés par les terroristes de la bande Baader-Meinhof, tentèrent de se constituer en groupuscule terroriste.

5. L’album Shoulder to Shoulder (1984) est emblématique de cette période. 6.Extrait de «Nationalisme: les dérives du Rock», V.Lumbroso, 1993