Publié le Mercredi 17 mars 2021 à 13h55.

Un pays à l’aube, de Dennis Lehane

Dennis Lehane, interviewé en 2015, expliquait : « Quand j’ai commencé à rédiger Un pays à l’aube, je voulais me pencher sur cette période [1918-1920], et notamment sur les premiers mouvements syndicaux à Boston. Après cela, le livre m’a échappé... » Et c’est le moins que l’on puisse dire.

Roman-fleuve et volcanique

Lorsqu’un volcan explose, des torrents de lave s’échappent dans tous les sens ou non, fusionnent entre eux ou non, écrasent tout sur leur passage et donnent naissance à un monde nouveau, social ou non. Tel est le sujet de ce roman. Dennis Lehane est un auteur connu, deux de ses romans (Mystic River et Shutter Island) ont été adaptés avec succès au cinéma1. Les studios Warner ont acquis depuis longtemps les droits pour ce Pays à l’aube2 mais, à notre connaissance, n’ont pas encore vraiment trouvé un réalisateur de la trempe de Sergio Leone ou Scorsese pour se confronter à ce roman-fleuve.

Du mouvement ouvrier révolutionnaire naissant aux débuts du sinistre Edgar Hoover (FBI) en passant par l’émergence de la conscience noire et… le base-ball : tel est le voyage dans lequel nous entraîne Un pays à l’aube.

À la fin de la Première Guerre mondiale, les États-Unis et la ville de Boston sont à un tournant. L’épidémie de grippe frappe. Elle touche surtout violemment les soldats de retour et les quartiers populaires surpeuplés, mais n’épargne pas totalement les plus riches. Un Covid-19 multiplié par 10 en quelque sorte. De retour d’Europe, les soldats entendent retrouver leurs emplois souvent occupés par des Noirs en leur absence. L’économie est ébranlée, le pays est endetté et l’inflation fait des ravages. La vie devient de plus en plus difficile pour les classes pauvres, en particulier dans les villes. Les luttes syndicales se développent ainsi que les groupes anarchistes et bolcheviques, et les premiers mouvements de défense de la cause noire. La bourgeoisie ancienne ou nouvelle (irlandaise principalement) a peur.

Le roman s’ouvre par une rencontre, symbolique de l’ère nouvelle mais accidentelle, suite à un accident ferroviaire, entre une équipe professionnelle blanche de base-ball et des amateurs noirs. La vedette Babe Ruth (issu d’un orphelinat) est directement confronté aux talents de jeunes noirs dont un autre protagoniste du roman, Luther Laurence. Nous sommes en 1918, peut-être pas dans le sud profond mais les blancs ne peuvent pas perdre contre des noirs. Luther en restera écœuré mais Babe Ruth, complice de la tricherie, en restera lui aussi profondément perturbé.

Vive la grève générale de la police !

Pendant ce temps, Danny Coughlin, jeune agent de police de Boston issu d’une famille de chefs policiers, rescapé d’un attentat à la bombe – et de la grippe – est chargé d’infiltrer les milieux « bolcheviks » alors qu’il est lui-même gagné par la fièvre égalitariste et révolutionnaire qui touche la ville et le pays.

La géographie des trois torrents de lave est posée, ils ont des origines et de nombreuses ramifications (famille, amour, mafia, partis et syndicats) tandis que la grande bourgeoisie commence vraiment à s’organiser pour lutter contre le complot judéo-bolchevique3, en fait la lutte pour la justice et l’égalité. Elle fonde la police fédérale centrale avec un jeune prometteur à sa tête Edgar Hoover. Ce dernier va jouer, avec un certain succès, la politique de la terre brulée.

Le roman nous donne l’occasion de nous plonger dans les quartiers immigrés peuplés d’italienEs ou de russes « Lett » et de militants influencés par les anarchistes ou par les dirigeants de la révolution russe. Lénine et Trotski, mais aussi Emma Goldman, sont plus ou moins « idolâtrés » tandis que les militants US Jack (John) Reed ou Louis Fraina sont bien présents. L’AFL (American Federation of Labor) se renforce mais commence déjà à trahir. Etc.

La famille aisée et d’origine immigrée de Coughlin explose dans les contradictions sociales, religieuses et amoureuses. Luther se trouve constamment entre chute et rédemption grâce à l’émergence de la conscience noire. Babe Ruth, le joueur de base-ball, est lui aussi aspiré par les mouvements de société entre un capitalisme sauvage qui ravage l’environnement de la ville et la lutte des ouvriers.

Un roman initialement prévu pour être noir ou policier se doit d’avoir un fil conducteur. L’inéluctable grève de la police joue ce rôle tel le volcan dont l’éruption est annoncée. Mais le rythme avant l’explosion finale ne faiblira pas un seul moment, quels que soient les sujets ou les contextes abordés. Quand on referme le livre, on pense inévitablement au Steinbeck des Raisins de la colère ou au Vassili Grossman de Vie et destin.

C’est peu dire qu’il faut lire ce livre avant que Hollywood ne lui trouve un réalisateur. Vous pardonnerez à l’auteur de nous traiter (enfin les bolcheviques américains) de bavards incorrigibles mais Trotski l’avait fait avant lui dans Ma vie !

  • 1. Mystic River a été adapté par Clint Eastwood et Shutter Island par Martin Scorsese. Deux chefs-d’œuvre cinématographiques à redécouvrir avant que notre volcan post-confinement/pandémie n’explose.
  • 2. Paru en 2009 aux USA sous le titre The Given Day.
  • 3. Sic. Et l’islamo-gauchisme n’existait pas encore, quoique…