Publié le Mardi 14 janvier 2014 à 07h18.

Une contribution à la pensée marxiste de l’art

Le dernier ouvrage de la philosophe Isabelle Garo, L’Or des images, est une contribution de première importance à la pensée marxiste de l’art. L’auteure, qui co-anime la revue Contretemps ainsi que le séminaire « Marx au XXIe siècle », poursuit ici son travail de relecture de Marx et des traditions marxistes à la lumière des débats et des enjeux politiques contemporains – comme dans ses précédents livres Foucault, Deleuze, Althusser & Marx (2011, Editions Démopolis) ou Marx et l’invention historique (2012, Syllepse).

L’Or des images tranche dans la conjoncture. Il ne s’enferme pas, comme tant d’ouvrages « d’art », dans la théorisation des goûts de l’auteure et si Garo s’appuie sur de nombreuses œuvres (arts plastiques, performances, cinéma), elle ne le fait jamais en « esthète », mais dans le souci d’en révéler les enjeux, leur puissance de subversion ou de comprendre comment les contradictions économiques, historiques, sociales et politiques s’y manifestent. Plus encore, L’Or des images se refuse à n’envisager l’art qu’à partir de lui-même, comme un segment autonome de la réalité, à laquelle rien ne le relierait. Constamment, Garo propose de l’analyser en le rapportant à la totalité sociale.

C’est ainsi une histoire de l’art et de ses rapports avec le capitalisme, sur plusieurs siècles, qui est proposée tout autant qu’une approche originale de la critique marxiste de l’économie politique. Cette appréhension du temps long de l’histoire est ponctuée d’études d’œuvres picturales, plastiques, cinématographiques. Ce travail, dense et précis, outre ses incontestables perspectives théoriques, s’avère être, aussi, un véritable ouvrage de pensée politique (au sens où la politique est « ce mouvement qui abolit l’état présent en partant de lui et en s’appuyant sur ses contradictions constitutives », p.191). Car le retour sur l’histoire de l’art, sur ses mutations et ses liens, ambivalents et contradictoires avec le capitalisme, permet de percevoir les dynamiques de l’un et de l’autre, de préciser les enjeux et de concevoir, à travers et dans le champ de l’art, les tâches de l’heure.

L’Or des images propose d’aborder l’art en tant que pratique sociale, inscrite dans l’histoire, à la lumière de la « critique de l’économie politique » qui « désigne et résume l’apport propre de Marx : un savoir du capitalisme qui inclut le projet de sa transformation révolutionnaire et, réciproquement, un projet révolutionnaire qui se noue aux savoirs et à un processus d’émancipation individuelle et collective qui est son but en même temps que sa condition » (p. 11). On ne saurait mieux décrire l’ambition de cet ouvrage qui fait de la connaissance fine du capitalisme un appui pour sa contestation effective et, simultanément, des résistances (ici artistiques) des outils de compréhension pour sa transformation radicale.

 

Marx sur la question artistique

Le livre, impossible à résumer tant il comprend d’analyses et brasse d’éléments, est composé en trois mouvements. La première partie interroge un point rarement étudié des écrits de Marx : ses remarques dispersées et non systématisées sur la question artistique. Sa position est singulière : il ne participe pas de la « critique esthétique », il ne vient pas déterminer ce que doivent montrer les œuvres ni même comment elles devraient le faire – le « réalisme socialiste » ou, plus largement, les prescriptions énoncées par des partis ou des Etats aux artistes sont, il faut le rappeler, au plus loin des enjeux des écrits de Marx.

L’art retient son attention, principalement, en sa qualité d’activité sociale spécifique ; il est un « cas » particulier du travail, et il en permet une intelligence approfondie. Comme toute activité, il est, d’une part, saisi dans les contradictions du mode capitaliste de production mais il se révèle, d’autre part et simultanément, incarner comme une « préfiguration concrète » (p. 17) de l’émancipation humaine. La proposition est importante car elle permet de rompre avec deux conceptions convenues et schématiques de la pratique artistique : elle n’est pas l’« émancipation pure et absolue » que défendent certains, à distance de la vie sociale, enclave déjà libérée dans une société aliénée, mais elle n’est pas plus réductible à la base économique et sociale sur laquelle d’autres tentent de la rabattre.

L’art est alors envisagé par Marx comme une « pratique sociale qui subit l’aliénation tout en frayant les voies de son abolition. [Il] semble être à la fois déterminé et autonome, aliéné et libérateur, écho des contradictions du réel et ferment révolutionnaire de leur dépassement » (p. 34). C’est d’ailleurs là un des plus manifestes et stimulants apports de L’Or des images que de refuser, grâce à une approche marxiste, les postures simplistes, binaires, fixes, immobilisantes et d’envisager toute chose du point de sa dynamique contradictoire.

A ce titre, cet ouvrage est un grand livre de dialectique appliquée et, par là, riche de perspectives politiques pour le présent. Car si Garo prouve combien la pensée de Marx sur l’activité artistique peut être productive dans les débats qui animent le monde de l’art, elle permet aussi de mesurer son apport, plus général, à la question du travail et à la perspective communiste :  l’émancipation du travail et du travailleur peut s’appuyer sur certaines de ses formes partiellement ou potentiellement désaliénées, et qui sont surtout porteuses, en tant que telles d’une critique en acte de l’aliénation » (p. 42).

 

L’art et la richesse

Par la suite, dans le cœur de l’ouvrage, Garo s’emploie à repérer, à partir de plusieurs étapes (icône byzantine, la peinture flamande puis au sein même du capitalisme « établi » avec les travaux, entre autres, de Warhol, Haacke, Sierra, mais aussi des films de fiction ou documentaires comme chez Wenders ou Collard), les liens entretenus entre l’art et la richesse (l’argent, l’or, la monnaie, la marchandise…). Son étude frappe par l’étendue des références mobilisées et par le souci constant des œuvres qui ne sont jamais, ici, des prétextes pour la démonstration mais les révélateurs et les mises à l’épreuve de la pensée.

L’hypothèse de l’auteure est que la représentation de la richesse (même si elle ne concerne, au final, qu’un pan réduit de l’art), est une entrée consistante pour considérer de façon plus générique les rapports de l’art avec le capitalisme : comment ce dernier « construit » l’art, ses processus de marchandisation, mais aussi les tactiques et les stratégies qui y résistent. Ou plus précisément : comment des tableaux, des installations, des films saisissent le monde tout autant qu’ils réfléchissent à comment ils sont saisis par lui et, par là, à la place qu’ils y occupent (ou pourraient y occuper). On retrouve, en filigrane, une forte réflexion sur la fécondité de la catégorie de « représentation » dont Garo avait, notamment dans Marx, une critique de la philosophie (chez Points Essais), fait apparaître toute l’importance dans et pour la pensée de Marx – tout autant qu’une méditation sur la puissance des images et de leurs usages.

L’Or des images propose ainsi une histoire de l’art constamment à l’affût des contradictions singulières de chaque période, des capacités créatrices et destructrices du capitalisme et des formes propres que prend l’art, en retour, par contamination, par anticipation, par contradiction, par confrontation, etc. Ce long travail tisse une analyse historicisée du capitalisme à des œuvres ou des courants qui se sont emparés dans leurs représentations de ses manifestations ou qui se sont expliqués avec lui. Celles-ci ne sont pas nécessairement critiques (Garo travaille ainsi sur des représentations fascinées par ce qu’elles sont supposées dénoncer) mais elles sont autant d’indices des mutations du Capital, d’entrées dans la compréhension des rapports qu’il impose et des formes multiples qu’il produit ou qui s’y opposent.

 

Permanences et résistances

Le troisième mouvement de l’ouvrage s’attache à la période contemporaine. Il s’agit, là encore, de venir complexifier le partage binaire et sans reste entre, d’un côté, les « œuvres pures », supposément délivrées des rapports sociaux existants (le mythe de l’artiste établi dans le ciel étoilé des idées et du Beau) et, de l’autre, les œuvres corrompues par l’industrie culturelle, intégralement colonisées par la logique du marché. Garo propose d’étudier concrètement les modalités d’absorption de la création par le capitalisme, les phénomènes neufs ou inédits, les permanences mais aussi, loin de tous les discours définitifs (et défaitistes), les résistances qui se font jour et, plus encore, les contradictions qui organisent désormais ce champ. Ce qui s’avère l’occasion, pour l’auteure, d’une réfutation ferme, par exemple, des théories du « capitalisme cognitif ».

La conclusion de l’ouvrage, « Un nouvel art engagé ? », réfléchit à la possibilité d’un art critique qui saurait maintenir vive sa puissance émancipante, dans les conséquences de la défaite politique et sociale qui est la nôtre, au cœur des contradictions singulières de la crise et des potentialités qu’elle recèle.

L’Or des images réactive ainsi heureusement la fécondité d’une approche marxiste de l’art tout autant qu’il souligne combien l’art, sa pratique et sa pensée, peuvent être de précieuses entrées pour saisir de possibles politiques anticapitalistes, inscrites dans l’histoire réelle des dynamiques contradictoires du capitalisme.

Olivier Neveux