Entretien. L’ancien foyer Sainte-Marie, en plein cœur de Rouen, doté d’un vaste domaine historique et d’un parc, était occupé depuis plus de sept mois face aux projet de Sedelka, un promoteur immobilier aux pratiques douteuses, qui veut bétonner tout ça pour faire de l’immobilier de luxe. Quelques jours après l’intervention policière du 11 janvier 2022 qui a chassé les occupantEs, interview de Philomène, Adama, Jonathan et Deli…
Que faut-il retenir de ces sept mois d’occupation des Jardins joyeux ?
Philomène : Le but premier de l’occupation des Jardins joyeux, qui a commencé le 13 juin de l’an passé, c’était la sauvegarde des 4 000 mètres carrés de jardins de ce lieu historique de 8 000 mètres carrés. On avait la volonté d’en faire un potager en plein cœur de ville, pour la résilience alimentaire. Et après, c’est le lieu qui a amené tout ça, un projet social, culturel, d’accueil de personnes migrantes ou précaires, l’organisation de concerts, de temps politiques de discussion, notamment des films sur l’écologie.
Jonathan : Moi je suis entré dans le lieu suite à une occupation dans la même rue. J’étais en demande de logement social, et donc j’ai participé à l’occupation. J’étais pas le seul dans cette situation, et donc un projet écologique est né, avec beaucoup de gens en galère qui ont pu s’aider. Il y a eu des scènes ouvertes, des jardins partagés avec les résidentEs du quartier. D’ailleurs après l’intervention des flics, sur les réseaux sociaux, on a vu pas mal d’habitantEs du quartier qui disait que ça leur faisait mal au cœur, que ça donnait une âme au quartier.
Adama : J’ai pas grand-chose à dire tellement c’est triste l’intervention des flics. Quand je suis arrivé aux Jardins joyeux, mon problème c’était d’avoir un logement vu ma situation. J’ai rencontré beaucoup de jeunes compétents qui avaient des projets. Alors j’ai voulu participer avec mon projet pour la couture, donner des cours de couture à ceux et celles qui sont intéressés. C’était un super lieu, qui a pris beaucoup de gens qui vivaient dans la difficulté, qui n’avaient pas de logement. Des migrantEs, des Européens dans la misère. Beaucoup de choses sympas. C’est triste qu’ils soient venus nous expulser.
Jonathan : Il ne faut pas oublier que c’était un lieu ouvert au public de 7 h à 19 h, tous les jours, avec des visites des riverains, des explications sur le projet du promoteur, sur le contre-projet que nous avons monté avec une vingtaine d’associations. Une vie en collectivité qui s’organisait au jour le jour avec un espace cuisine, un espace repas, un espace bibliothèque. Une vie qui a été mise en place, avec chaque jour ses évolutions.
Philomène : En été, les premiers mois, on a été très assidus avec des réunions régulières entre les 30 occupantEs. On avait une AG tous les 15 jours, avec les habitantEs, les soutiens proches, il y a eu aussi des réunions avec les riverains. L’hiver, c’est clair, ça a été plus compliqué. On a aussi eu quelques réunions difficiles. Sur la justice au sein de notre collectif. Comment gérer avec les habitantEs des comportements d’amis qu’on n’aurait pas acceptés en dehors. Comme des comportements homophobes, transphobes ou violents. On a meublé le lieu avec des meubles récupérés dans la rue, ou des gens qui déménagent, qui ont fait des dons. On a aussi récupéré des vêtements, et on a ouvert un free shop de fringues.
Alors les 1 %, les gens d’en face, ceux que la police est venue défendre en vous expulsant au petit matin, ils avaient quoi comme projet pour ce lieu ?
Jonathan : On peut résumer : dénaturaliser pour bétonaliser ! Voilà. Même si pour se donner bonne conscience, Sedelka, le promoteur immobilier qui a racheté le bâtiment, se vantait de vouloir planter 40 arbres, pour se racheter de détruire 4 000 m2 de jardins ! À Rouen ou à Caen, il ne faut pas oublier que les projets de Sedelka ne passent pas. Parce que c’est à chaque fois dénaturaliser pour mettre du béton à la place, pour des projets immobiliers haut de gamme. Même pour récupérer des poules, ils n’ont pas voulu nous laisser rentrer, après l’expulsion.
Adama : Moi je n’ai même pas pu récupérer mes affaires !
Deli : Oui, on a demandé à Sedelka de récupérer nos affaires. On a retrouvé des bennes entières de matériel, jeté devant les jardins comme des ordures. Tout ça pour construire 127 logements, surtout des logements de luxe et de haut standing, et 21 logements sociaux, l’obligation légale. Ils veulent rénover la partie noble, pour eux, le bâtiment le plus ancien du 16e siècle, pour abriter les logements les plus luxueux. Et abattre toute une aile, qu’ils considèrent comme dangereuse et sans intérêt patrimonial, mais qui est en fait très belle, avec des constructions en brique, en fer forgé et pans en bois. Un bâtiment hyper exceptionnel. Ils veulent faire tomber ça pour mettre une barre de béton, et détruire les deux terrasses de jardin, pour construire des immeubles et 70 places de parking.
Jonathan : Ils veulent aussi détruire une petite pépite, un petit théâtre de poche, qui a du vécu. On a aussi beaucoup de questions sur le devenir de la petite chapelle. De grosses zones d’ombre sur le projet de Sedelka.
Les flics sont intervenus le 11 janvier, alors que vous étiez protégés en principe par la trêve hivernale. Comment vous voyez la poursuite de la lutte ?
Deli : Ce n’est pas facile sans lieu. Mais je fais partie des gens qui considèrent que même si on est expulsé, rien n’est fini. Si on est suffisamment déterminé, il y a toujours moyen de mettre en échec le projet de Sedelka. La totalité du projet, on n’est pas sûr. Mais il y a encore une possibilité de victoire pour sauver les jardins. C’est absolument indispensable. L’abandon du projet de Sedelka, par exemple en leur demandant leur prix, du coup on louerait. Éventuellement. C’est ce qu’on va leur proposer. On va leur dire, de toutes façons, votre projet n’aura pas lieu. Parce que les gens vont se mobiliser, qu’on va multiplier les recours, des recours juridiques, notamment un recours gracieux envoyé aujourd’hui contre le permis de construire, un recours au ministère de la Culture pour qu’ils analysent les bâtiments pour savoir s’ils doivent être classés. Il y a aussi des discussions avec des élus de la mairie de Rouen, qui sont en contact avec Sedelka, pour leur dire qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent, au vu de la situation. Les recours, ça peut faire perdre des années à Sedelka. Il y a aussi une demande au conseil municipal de Rouen de prendre en urgence un arrêté pour une enquête en vue d’une déclaration d’utilité publique.
Philomène : Et visiblement, Sedelka aurait accepté une rencontre entre elle, la mairie et les occupantEs.
Deli : À côté de ça, il va y avoir à Rouen une grosse mobilisation contre le contournement Est, et il y a un préalable pour gagner contre ce projet à plusieurs milliards d’euros, c’est de sauver les Jardins joyeux. Je ne vois pas comment on pourrait gagner contre le contournement, mettre en échec Vinci, l’État, si on n’est pas capable de sauver les Jardins joyeux, pour sauver le futur, à quelques mètres de l’Hôtel de ville. On en appelle aux militants et militantes, ceux qui se battent pour des projets écologiques ou contre le contournement Est, pour se mobiliser pour sauver les jardins. ll y a des discussions tripartites avec Sedelka, la mairie, le collectif des habitantEs des jardins, mais ce qui pourra les faire céder, au final, ça sera la mobilisation. D’autant que Sedelka annonce le début des travaux avant la fin du mois. Alors on organise des manifs, des petits déjeuners devant les jardins tous les matin à 7 h pour empêcher les travaux, faire pression sur la mairie et la préfecture.
Propos recueillis par Frank Prouhet