Publié le Samedi 4 octobre 2025 à 09h00.

« Le rejet de l’écologie est largement déterminé par des intérêts matériels»

Entretien avec Antoine Dubiau, militant de solidaritéS Genève et auteur de « Écofascismes » (Grevis, 2022)

L’invitation de Paul Watson à des événements de gauche cet été a suscité des polémiques.

Paul Watson est invité parce qu’il apparaît comme une figure écologiste aux yeux du grand public : sa présence permet tout simplement de faire venir du monde sur des événements qui en ont besoin. Par contre, toutes les invitations ne sont pas équivalentes. Le festival Climax à Bordeaux ou l’université d’été de REV (Révolution écologique pour le vivant, le parti d’Aymeric Caron) ont invité l’activiste canadien en le laissant contrôler le récit de son engagement, sans apporter de véritable contradiction. Le cas de la fête de l’Humanité est différent, puisque Paul Watson a été interrogé sur certains sujets à propos desquels ses positions sont critiquées — en particulier son rapport à l’immigration. Des figures comme lui ayant déjà accès à toutes les tribunes médiatiques qu’iels souhaitent, continuer de les inviter nourrit des critiques légitimes. Toutefois, le dispositif proposé par l’Huma me semble plutôt intéressant : cela permet de pousser Paul Watson dans ses retranchements, plutôt que de simplement lui dérouler le tapis rouge.

D’une certaine manière, son intervention à la fête de l’Huma fut plutôt « utile » puisqu’elle a permis de voir à quel point sa pensée était creuse et inoffensive. Malgré son action et son esthétique radicales, presque anarchistes, le « capitaine » mène un combat extrêmement consensuel aux yeux de la société occidentale puisqu’il ne s’attaque pas vraiment aux intérêts de celle-ci. L’écologie de Paul Watson n’est pas apolitique comme il l’affirme, elle est plutôt dépolitisée puisqu’elle ne désigne pas vraiment d’adversaire dont il faudrait cibler les intérêts à perpétuer le ravage écologique. Ce contraste entre radicalité pratique et consensualité politique confère à l’activiste canadien un large capital sympathie, jusqu’au sommet de l’État.

Dès lors, peut-on vraiment le considérer comme un écofasciste ?

Bien qu’il ait récemment endossé lui-même le terme dans un texte publié par Sea Shepherd France, je ne caractériserais pas Paul Watson comme un véritable écofasciste. Dans son discours écolo, on ne retrouve pas les deux caractéristiques fondamentales de l’écofascisme que sont la défense de l’enracinement (un supposé lien écologique entre un individu ou une communauté et son territoire d’origine) et le fait de considérer la nature comme un ordre intangible qui ­structurerait la société. En revanche, Paul Watson est assurément écomalthusien, obsédé par la démographie mondiale : il répète systématiquement qu’il y a trop d’humains sur Terre.

Probablement conscient du racisme qui fonde presque tous les discours sur la surpopulation, il prétend se contenter de poser des constats sans dicter de programme politique pour réduire la population. Sauf qu’en agitant la question démographique de la sorte, Paul Watson alimente le racisme écomalthusien même s’il affirme ne pas s’y ancrer lui-même. Bien que je ne le considère pas comme écofasciste lui-même, son rapport dépolitisé et malthusien à l’écologie fait de lui un acteur majeur du processus de fascisation de l’écologie que j’ai tenté de circonscrire dans mon livre.

Tu articules désormais deux notions, celle d’écofascisme, qui était au cœur de ton livre, et celle de carbofascisme.

Malgré la critique courante dont il fait l’objet dans les espaces militants, l’écofascisme présente un risque relativement marginal par rapport au risque fasciste plus général. Au sein de l’extrême droite contemporaine, le rejet de l’écologie reste dominant : c’est ce que le concept de « carbofascisme » permet de caractériser, en évitant certains écueils.

Le rejet de l’écologie par l’extrême droite est souvent considéré comme relevant du climatoscepticisme. Ce constat n’est pas faux (et certaines déclarations récentes de Trump l’ont encore montré), mais il cadre le problème de manière relativement idéaliste : le rejet de toute politique climatique ou écologique découlerait d’un manque de connaissances ou d’une absence de croyance dans la science climatique ou écologique. En réalité, ce rejet est largement déterminé par des intérêts matériels, menacés par une politique climatique ou écologique ambitieuse, qu’il faut prendre en compte. Plus que de climatoscepticisme, il serait ainsi plus judicieux de parler d’obstruction climatique ou écologique : cela permet de pointer concrètement les entraves à la recherche comme aux politiques publiques, plutôt que de rester au niveau des discours.

L’obstruction climatique est une composante particulièrement visible du carbofascisme, qui reste le rapport à l’écologie dominant au sein de ce camp politique. Ce concept désigne la convergence d’intérêts entre le capital fossile et l’extrême droite organisée. Pour le capital fossile, il s’agit de s’allier avec une force politique lui étant favorable afin de garantir ses intérêts économiques directs, en pérennisant la réalisation de profits par l’extraction et l’exploitation d’hydrocarbures. Pour l’extrême droite, les intérêts en jeu sont plutôt politiques : elle prétend défendre une « civilisation occidentale » fantasmée, laquelle est largement adossée aux énergies fossiles. Dans de nombreux cas, la convergence d’intérêts ressemble plutôt à un vrai partage, puisque certains acteurs jouent sur les deux tableaux. En France, c’est notamment le cas de Vincent Bolloré : son empire logistique repose sur la consommation d’hydrocarbures tandis que son offensive médiatique vise explicitement à consolider le camp réactionnaire sur le plan politique. Aux États-Unis, le capital fossile est un soutien indéfectible de Donald Trump depuis 2016. Sa dernière campagne était financée à plus de 15 % par des acteurs du secteur, directement par des entreprises ou par des milliardaires à titre individuel. L’autre exemple particulièrement manifeste de carbofascisme, c’est la Russie de Poutine : plusieurs oligarques russes sont à la tête de grandes firmes d’extraction et d’exploitation d’hydrocarbures. Pour le Kremlin, les ressources fossiles sont également un moyen de pression géopolitique permettant de garantir les intérêts impériaux de la Russie.

Le carbofascisme est-il porté uniquement par le grand capital ou sa base sociale est-elle plus composite ?

Les principaux travaux sur le sujet se sont focalisés sur le grand capital, notamment le fameux Fascisme fossile du Zetkin Collective (La Fabrique, 2020). Pour compléter ce panorama, il faudrait aussi caractériser la base sociale du carbofascisme. Celle-ci recouvre la classe d’encadrement ainsi qu’une fraction stabilisée (dans l’emploi, dans la propriété, dans le modèle familial nucléaire) des classes populaires, notamment implantées dans les espaces périurbains. Cette situation géographique rend ces populations dépendantes de la voiture individuelle pour leurs déplacements quotidiens, comme l’ont documenté de nombreuses analyses — notamment pendant les Gilets jaunes. Parce qu’elle est garante d’une certaine stabilité du mode de vie adopté et du confort y étant associé, la voiture individuelle fait aussi l’objet d’une forme d’attachement, qui ne s’oppose pas à la dépendance mais qui s’y ajoute. Fondé sur un échange écologique inégal permettant aux sociétés occidentales de profiter de la prédation des ressources du Sud global, le mode de vie dont la voiture individuelle est un reflet peut ainsi être considéré comme impérial, ainsi que le font les sociologues allemands Brand et Wissen dans Le mode de vie impérial. Ainsi, la base sociale du (carbo)fascisme contemporain repose sur des intérêts matériels bien spécifiques, plutôt que sur la seule circulation du climatoscepticisme dans la société. Les rapports entre écologie et extrême droite ne sont donc pas qu’une affaire sectorielle : l’analyse écologique peut permettre de décrire la dynamique générale de l’extrême droite, tant dans ses rapports avec le grand capital que dans la constitution de sa base sociale.

Propos recueillis par la rédaction