Commençons par lever toute ambiguïté : il ne s’agit pas ici de relativiser l’effroi qu’a causé l’assassinat terroriste de Samuel Paty, prof d’histoire-géo dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine il y a près d’un an. Il ne s’agit pas non plus de contester le principe d’avoir consacré une heure ou plus à cet évènement, avec les élèves, au retour des vacances, avant de reprendre le cours normal des programmes. Lorsque l’émotion collective est forte, elle doit trouver sa juste place derrière les murs de l’Ecole.
Mais nous sommes un an après, et il s’agit de tout autre chose. Il est donc légitime de s’interroger sur l’obligation qui est donnée par le ministère aux profs et aux élèves de « commémorer » l’anniversaire de la mort de Samuel Paty. Un hommage hors sol, qui laisse un grand nombre d’enseignantEs déconcertéEs par l’organisation d’un débat dont ils ont le plus grand mal à voir l’objet. Pense-t-on sérieusement, chez Blanquer, qu’il soit utile et judicieux de débattre avec les élèves sur la décapitation d’un professeur ?
Le plus grand flou domine dans les instructions ministérielles, ce qui n’est pas vraiment une surprise. Après Charlie Hebdo, après le 13 novembre, et après l’année dernière, les enseignantEs vont devoir, une nouvelle fois, improviser par eux-mêmes ce moment pédagogique. A la différence que dans les exemples cités, profs et élèves ressentaient le besoin de parler, de mettre des mots sur le choc qu’elles et ils ressentaient.
La fiche disponible sur le site institutionnel précise en préambule que cette heure « n’a pas vocation à être un retour sur ce qui s’est passé il y a un an, ni une évocation de Samuel Paty ou de sa mémoire ». On se demande au passage pourquoi avoir choisi cette date anniversaire… En continuant la lecture, on apprend qu’il s’agit plutôt d’un temps de réflexion sur le « rôle et la place » du Professeur dans la société.
C’est supposer que le drame de Samuel Paty aurait quelque chose à dire du métier d’enseignant. Or il n’en est rien, strictement rien. Cela ne parle que de la vision que Blanquer et ses alliés ont du métier d’enseignant : celle de soldats en première ligne contre l’islamisme.
Il y aurait, en revanche, beaucoup de choses à dire sur le métier de prof aujourd’hui, sur ses difficultés et ses souffrances. On pourrait débattre, en effet, sur ce que nous apprend l’augmentation des démissions, la baisse du nombre de candidats aux concours, la déprime générale du corps enseignant, ou dans sa version la plus dramatique, le suicide de Christine Renon. Etonnamment ce n’est pas sous cet angle que le ministère a choisi de parler du rôle et de la place du professeur. Il a choisi un angle qui a l’avantage de ne rien remettre en question de sa politique ou de celle de son gouvernement, qui ne dit rien si ce n’est entériner son récit raciste de choc des civilisations.
Le risque de l’instrumentalisation
Le pire dans tout cela, c’est que cette opération de communication politique risque d’avoir des conséquences concrètes pour des élèves. On se souvient encore de l’usage qui avait été fait des paroles d’élèves jugées « déviantes » après Charlie Hebdo ou le 13 novembre 2015… Avec ce temps déconnecté d’un besoin réel, à vouloir forcer une émotion collective, on prend d’autant plus le risque d’une désadhésion des élèves, désadhésion qui sera, on peut le craindre, interprétée comme un signe de radicalisation.
Alors, que faire le vendredi 15 octobre, lorsque l’on travaille pour l’Education Nationale ? Ne rien faire, refuser cette injonction à faire entrer les obsessions du ministre Blanquer et de ses amis du printemps républicain dans nos salles de classes est évidemment la meilleure option, mais ce n’est pas possible pour tout le monde. Il est en revanche tout à fait possible de discuter entre collègues, de laisser éclore les paroles de celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce faux consensus autour de cet hommage et qui peut-être se croient seulEs. En tous cas, et c’est sans doute le plus important, il en va de la responsabilité de chacunE d’entre nous que cette initiative lancée par Blanquer ne soit pas le prétexte à une nouvelle criminalisation des propos des élèves et à une stigmatisation d’une partie d’entre elles et eux.