Publié le Lundi 27 juillet 2020 à 18h07.

CitoyenEs, salariéEs, quand la subordination se fait « légitimement » plus forte

Le confinement lié à la pandémie du coronavirus a été un véritable séisme. Il a placé, de façon particulièrement évidente, les citoyens dans une position de subordination à un pouvoir dont les décisions ne paraissaient pas correspondre à des impératifs et finalités sanitaires partagées.

Ainsi les FrançaiSEs, confinéEs, ont été obligéEs de produire une attestation téléchargée, signée, témoignant de la conformité de leur comportement et renouvelée pour chaque sortie, ils/elles se sont entendu dire que le port du masque contre la contamination ne leur servirait à rien et d’ailleurs ne pouvaient pas s’en procurer, par contre, une fois disponibles ces masques devenaient obligatoires dans les magasins, les espaces confinés et les transports. Les citoyenNEs ont été maintenuEs dans un état d’anxiété permanent, via les décomptes macabres égrenés tous les soirs par le directeur général de la santé publique Jérôme Salomon qui parlait d’une épidémie meurtrière que l’on ne savait pas maîtriser.

La subordination civique à l’œuvre

En d’autres termes, les FrançaiSEs, ont été soumiSEs aux décisions d’experts qui se contredisaient non seulement entre eux mais également eux-mêmes et qui n’en édictaient pas moins des contraintes qui avaient un impact immense sur la vie quotidienne, sur les droits, les libertés d’aller et venir de tout un chacun. Temps contraint, assignation dans un espace restreint, procédures à suivre, surveillance, répression, chaque citoyen pouvait ressentir un sentiment de dépendance, sans être convaincu de la pertinence, de l’efficacité des mesures prises (fermeture des parcs et jardins, limitation du droit de circuler à un rayon de un kilomètre, détention d’un document officiel à télécharger chaque jour, ou à recopier). Les droits du citoyen s’enlisaient dans les sables mouvants d’une logique imposée sans discussion, et se figeaient face à des forces de l’ordre aux ordres de cette logique.

Cette expérience de perte de droits en tant que citoyen, ce sentiment d’anxiété, de vulnérabilité, de dépendance, d’absence de possibilité de peser sur les décisions le concernant, c’est un peu ce que le mouvement des Gilets Jaunes avait cherché à transmettre dans l’espace public depuis novembre 2019. Leur sentiment d’injustice lié à la non-prise en compte des besoins diversifiés des citoyens les conduisait alors à des actions (occupation des ronds-points, manifestations ponctuelles non autorisées, etc.) caractérisées par l’ampleur de leur détermination et de leur conviction d’une défaillance démocratique (comme la confirme le très faible taux de participation aux élections municipales de juin dernier). Elles ont été relayées par la mobilisation contre la Réforme des retraites imposée par le gouvernement. Cette mobilisation massive et, elle aussi déterminée, a révélé (outre les aspects financiers de la réforme) une problématique du travail bien inquiétante. Les salariéEs et fonctionnaires ne veulent en aucune façon retarder l’âge de leur départ en retraite. Ils ne veulent pas travailler un jour de plus tant leur travail leur est insupportable, leur pèse. Or on connaît l’importance particulière en France que prend le travail, comparativement à d’autres pays. Comme le montrent les enquêtes (Méda, Davoine, 2009) les FrançaiSEs sont ceux et celles qui déclarent le plus leur attachement au travail. Philippe D’Iribarne (1989) a montré également que les FrançaiSEs mettent leur honneur dans le travail là où nombre d’autres peuples s’attachent plutôt à la dimension contractuelle de ce travail.

Il est tentant de faire le rapprochement entre l’activation d‘un sentiment d’impuissance citoyenne révélée par les Gilets Jaunes et prolongée par les modalités de gestion de la crise sanitaire et celui largement exprimé lors des manifestations des travailleurs contre la réforme des retraites. 

Une subordination plus personnalisée au travail

Le travail, tel qu’il est organisé au sein des entreprises et institutions publiques, ne fait pas, contrairement à ce que prétend la rhétorique managériale, de place aux compétences, à la professionnalité des salariéEs ou fonctionnaires. Le modèle managérial moderne, dans la continuité du taylorisme, écrase la professionnalité des salariéEs, bride leurs initiatives, les enferme dans une impuissance généralisée par l’obligation d’appliquer des procédures, protocoles, méthodologies, « bonnes pratiques » décidées par leur direction indépendamment des spécificités de leur travail. Ce management piège les salariéEs par la peur d’un contrôle omniprésent et d’évaluations qui mettent en cause leur personne. Il limite de plus en plus la mise en œuvre du « travail réel », celui qui est adapté aux contraintes locales et fluctuantes du travail. Il compromet ainsi la capacité de l’entreprise à innover et trouver des solutions pour assurer sa pérennité. Le développement du numérique, le recours à l’intelligence artificielle facilitent et renforcent cette orientation.

Le nouveau modèle qui s’impose après la remise en cause violente et massive de 1968, innove mais dans la continuité avec l’ancien modèle taylorien. 

C’est Taylor (1911), en effet, qui, à la fin du 19e siècle, avait compris que le savoir, c’est du pouvoir et qu’il ne fallait pas le laisser aux ouvriers. Le modèle qu’il conçoit vise à déposséder les ouvriers de leurs savoirs, de leur expérience pour les transférer aux employeurs. Ceux-ci, avec leurs ingénieurs, vont se les approprier pour mettre en place une organisation du travail prescrite en tâches élémentaires répétitives assorties de modes opératoires très détaillés. À partir de ce moment, les ouvriers seront tenus de se conformer strictement à ce qui sera prescrit par ceux qui prétendent détenir les savoirs et tout manquement sera sanctionné. La contrainte et le contrôle sont désormais intégrés dans l’organisation du travail à laquelle les ouvriers sont soumis.

La subordination des travailleurs devient possible. Elle sera au cœur de la relation salariale et n’en bougera pas en dépit de la prétendue révolution managériale censée rompre avec le taylorisme. Alain Supiot (2015, p. 352) rappelle la « place nodale du critère de subordination juridique dans la qualification du contrat de travail. Le travail est ramené dans l’économie du contrat à un temps quantifié durant lequel le salarié abdique toute volonté propre pour se tenir prêt à obéir aux ordres qui lui seront donnés par l’employeur ou par le supérieur hiérarchique qui le représente ». La loi consacre cette définition du temps de travail : « La durée du travail effectif est le temps par lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. » (Code du travail L. 312-1).

La subordination implique le devoir d’obéissance (dans le secteur privé comme public), c’est-à-dire accepter de travailler selon les modalités inventées par d’autres pour le compte de la direction qui impose les critères d’efficacité, qualité et rentabilité. Les autres, ce sont les experts qui appartiennent le plus souvent à de grands cabinets internationaux de consultants et élaborent, à distance du terrain (Dujarier, 2016) les procédures, protocoles, méthodologies, « bonnes pratiques ».  

Le management participe ainsi d’une casse des savoirs, des compétences, de l’expérience des salariéEs.

Celles-ci et ceux-ci ne sont pas réduitEs à l’état d’exécutants sans aucune initiative comme ont pu l’être les ouvrierEs du temps de Taylor, mais se trouvent ravaléEs au rang d’apprentiEs permanentEs, d’apprentiEs à vie. Ils et elles ont à apprendre à appliquer et mettre en œuvre des modalités de travail pensées en dehors d’eux et elles quand bien même elles entreraient en conflit avec leurs valeurs professionnelles, de métier, éthique et citoyenne, et ce dans un contexte de changement permanent lié à la concurrence ultra libérale ainsi qu’à la volonté managériale de faire en sorte que les salariéEs ne se sentent pas entre eux et chez eux dans leur travail. Restructurations sans fin de services et départements, recompositions incessantes de métiers, changements accélérés de logiciels, mobilités systématiques imposées, externalisation d’activités suivies de ré-internalisations, déménagements multipliés, tout cela conduit les salariéEs à une perte de repères ; ils et elles ne peuvent bénéficier de leur expérience, ni de celle leurs collègues ou de leur hiérarchie (qui bouge tout le temps). Les salariéEs doivent sans cesse développer des efforts démesurés pour essayer de reconquérir une maîtrise cognitive sur leur activité, tout en sachant que très vite, tout cela volera en éclats sous les coups d’une énième réforme, d’un énième changement. Cela évoque les travaux de Sisyphe. Les salariéEs sont plongéEs dans une sorte d’état de précarité subjective qui fait apparaître la subordination comme un état naturel, normal, non questionnable et qui devient de plus en plus personnalisé comparativement à la période antérieure où existaient des collectifs combatifs. (Linhart, 2015)

Le burn out, qui affecte de plus en plus de salariéEs, découle de cette logique, qui exige de chaque salariéE des efforts démesurés et continus pour se maintenir au niveau et continuer à atteindre les objectifs, tout en étant placéE en concurrence avec ses collègues. Un processus de précarisation subjective se diffuse ainsi renforçant la précarité objective bien présente déjà avec la multiplicité des contrats temporaires, et le développement de formes de sous-traitance à des auto-entrepreneurs/ses via des plateformes numériques. On assiste à un paradoxe dérangeant : au moment où le management en demande de plus en plus aux salariéEs (excellence, engagement total et performance maximale), face à un travail de plus en plus complexe, il les plonge dans un état de fébrilité, un sentiment d’appréhension et d’angoisse qui rend leur activité bien plus difficile et préoccupante.

Le triomphe de l’idéologie de la subordination

Sentiment d’impuissance, de dépendance, anxiété et atomisation, se télescopent chez les citoyenNEs et les travailleurs/ses. La gestion de la crise liée à la pandémie accentue et approfondit le sentiment de vulnérabilité des salariéEs. Le discours politique met en avant les efforts et la bienveillance du gouvernement qui a institué le chômage partiel rémunéré pour ceux qui ne pouvaient bénéficier du télétravail (largement diffusé via l’Éducation nationale notamment) – discours qui rappelle par bien des côtés celui du management qui s’honore de ses DRH de la bienveillance et du bonheur, de ses chief happiness officers, et de tous les dispositifs destinés à faciliter la vie des salariéEs dans l’entreprise. Moyennant quoi, il est normal d’attendre des salariéEs un retour sous forme de concessions par rapport aux si nombreux acquis qu’ils ont indûment engrangés depuis des années et qui sont bien plus favorables que dans nombre d’autres pays. Cela n’est pas nouveau. Depuis 1984, l’émission sur Antenne 2 « Vive la crise » avec Yves Montand, relayée par le journal Libération avait enjoint les FrançaiSEs à se retrousser les manches et à faire plus au travail. Cela fut plus tard un slogan de la campagne pour les élections présidentielles de Nicolas Sarkozy (il faut « réhabiliter la valeur travail ») et n’a cessé d’accompagner les discours sur le rapport au travail des Français, au sein du « Grévistan ». L’heure est plus que jamais favorable du point de vue des décideurs économiques et politiques pour arracher le consentement des travailleurs/ses et obtenir d’eux et elles qu’ils et elles s’alignent de leur plein gré sur les exigences de la rationalité économique ultralibérale. Il s’agit de surmonter une crise « unique », qui a démontré l’extrême volonté des dirigeants à sauvegarder le plus possible les revenus et les emplois des salariéEs. Le Président Macron a parlé de guerre, et de fait il s’agit que les travailleurs montent au front et donnent de leur personne : les dates d’un certain nombre des congés seront imposées, des augmentations de la durée du travail seront rendus possibles, bref il ne faudra pas lésiner sur l’engagement dans le travail. 

Le patronat est en quête permanente d’innovations qui permettent de demander « légitimement » plus aux salariés, en propulsant l’humanisation de la gestion des salariéEs, la psychologisation, narcissisation de la relation au travail. Certaines directions ont introduit les groupes projet, les méthodes agiles, horizontales de travail, l’esprit start up. D’autres sont allées plus loin encore en déclarant unilatéralement libérer « leur » entreprise, c’est-à-dire en supprimant une grande partie de la hiérarchie intermédiaire et de proximité et certaines directions opérationnelles, ce qui leur permettait de déclarer haut et fort toute la confiance qu’ils portent à leurs salariéEs de base tout en faisant des économies non négligeables en salaires. Mais évidemment la condition réside dans l’intériorisation par les salariéEs de la vision de leur leader qu’ils devaient déployer et mettre en œuvre en bons followers. Toutes ces innovations soi-disant humanistes et démocratiques visent en réalité à augmenter la charge de travail des salariéEs et l’importance de leur engagement sans pour autant nécessairement revaloriser leurs salaires.

La crise sanitaire donne des ailes au patronat pour demander plus. Il avait bénéficié des lois sur le travail (El Khomeri et Pénicaud), il veut aussi des baisses de salaires, des variations et allongements d’horaires, et une loyauté totale de ses salariéEs. Le télétravail a fait ses preuves. Bien encadrés par des objectifs, procédures et contrôles détaillés, assistés par des réunions zoom, skype, teams ou autres, les salariéEs confinéEs à leur domicile restent performants et conformes à ce que le management attend d’eux. Il n’est plus besoin de les aligner au sein d’open spaces, et les maintenir isoléEs à leur domicile face à leur ordinateur présente bien des avantages économiques (en termes immobiliers) et sociaux (l’atomisation désamorçant toute forme de contestation collective qu’elle soit syndicale ou autre.

À l’heure où les impératifs se font plus pressants en termes de diminution des inégalités, de prise en compte du bien-être physique et mental des travailleurs/ses, de satisfaction des réels besoins des usagerEs et consommateurs/trices, et des impératifs environnementaux comme sanitaires, cette emprise idéologique managériale et politique qui progresse « naturellement » et qui impose des régressions spectaculaires, dont la subordination est une pièce maîtresse, affiche plus que jamais sa dimension délétère.

 

Bibliographie

Davoine, L. ; Méda, D. 2009. « Quelle place le travail occupe-t-il dans la vie des Français par rapport aux Européens ? », Info Sociales, n°3, pp 48-55.

Dujarier, M. A. 2015. Le management désincarné ; enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte.

Iribarne (d’), Philippe, 1989. La logique de l’honneur, Le Seuil.

Linhart, D., 2015, La comédie humaine du travail, Erès, 2015.

Supiot, A. 2015. La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France 2012 -2014, Paris, Fayard.

Taylor, Frederick Winslow, 1911. La direction scientifique des entreprises, Paris, Dunod, 1956.