Publié le Vendredi 17 novembre 2017 à 14h20.

Contre Uber, Deliveroo et leur monde, la force des travailleurs, c’est la grève

Face à la violence des plateformes numériques leur imposant des conditions de travail dignes du 19e siècle, et devant l’inefficacité d’une justice de classe, les travailleurs ubérisés utilisent l’arme de la grève pour améliorer leur quotidien.

Le Code du travail est régulièrement la cible du patronat et des hommes politiques à ses ordres. Il faudrait paraît-il le simplifier, c’est-à-dire donner toujours plus de latitude aux employeurs pour licencier, pour réduire les salaires, pour augmenter la durée du travail, comme l’ont fait les réformes successives atteignant leur apogée avec les ordonnances Macron. Mais une autre façon d’attaquer le Code du travail est de réduire son champ d’application.  C’est ce qui se passe avec les travailleurs dits « ubérisés ». Leur particularité est d’être placés sous statut d’indépendant, un contrat commercial les liant à une plateforme numérique. Par conséquent, le Code du travail ne s’applique pas à leur relation de travail. Normal, puisque, à en croire les apologistes de l’ubérisation, celle-ci fait vivre à ces travailleurs les joies de la liberté.

 

Travailleur ubérisé : un « job cool » ?

 « C’est un job cool, nous ne forçons personne ». Voici les propos tenus par Boris Mittermüller, directeur général de Foodora France, à propos des coursiers à vélo, ces travailleurs précaires emblématiques de l’ubérisation. Combien sont-ils en France ? L’absence d’estimation statistique sérieuse du nombre d’emplois total que l’ubérisation représente empêche de saisir précisément l’ampleur des dégâts. Mais on peut tout de même se baser sur les chiffres donnés par les plateformes emblématiques de cette économie. Deliveroo revendique 7500 livreurs à vélo dans toute la France, Foodora 2000 (essentiellement à Paris). Uber se targue de faire travailler 15 000 chauffeurs en France. Il s’agit donc bien de grandes entreprises, employant une main-d’œuvre nombreuse, contrairement à l’image de petites start-up qu’elles aiment adopter.

Cette image va de pair avec celle du prétendu « job cool » assorti d’une grande liberté que ces plateformes offriraient à leurs collaborateurs. A en croire les communicants de Foodora, Deliveroo et consort, les coursiers à vélo sillonnant les rues des grandes villes pour livrer des commandes de restaurant à domicile seraient tous des étudiants, des intermittents du spectacle ou des amateurs de cyclisme qui arrondissent leurs fins de mois tout en faisant du sport. Un profil qui correspond peu à la réalité. Une étude réalisée par l’Institut français des sciences et technologies des transports indique clairement qu’avec le développement de l’ubérisation, le profil des coursiers change et passe d’une population d’amateurs à des personnes pour qui cela constitue l’emploi principal. Ils sont peu qualifiés et davantage issus des quartiers populaires de banlieue. 42 % de ceux qui ont débuté il y a moins de six mois n’ont pas dépassé le collège. Cette catégorie travaille en général tous les jours, pendant plus de huit heures. On est bien loin du job « cool » et « d’appoint », décrit par les plateformes.

 

Le Code du travail en miettes

Cependant, même si le Code du travail n’est pas censé s’appliquer aux ubérisés, et histoire de brouiller les pistes – et de donner quelques miettes aux chauffeurs de VTC qui ont fait parler d’eux par leurs grèves et leurs manifestations sous Hollande –, la loi Travail a créé en 2016, au sein du Code du travail, un chapitre intitulé « adaptation du droit du travail à l’ère du numérique ». Ce chapitre se dit applicable « aux travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique ». Le Code du travail est donc clair : les travailleurs ubérisés sont, sauf exception, des indépendants. Les seuls droits dont ils vont pouvoir bénéficier sont les quelques miettes qui leur sont accordées par ce chapitre :

• La liberté de se syndiquer et un ersatz de droit de grève (le droit de « refuser de fournir leurs services de manière concertée, afin de défendre des revendications professionnelles » sans pouvoir faire l’objet de mesure de rétorsion) ;

• L’obligation faite aux plateformes de souscrire un contrat collectif d’assurance couvrant les accidents du travail ou de rembourser la cotisation payée par les travailleurs qui s’assurent individuellement (notamment via une assurance privée). Avec bien sûr le risque qu’après deux ou trois accidents, la plateforme se sépare du travailleur dont les cotisations seront devenues trop chères pour le remplacer par un concurrent moins coûteux...

• En matière de formation professionnelle, la loi prévoit une faible contribution des plateformes à la formation professionnelle des travailleurs utilisant leurs services.

Voilà donc en quelques lignes le Code du travail réduit à peau de chagrin pour ces travailleurs, au prétexte de la liberté dont ils jouissent du fait d’être indépendant. Une liberté comparable à celle de la libre poule face au renard libre dans le poulailler libre...

Ainsi, lors d’une séance de recrutement – racontée par un journaliste devenu coursier à vélo le temps d’un reportage –, le recruteur est clair : c’est la précarité ou la porte, à n’importe quel prix, y compris celui de vies humaines. « On comprend que les "450 postulants par semaine" pourront nous remplacer en cas de faute ou d’inefficacité. Il insiste sur la sécurité et raconte qu’il a "un coursier dans le coma, un décès l’année dernière et une piétonne dans le coma après avoir été percutée par un coursier…" Le mot d’ordre : "faites au mieux en restant en sécurité", dit-il, avant d’ajouter "mais si vous n’êtes pas performants, on arrête". Cette hypocrisie autour de la sécurité est criante lors du test d’aptitude, qui consiste à suivre un "capitaine" d’équipe, ce dernier multipliant les entorses au code de la route, passant aux feux rouges. Derrière lui, nous faisons de même, car ceux qui ne lui collent pas à la roue ne seront pas sélectionnés. »1

Face à la violence de leurs conditions de travail, de nombreux travailleurs ubérisés s’engagent dans différents pays dans des procédures juridiques de requalification de leurs contrats commerciaux en contrats de travail. 

 

Des victoires juridiques aléatoires et incertaines

• En Grande-Bretagne, en octobre 2016, des chauffeurs ont infligé une défaite juridique à Uber. Le tribunal du travail de Londres a condamné le géant américain à reconnaître ses chauffeurs comme des employés, et non comme des auto-entrepreneurs. Uber va devoir leur payer le salaire minimum (7,5 livres de l’heure), le droit à des pauses régulières et des congés payés. Uber faisait valoir qu’elle n’était qu’une plateforme permettant de relier entre elles 30 000 petites entreprises. Mais le juge a été clair : « il n’est pas vrai de considérer qu’Uber travaille pour les chauffeurs. La seule interprétation sensée est que la relation marche en sens inverse. » Uber est donc une entreprise de 30 000 employés à Londres, et 40 000 dans l’ensemble du Royaume-Uni.

Evidemment, Uber a fait appel. L’audience s’est tenue le 27 septembre mais le contenu de la décision n’est pas encore connu. Dans l’attente, pour tenter d’amadouer les chauffeurs et leurs syndicats (IWGB et GMB), Uber a annoncé des changements à la marge permettant aux clients de donner un pourboire aux chauffeurs. Rien de suffisant pour augmenter les salaires de misère (entre 5 et 6 livres de l’heure). La pression s’accroît sur l’entreprise car dans le même temps, Uber vient d’être interdit à Londres (une procédure d’appel suspend cependant temporairement la décision) en raison, notamment, de failles dans les contrôles des casiers judiciaires et des certificats médicaux de ses conducteurs. Pour l’instant, toutes ces décisions mettant Uber en difficulté ne sont pas encore applicables et il y a fort à parier que l’entreprise s’en sorte à bon compte via la négociation avec les pouvoirs politiques.

Suivant l’exemple des chauffeurs Uber, des livreurs Deliveroo britanniques ont intenté une action en requalification de leurs contrats en novembre 2016. « Nous voulons être reconnus comme des salariés à part entière, avoir droit à un revenu minimum. Hier, en six heures, je n’ai fait que six livraisons. J’ai gagné 3,75 livres (4,40 euros) de l’heure seulement », explique Billy à l’AFP. Une rémunération bien en deçà du salaire horaire minimum en vigueur au Royaume-Uni pour les 18-20 ans, fixé à 5,55 livres (6,50 euros). Le résultat de cette procédure n’est pas encore connu.

• Aux Etats-Unis, Uber est également sous pression et a accepté de payer jusqu’à 100 millions de dollars pour clore deux recours collectifs, en Californie et dans le Massachusetts, qui menacent de changer le statut de ses chauffeurs. Le « California Labour Commissionner » avait reconnu le statut d’employée à une chauffeure Uber en juin 2015, condamnant Uber à lui rembourser tous ses frais et à lui payer des heures supplémentaires. Uber a fait appel et l’affaire est en cours. Cependant, le tribunal qui devait valider l’accord sur ces 100 millions de dollars ne l’a pas fait, car il l’a estimé insuffisant au regard de ce que l’Etat de Californie pourrait recouvrir comme amendes en cas de condamnation. Le but de cette class action, dont des milliers de chauffeurs font désormais partie, est de faire reconnaître le statut d’employé par une cour fédérale. La procédure juridique est en cours, à suivre donc…

• En France, les victoires de travailleurs ubérisés sur le terrain juridique restent pour l’instant très incertaines et surtout très rares. En janvier 2017, un chauffeur VTC auto-entrepreneur avait réussi à se faire requalifier en salarié de l’entreprise Le Cab. Le Conseil des prud’hommes de Paris avait estimé que les sujétions imposées au chauffeur, couplées à l’absence de toute possibilité concrète de développer une clientèle extérieure à cette plateforme, devaient conduire à reconnaître le salariat. Les juges avaient relevé que « le chauffeur est interdit de maraude et de recourir à une société concurrente, si bien qu’il ne dispose pas de la possibilité de trouver une clientèle ».

En conséquence de ce jugement, la société a été obligée de payer des rappels de salaire importants (application des minima salariaux, paiement de centaines d’heures supplémentaires, indemnités pour travail le dimanche, pour l’entretien du costume, etc.) ainsi qu’une lourde indemnité pour travail dissimulé. Cette solution ne doit cependant pas faire l’objet d’une « surinterprétation » car en matière de requalification, les juges apprécient au cas par cas chaque situation. Le travailleur doit démontrer qu’existait par rapport à son donneur d’ordre un « lien de subordination juridique permanente ». De nombreuses preuves doivent être réunies pour démontrer que le donneur d’ordre exerce sur le salarié un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction. De plus, les tribunaux exigent que soit également constituée une situation de dépendance économique du travailleur, par exemple le fait d’avoir pour seul client une unique plateforme. Juridiquement, les plateformes se protègent de mieux en mieux du risque de requalification en ôtant de leurs contrats commerciaux passés avec les travailleurs les clauses d’exclusivité – qui interdisaient par exemple aux coursiers à vélo de travailler en même temps pour plusieurs plateformes.

Dans ce contexte, il est difficile pour les travailleurs ubérisés d’obtenir gain de cause sur le terrain juridique. Récemment, les prud’hommes de Paris se sont déclarés incompétents pour juger du cas de neuf livreurs à vélo de Take Eat Easy (cette plateforme de livraison de repas qui avait mis la clef sous la porte du jour au lendemain, laissant sur le carreau de nombreux travailleurs). Ils ont été renvoyés au tribunal de commerce, les prud’hommes considérant que les coursiers étaient bien des indépendants, accueillant donc favorablement la position des avocats de l’entreprise pour qui les livreurs « avaient une totale liberté d’organiser leur travail » et « pouvaient collaborer avec des applications concurrentes ». Les neuf livreurs réclamaient chacun plus de 13 000 euros de dommages et intérêt pour « rupture abusive » du contrat et « travail dissimulé », ainsi que plusieurs milliers d’euros au titre de rappels de salaire et de congés payés. La solution adoptée à Paris a déjà été retenue dans trois précédents dossiers, dont l’un a été confirmé en appel le 20 avril 2017.

Peu importe donc la réalité des conditions de travail (voir notamment l’interview de Steven dans les pages suivantes) de ces travailleurs qui triment bel et bien pour des entreprises leur imposant de nombreuses règles (horaires à respecter, tenues à porter, objectifs de productivité à atteindre), et cela pour des salaires de misère et avec des risques réels de sanctions si le travail n’est pas fait. Peu importe car les juges, perméables à l’état du rapport de force entre les classes dans la société, ne retiennent de ces situations que l’aspect le plus superficiel et le plus favorable aux patrons : la liberté laissée aux travailleurs de contracter, s’ils le souhaitent, avec une autre plateforme fait d’eux des indépendants.

Rappelons donc en conclusion que les actions menées sur le plan juridique sont importantes car elles peuvent, quand elles réussissent, coûter cher à l’entreprise et donner confiance aux travailleurs par leur poids symbolique. Mais bien évidemment, il faut les articuler avec des luttes, car la victoire juridique est très souvent réversible, l’entreprise apprenant de sa défaite pour ne plus perdre la fois d’après et la loi évoluant, sans rapport de forces, dans un sens toujours plus favorable aux grandes entreprises.

 

La force des travailleurs, c’est la grève !

Sur le plan des luttes, les travailleurs ubérisés nous ont clairement montré la voie ces derniers temps.

En décembre 2016, les chauffeurs VTC ont engagé un bras de fer avec Uber au moyen d’un mouvement de grève très suivi revendiquant une hausse des tarifs et l’arrêt des augmentations de commissions prises par Uber sur chaque course. Cependant, la grève a été dure à tenir, les chauffeurs les plus impliqués se faisant « virer » (déconnecter de la plateforme) – ce qui a par la suite donné lieu aux dispositions du Code du travail sur le pseudo droit de grève, évoquées au début de cet article. Le mouvement s’est ensuite enlisé dans des discussions de l’intersyndicale avec Uber et le gouvernement, et dans des promesses de réglementation des tarifs une fois les élections passées. Rien de nouveau cependant depuis l’élection de Macron. Une nouvelle grève ne serait pas de trop !

Puis, cet été, ce sont les livreurs à vélo de Deliveroo qui se sont mobilisés contre de nouveaux contrats imposés par la plateforme et les forçant à accepter de devenir des tâcherons. Cette lutte exemplaire a démontré à tous ceux qui croyaient les travailleurs indépendants incapables d’actions collectives que les plus précaires, les plus isolés, peuvent relever la tête.

Avec ces exemples concrets de luttes des travailleurs ubérisés, on est bien loin de l’idée reçue selon laquelle l’heure serait à la disparition de l’exploiteur devenu invisible (car numérique) et à l’avènement d’un collectif de travail tellement éclaté qu’il serait incapable de se battre. On est également loin du mythe de l’ubérisation heureuse, vendu par Macron. La détermination que ces travailleurs ont montrée cet été est un encouragement à se mobiliser pour refuser l’avenir de précarité et de chacun pour soi que les capitalistes veulent nous imposer. Aux militants donc d’être à l’offensive pour construire et faire converger les luttes, en faisant preuve d’autant d’imagination pour organiser et lutter que les capitalistes en ont pour donner des habits neufs à l’exploitation.o

Camille Lefebvre