Publié le Mercredi 10 mai 2017 à 11h54.

La robotisation : quelles conséquences sur la société ?

La question a été mise sur le devant de la scène notamment par Benoit Hamon, avec son idée de revenu universel financé par une taxe sur les robots, mais le débat a surgi depuis un certain temps. Cet article tente de faire le point des arguments et des enjeux.

Tout d’abord, de quoi parle-t-on ? De nouvelles machines, comme il y en a eu tout au long du développement capitaliste, ou qualitativement d’autre chose ? Va-t-on vers la fin de l’emploi, comme certains se plaisent à le prédire ? Et dans ce cas, quelles conséquences sur la société humaine ? 

Cette troisième révolution industrielle, révolution numérique cette fois, après celles de la machine à vapeur et de l’électricité, va-t-elle produire des effets comparables aux deux précédentes ? Commencera-t-elle par détruire massivement des emplois pour les remplacer par d’autres, comme les emplois industriels détruits ont été remplacés, au fil des années, par des emplois dans le tertiaire, ou bien dessine-t-elle les contours d’une société différente ?

 

Le développement des machines « intelligentes »

Le fait est que l’expansion des robots est rapide. Dans la dernière décennie, le niveau robotique a doublé, et les chiffres commencent à être significatifs. Japon et Corée détiennent le plus de robots par ouvrier, plus de 300 pour 10 000, l’Allemagne vient juste derrière avec 250 robots pour 10 000 ouvriers. Les Etats-Unis arrivent loin derrière, avec  autour de 150 pour 10 000. 

Les conséquences annoncées par certains économistes sont terrifiantes : d’après deux chercheurs d’Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, 47 % des emplois aux Etats-Unis sont à risque, c’est-à-dire menacés de disparaître. John Lanchester, un écrivain et essayiste anglais, résume ainsi leur étude : « les pauvres vont souffrir, la classe moyenne va se porter légèrement mieux qu’auparavant, et les riches – surprise ! – se porteront très bien. »1

Ce sont trois millions d’emplois qui devraient avoir disparu en France d’ici 2025 d’après des chiffres, repris partout, du cabinet de conseil allemand Roland Berger, un des principaux conseils en stratégie sur le plan international. 

La nouveauté du phénomène, au-delà des chiffres, réside dans le fait que jusqu’ici, l’automatisation remplaçait le travail humain dans l’industrie, automobile notamment. Des fonctions comme l’assemblage, la manutention, la découpe étaient réalisées par des machines, grâce à l’utilisation de programmes informatiques ; or, voilà que cette robotisation touche maintenant des classes moyennes, des emplois d’encadrement et des professions libérales qui se croyaient jusqu’ici à l’abri, comme des journalistes, juristes ou médecins. La perspective d’une telle destruction d’emplois est  angoissante pour beaucoup.

 

Alors, quel avenir nous réserve cette nouvelle révolution technologique ? 

Certains pensent, avec François Chesnais2, que le capitalisme aurait, avec cette révolution, atteint des limites infranchissables, en quelque sorte sa date de péremption – ce que conteste Michael Roberts3, un économiste marxiste britannique. Des questions légitimes, basées sur les contradictions exacerbées du système capitaliste. Lesquelles, décrites en son temps par Marx, s’aggravent au fil du développement technologique. Car l’introduction massive de machines détruit du travail humain, et comme le seul créateur de plus-value est justement ce travail de l’homme, le problème est récurrent et la course contre la baisse du taux de profit, permanente. Ernest Mandel avait anticipé ces limites du capitalisme : « l’extension de l’automatisation au-delà d’une certaine limite mène, inévitablement, d’abord à une réduction du volume total de la valeur produite, puis à une réduction du volume de la survaleur réalisée. » Il y voyait une « limite infranchissable » porteuse d’une « tendance du capitalisme à l’effondrement final ».4

Si on pousse le raisonnement plus loin avec Michael Roberts, on peut se poser la question suivante : « à qui les propriétaires de robots et des produits fabriqués vont-ils vendre leurs produits pour réaliser du profit ? Si les travailleurs ne travaillent pas et ne reçoivent pas de salaire, alors cela entraînera à coup sûr une surproduction et une sous-consommation massives ? Ainsi, en dernière analyse, c’est la sous-consommation des masses qui mettrait à bas le capitalisme ?

« Mais il s’agit d’un malentendu. Une telle économie robotisée n’est plus capitaliste, mais s’apparente plutôt à une économie esclavagiste. Les propriétaires des moyens de production (robots) ont une économie surabondante d’objets et de service à coût zéro (les robots fabriquent des robots qui fabriquent des robots). Les propriétaires n’ont qu’à consommer. Ils n’ont pas besoin de faire du profit, tout comme les aristocrates propriétaires d’esclaves à Rome ne faisaient que consommer et n’avaient pas besoin de faire tourner des entreprises pour réaliser du profit. Cela n’entraîne pas une crise de surproduction au sens capitaliste, ni de "sous-consommation" (manque de pouvoir d’achat ou de demande effective pour des biens sur un marché), excepté dans un sens bien réel de pauvreté. »

Du coup, si à terme il n’y a plus de consommateurs solvables, c’est à l’Etat de pourvoir la population de maigres subsistances. D’où la discussion actuelle sur le revenu universel. Posant comme préalable que les emplois seront de moins en moins accessibles, Benoit Hamon, en bon social-démocrate, accompagne la marche du capitalisme tout en prétendant limiter quelque peu les dégâts. 

 

Le capitalisme peut-il encore rebondir ?

Le capitalisme a jusqu’à présent toujours rebondi, au prix de millions de gens plongés dans la misère et de guerres dévastatrices. Après chaque grande crise, il a réussi à repartir. On peut se poser la question de savoir s’il en sera de même cette fois, et à quel prix. Y aura-t-il de nouveaux emplois induits par ces nouvelles technologies, et combien ? Dans le passé, les nouveaux emplois créés équilibraient peu ou prou les emplois détruits. Il est a posteriori évident que l’invention du chemin de fer, de l’électricité ont entraîné des développements économiques importants. C’est ce que le démographe Alfred Sauvy appelait le « déversement » : la hausse de la productivité liée à la mécanisation de l’agriculture a permis l’essor de l’industrie, tandis que l’automatisation croissante de cette industrie a facilité le développement des services.

L’informatique et la robotique sont pour l’instant loin de jouer un tel rôle.  Quelles activités pourraient prendre le relais de services automatisés dans le cadre de la révolution numérique ? Michaël Roberts,  pose parfaitement le problème : « quelles sont les implications de ces nouvelles technologies pour le capitalisme ? Qu’est ce que cela veut dire pour les emplois et le niveau de vie des gens ? Est-ce que cela signifie la fin du travail humain et l’instauration d’une société d’abondance et harmonieuse ? Ou des crises et conflits de classe d’une manière encore plus exacerbée ? » 

 

Socialisme ou barbarie

Cette question agite depuis longtemps les discussions. Mais, comme l’écrit François Chesnais, « la rencontre par le capitalisme de limites qu’il ne peut pas franchir ne signifie en aucune manière la fin de la domination politique et sociale de la bourgeoisie, encore moins sa mort, mais elle ouvre la perspective que celle-ci entraîne l’humanité dans la barbarie. » Tant que les moyens de production appartiennent à une élite, les bénéfices d’une société robotisée iront à cette élite, et les détenteurs de capital seront toujours gagnants.

De même que Marx et Engels s’enthousiasmaient devant le développement des machines, en prévoyant qu’elles allaient soulager le travail humain et créer une société capable de satisfaire les besoins des populations, Michael Roberts prévient : « ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Nous avons besoin d’avancées technologiques pour satisfaire les besoins de la population, aider à éradiquer la pauvreté et créer une société d’abondance sans causer de dommages à l’environnement. Si une technologie d’intelligence artificielle robotisée peut nous apporter cela, c’est tant mieux ! »

Déjà dans les années 1970, le collectif Adret affirmait, chiffres à l’appui, qu’en rationalisant la production nous pourrions tous n’effectuer que deux heures par jour de travail productif.5

  • 1. John Lanchester, « The robots are coming », « London Review of Books  », vol. 37, n° 5, mars 2015, https://www.lrb.co.uk/v3…
  • 2. François Chesnais, « Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables ? », site A l’Encontre, 4 février 2017, http ://alencontre.org/laune/le-capitalisme-a-t-il-rencontre-des-limites-infranchissables.html
  • 3. Michael Roberts, « Robots and AI : utopia or dystopia ? », sur son site https ://thenextrecession.wordpress.com, entrées des 23 août, 29 août et 24 septembre 2015.
  • 4. Ernest Mandel, Introduction à Karl Marx, Le Capital, livre III (Penguin, 1981), p. 78. Cité par François Chesnais dans « Le cours actuel du capitalisme et les perspectives de la société humaine civilisée », revue Inprecor n° 631-632, septembre-novembre 2016.
  • 5. « Travailler deux heures par jour », par le collectif Adret, http://2hparjour.canalbl…]

    Et puis, peut-on faire comme si les choses avançaient d’une manière inéluctable, en faisant fi de freins économiques tels que le coût et la rentabilité des investissements dans des machines nouvelles et, surtout, des réactions possibles du côté des travailleurs et des consommateurs ? Plusieurs exemples viennent appuyer cette objection. Un acteur inattendu, Michel-Edouard Leclerc, pointe des freins au développement des caisses automatiques en soulignant que les consommateurs se montrent peu enthousiastes et fuient ces dispositifs, alors que dans la distribution, une des clés de la performance réside dans la relation avec la clientèle.

    Michaël Roberts cite un autre exemple parlant : « Jeffrey Sachs, l’économiste de premier plan de l’université Columbia, prédisait récemment que les robots et l’automation prendraient le pouvoir chez Starbucks. Mais il y a de bonnes raisons pour dire qu’il se trompe. Le succès de Starbucks n’a jamais reposé sur le fait d’offrir du café moins cher et plus efficacement. Les consommateurs préfèrent souvent les gens et les services fournis par des humains. » Il cite aussi les Apple stores avec «  leur nuée innombrable d’employés armés d’iPads et iPhones », « une alternative convaincante à un futur de magasin robotisé. »

    Le débat sur l’avenir du système capitaliste est donc loin d’être clos. On peut légitimement s’inquiéter du rôle croissant des robots et de l’intelligence artificielle dans le champ du travail. Mais aussi se dire qu’un système qui, au lieu de soulager le travail des hommes grâce à la technologie, ne sait que menacer l’humanité entière en s’empêtrant dans ses propres contradictions, devra tôt ou tard être remplacé.

    Le cinéma pose lui aussi la question à travers un certain nombre de films d’anticipation, du type d’Elysium. Ce dernier se situe en 2154, quand les hommes sont divisés en deux catégories : les riches, privilégiés, vivent sur la station spatiale appelée Elysium où il n’y a ni pauvreté, ni guerre, ni maladies tandis que les autres, la masse des pauvres, vivent sur une terre surpeuplée et ruinée. La très bonne série Trepalium, diffusée par Arte, met aussi en scène un monde déshumanisé, questionnant jusqu’à l’absurde le système capitaliste. 3 %, une toute récente série brésilienne, dépeint un monde d’inégalités extrêmes où 3 % de la population vit dans l’opulence.

    La problématique de l’urgence de se débarrasser du système capitaliste est plus que jamais d’actualité.

    Régine Vinon