Publié le Dimanche 21 février 2016 à 09h50.

« Sécuriser les entreprises n’a jamais été une fonction du droit du travail »

Entretien. Membre du Syndicat des avocats de France (SAF) et à ce titre de la campagne CQFD (Ce code qu’il faut défendre), Judith Krivine intervient au côté des salariés, organisations syndicales et institutions représentatives du personnel, dans tous les domaines du droit du travail.

 

Peux-tu revenir sur les multiples attaques contre les droits des travailleurEs adoptées et mises en œuvre ces derniers mois ?

Les attaques ne datent pas de « ces derniers mois » seulement, mais de ces dernières années, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel avec la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 : réduction des délais de prescriptions, encadrement des procédures d’information et consultation des CE avec une grave limitation des possibilités de recours ; limitation des possibilités d’action dans le cadre des licenciements économiques collectifs ; introduction des accords de mobilité et des accords de maintien de l’emploi.

La loi Macron est venue renforcer ces attaques. L’une des mesures les plus choquantes est la suppression des peines de prison non pas lorsque l’employeur ne mettrait pas en place les instances représentatives du personnel, mais lorsqu’une fois en place, il ne respecterait pas leurs droits. Quel est donc le message ? Mettez en place les instances afin de donner l’apparence que vous respectez le code du travail, et ensuite, si vous ne respectez pas les droits des représentants du personnel, ce n’est pas si grave. Cette limitation des sanctions de l’entrave, associée aux atteintes aux droits à l’information et à la consultation, constitue une attaque au principe de valeur constitutionnelle qu’est le droit des salariés à participer à la gestion de l’entreprise par l’intermédiaire de leurs représentants.

La loi Macron modifie aussi les accords de maintien de l’emploi, qui déjà permettaient de licencier un salarié refusant une baisse de rémunération ou une augmentation de la durée du travail pour motif économique individuel, en ajoutant une « petite » phrase : « il repose sur une cause réelle et sérieuse ». En clair : dans le cadre d’un tel accord, le salarié qui refuserait la modification de son contrat de travail n’aura même plus le droit de contester son licenciement.

La loi Rebsamen n’est pas en reste, notamment avec la hausse du seuil (de 200 à 300 salariéEs) en-dessous duquel l’employeur peut mettre en place une délégation unique du personnel et l’inclusion du CHSCT dans cette instance et ses règles.

Que retenir des 61 « principes essentiels du droit du travail » de Badinter ?

Faut-il nécessairement en retenir quelque chose ? Dans son introduction, M. Badinter rappelle que « le cœur du droit du travail c’est la volonté d’assurer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine ». Malheureusement, ces principes correspondent à des normes de valeur juridique très variée, et il n’est pas possible de savoir sans aller chercher dans d’autres textes quelle est leur véritable portée.

De plus, M. Badinter affirme que « formuler les principes, c’est faire la lumière sur ce qui importe et laisser dans l’ombre ce qui est second ». Or, précisément, ce qui est inquiétant, c’est ce qui reste dans l’ombre. Par exemple, l’article 1er prévoit que « Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » : doit-on lire que pour les auteurs de ce rapport, le bon fonctionnement de l’entreprise est placé au même niveau que les libertés et droits fondamentaux des salariéEs ?

L’article 57 prévoit que « Les stipulations plus favorables du contrat de travail prévalent si la loi n’en dispose pas autrement ». Doit-on y voir une remise en cause du principe de faveur (surtout au regard de textes comme celui cité plus haut sur les accords de maintien de l’emploi), que le Conseil d’État avait pourtant reconnu comme un principe général du droit du travail ?

Cela prépare-t-il une réelle rupture dans notre droit du travail ?

La rupture se comprend à la lecture de la lettre de Manuel Valls du 24 novembre 2015, dans laquelle il indiquait : « la double fonction assignée au droit du travail est de plus en plus mal remplie. Alors qu’il doit à la fois protéger les travailleurs et sécuriser les entreprises pour leur permettre de se développer ». Mais sécuriser les entreprises n’a jamais été une fonction du droit du travail !

Le droit du travail est né pour protéger les salariéEs, placés sous la subordination juridique de l’employeur et donc « partie faible » au contrat, ce que le code civil ne permettait pas puisqu’il est construit sur la base d’une égalité entre les parties au contrat. Il doit continuer à protéger les salariéEs et peut-être également des personnes qui sous des statuts divers sont placées sous la subordination si ce n’est juridique, du moins économique, avec des formes de la relation de travail peu contrôlées et qui évoluent très rapidement.

L’autre tentative de rupture consiste à glisser de l’opposition entre salariéEs et employeurEs vers une opposition entre salariéEs en CDI, à plein temps, d’une part, et salariéEs précaires, d’autre part, ou encore entre salariéEs et chômeurEs. Or, faciliter les heures supplémentaires et permettre la diminution des majorations ne favorisera pas l’emploi mais l’augmentation du temps de travail, mal rémunéré. Favoriser le licenciement ne favorisera pas l’emploi mais les licenciements, donc le chômage.

L’objectif est clair en réalité : sécuriser les entreprises par tout moyen, quitte à priver les salariéEs de recours ou à priver les recours de tout intérêt (cf. la volonté de plafonner les indemnités en cas de licenciement injustifié).

Toute la démarche s’appuie sur des faux semblants. Autre exemple : comment le gouvernement peut-il prétendre « faire confiance » aux « partenaires » sociaux et prévoir de les contourner par le jeu du référendum ? L’exemple de Smart permet de comprendre comment se passeront les référendum s: la porte ouverte au chantage à l’emploi. « Si vous ne votez pas pour la baisse des salaires ou pour l’augmentation de la durée du travail sans augmentation de salaire, vous serez licenciés »...

En ce qui concerne la répression, la criminalisation du mouvement social, un pas est-il aussi en train d’être franchi ?

Oui. à Annecy, on condamne une inspectrice du travail qui défend les droits des salariéEs, mais qu’en est-il de l’employeur (Tefal) dont elle avait voulu signaler le non-respect de la Loi ?

On vient chercher manu militari des salariés d’Air France à l’aube, à leur domicile, pour une chemise arrachée. Mais a-t-on contrôlé le respect par l’entreprise de l’obligation de loyauté dans les négociations ? Qu’en est-il des forces de l’ordre qui ont déchiré la robe d’un avocat lors d’une manifestation en faveur de l’aide juridictionnelle ?

On condamne à une lourde peine de prison ferme des salariés de Goodyear parce qu’ils auraient séquestré des membres de la direction. Mais l’on ne dispose d’aucun moyen juridique pour empêcher les licenciements économiques, même si le motif est totalement injustifié. La loi de sécurisation de l’emploi, comme la Cour de cassation auparavant à travers l’arrêt Viveo, a donné la priorité au principe de la liberté d’entreprendre sur celui du droit à l’emploi...

Le message est donc clair : il s’agit de sécuriser les plus forts et de faire taire les plus faibles.

Quel lien fais-tu avec la déclaration et la prolongation de l’état d’urgence, son inscription dans la Constitution, ainsi qu’avec celle de la déchéance de la nationalité ?

Hélas comment ne pas faire le lien ? L’ensemble de ces réformes, dont les nouvelles attributions données en matière de police administrative, met à l’écart le juge judiciaire et les garanties procédurales, tels le droit à la défense et le respect du contradictoire, rendant impossible aussi le contrôle sur le pouvoir exécutif et ses services de police et de renseignement.

Au prétexte d’événements bien sûr extrêmement graves, ce gouvernement met en place un droit d’exception, qui risque de s’appliquer ensuite à la délinquance ordinaire et ne produira pas l’efficacité recherchée pour lutter contre le terrorisme. Cette situation risque de conduire à des pratiques attentatoires aux libertés, et pour certaines discriminatoires.

Le lien est dans la privation des droits mais aussi la limitation du droit au recours, qui est pourtant inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme (article 16).

Ce qui est en cause, c’est tout simplement l’État de droit et les principes démocratiques. Il est urgent de réagir.

Propos recueillis par Robert Pelletier