Publié le Jeudi 24 mars 2022 à 14h35.

« Une condamnation serait évidemment un revers pour Deliveroo »

Entretien. Eugène, syndicaliste, a assisté au procès Deliveroo qui s’est tenu mi-mars 2022 à Paris. Il répond à nos questions.

 

Comment et pour quels faits la société Deliveroo a-t-elle été envoyée en correctionnelle ?

Ce procès fait suite à plusieurs procédures engagées par l’inspection du travail, notamment en Île-de-France, qui concernent plus de 2 200 livreurs et livreuses.

Deliveroo France est poursuivie pour travail dissimulé, soupçonnée de recourir de manière abusive au statut d’auto-entrepreneur pour leurs livreurs et livreuses alors que les conditions concrètes d’emploi font apparaître un lien de subordination qui caractérise juridiquement le salariat.

Deliveroo prétend être une plateforme de mise en relation entre trois entités : consommateurs et consommatrices, restaurateurs et restauratrices, livreurs et livreuses. Pour les parties civiles et l’inspection du travail, c’est une entreprise de transport dont l’activité ­principale est la livraison.

En quoi ce procès diffère-t-il des actions individuelles devant les prud’hommes ?

La principale différence tient à la portée du jugement. Lorsqu’un livreur ou une livreuse saisit le conseil de prud’hommes, celui-ci ne se prononce que sur cette situation particulière. Les procédures de l’inspection du travail visent à établir des infractions et ont une portée plus large, ne serait-ce que par le nombre de livreurs et livreuses viséEs. Elles permettent de faire la démonstration d’un système organisé.

Alors que les livreurs et livreuses peinent souvent à apporter la preuve du lien de subordination, les prérogatives de l’inspection du travail lui permette de se faire communiquer des éléments internes à la société auxquels les livreurs et livreuses n’ont pas accès.

Une centaine de livreurs et livreuses s’est portée partie civile et plusieurs ont pu s’exprimer. En quoi cette présence était-elle importante et qu’a-t-elle apporté aux débats ?

La présence des victimes lors des procédures engagées par l’inspection du travail est essentielle, car elle permet à l’infraction de ne pas apparaître comme purement formelle. Sinon Deliveroo aurait pu continuer à prétendre que le statut d’auto-entrepreneur leur convenait parfaitement. La dimension politique est clairement apparue, Deliveroo mettant en avant à plusieurs reprises ses rendez-vous au ministère du Travail. Si, face à Deliveroo, il n’y avait eu que l’inspection du travail, la bataille aurait été perdue de ce point de vue-là.

Les témoignages ont donné du corps aux débats, mis en évidence des conditions de travail scandaleuses, notamment sur le temps de travail avec un employeur omniprésent qui organise le contrôle du travail et la sanction ; mais aussi une lutte collective qui s’est peu à peu construite comme l’opération escargot en 2016 à Bordeaux. Il s’agissait de gripper la machine en respectant simplement le code de la route. Un début d’auto-organisation et un témoignage des risques qu’ils et elles sont obligés de prendre sur la route.

L’avocat des livreurs et livreuses dénonce un retour au 19e siècle, Deliveroo défend son modèle et se refuse à les salarier. Quelle serait la portée d’un jugement reconnaissant leur qualité de salariéE à un moment où le gouvernement cherche à protéger les plateformes de livraison en légalisant leurs pratiques ?

Une condamnation serait évidemment un revers pour Deliveroo, même si ses représentants n’ont pas manqué de rappeler qu’ils ont l’oreille de nos gouvernants. Il y a une incertitude au sujet d’éventuelles évolutions juridiques. La loi de 2016, qui encadre les pratiques des plateformes numériques, n’a pas instauré une présomption de non-salariat, et il est peu probable que le principe même du lien de subordination comme critère du salariat soit remis en cause. À l’opposé, tant qu’il n’y a pas de remise en cause du modèle, il sera à chaque fois nécessaire de faire la démonstration de l’existence du lien de subordination même en cas récidive. Une directive européenne attendue sur le sujet, pourrait faciliter cette démonstration.

Qu’a révélé le procès sur le travail au sein d’une plateforme de livraison ?

L’avocat de Deliveroo a commencé sa plaidoirie en disant que ce n’était pas le procès de mauvaises conditions de travail ou d’un quelconque esclavage moderne. Effectivement mais ce début de plaidoirie est tout sauf un hasard ! Au-delà de la requalification des contrats, c’est bien l’image d’une entreprise aux pratiques déplorables qui est apparue au travers des témoignages des parties civiles. Quelques jours auparavant, un livreur avait expliqué qu’après une chute en vélo, le seul sujet qui intéressait le service client était de savoir si la commande était toujours livrable !

Derrière la notion de liberté affichée par Deliveroo se cache surtout un contrôle permanent. La constante géolocalisation des livreurs et livreuses ne sert pas qu’au bon déroulement des livraisons. L’audience a montré que cela avait pu servir à identifier des grévistes. Tout est quantifié et mis au service d’un culte de la performance individuelle poussée à son paroxysme. De bonnes statistiques permettent d’obtenir les meilleurs créneaux. Les livreurs et livreuses sont indirectement incités à faire de nombreuses heures (50, 70 jusqu’à 100 heures par semaine selon les témoignages).