Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 14h49.

Femmes, sans-papiers : la résistance visible de travailleurs invisibles (Roland Pfefferkorn. Contretemps n°10)

Les trois articles qui forment ce dossier ont en commun de rendre compte de quelques aspects de la situation de salarié-e-s dont la première des caractéristiques est d’être particulièrement vulnérables. En premier lieu parce ces travailleurs-euses occupent des emplois fragiles considérés en outre comme non qualifiés et relativement mal payés. Mais aussi parce que les catégories de travailleurs concerné-e-s sont majoritairement composées de femmes, d’immigrés, et singulièrement de femmes immigrées. Cependant ce n’est pas pour autant, malgré les difficultés, que les travailleurs et travailleuses de ces secteurs seraient obligatoirement passifs ou atomisés. Se retrouver pris dans des rapports de domination et d’exploitation particulièrement forts n’empêche pas, bien sûr à un certain nombre de conditions, que ces travailleurs arrivent à constituer des collectifs et à mener des actions communes de résistance, leur permettant de sortir de l’ombre. La puissance d’agir de ces collectifs est certes très variable, mais elle est manifeste dans les trois configurations décrites dans ces contributions. Dans chacun des cas étudiés c’est la lutte qui permet à ces travailleuses et travailleurs de sortir de l’invisibilité, de rendre visible leur travail, de se rendre visible vis-à-vis du mouvement ouvrier et de l’ensemble de la classe ouvrière, voire de s’y intégrer à travers la lutte, en un mot d’exister socialement et par voie de conséquence à travailler collectivement à réduire leur vulnérabilité.

C’est ce que montre le texte de Fanny Gallot consacré aux ouvrières de l’entreprise de lingerie de luxe Lejaby de Bourg-en-Bresse, bien que le thème de la résistance ou de la mobilisation des ouvrières ne soit pas central. Mais elles se mobilisent, certes tardivement, quand elles sont menacées de licenciements. Comme dans d’autres entreprises du même secteur ou d’autres secteurs, comme l’électroménager, touchés par des fermetures, les ouvrières défendent leurs emplois en mettant en scène les produits de leur travail, ici les soutiens-gorges. L’auteure souligne les manifestations de fierté des productrices et l’attachement de ces dernières au produit de leur travail. A travers leur mobilisation exhibant des soutiens-gorges géants, ces ouvrières rappellent à l’ensemble de la société que les articles de lingerie des marques de luxe sont aussi les produits du travail ouvrier, de leur travail. Car, au cours des dernières décennies, outre le monde ouvrier lui-même, c’est plus largement le travail des ouvriers et des ouvrières qui a été invisibilisé.

La contribution de Louis-Marie Barnier rend compte de l’invisibilité (du moins aux yeux des passagers) des ouvrières, souvent immigrées, du nettoyage aéroportuaire de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Cette relative invisibilité est un choix de la direction de l’aéroport, elle a été construite progressivement au cours des dernières décennies. La contribution montre en même temps qu’en cas de grève, les travailleurs et travailleuses du nettoyage accèdent brutalement à la visibilité. En effet quand la cabine est sale, quand le travail de nettoyage n’est pas effectué, tout le monde réalise que la propreté des cabines est le résultat d’un travail d’une catégorie de personnels. Mais pire encore toute la chaîne de production de l’aéroport risque d’être bloquée et les décollages ne peuvent s’effectuer. Bien qu’initialement divisés et fragmentés dans différentes sociétés sous-traitantes, la capacité de blocage des travailleurs de ce secteur leur permet en effet de dépasser les divisions et d’arracher des accords avec les entreprises sous-traitantes pour améliorer leurs conditions de travail et leurs salaires.

Enfin, Raymond Chauveau expose dans le détail les ressorts des mobilisations des ouvriers immigrés sans papiers travaillant dans différents secteurs d’activités, notamment dans diverses entreprises du secteur du nettoyage de la région parisienne. Ces travailleurs « de l’ombre », étrangers, sans papiers, généralement soucieux de ne pas se faire repérer, passent sous les feux des projecteurs médiatiques et deviennent socialement visibles, grâce à leurs mobilisations : manifestations de rue, occupations de leurs lieux de travail, etc. Du coup ils sont visibles à la fois pour eux-mêmes, pour l’ensemble de leur communauté de travail, mais aussi pour l’employeur, les administrations publiques et plus largement l’ensemble de la société. Ces textes contribuent ainsi à explorer ce que Stéphane Beaud appelle « les angles morts de la sociologie française »1.Ces catégories de travailleurs, ici plus particulièrement les ouvrières immigrées du nettoyage aéroportuaire et les travailleurs d’un nombre croissant de secteurs d’activités connaissent des conditions de travail et de rémunération dégradées non seulement en raison de la dévalorisation ancienne du type de travaux effectués, mais aussi suite à la généralisation de la sous-traitance et du recours massif à l’intérim, notamment dans des secteurs comme le bâtiment. Ces salariés ont en commun de travailler dans des secteurs qui ont été fragilisés, au cours des vingt dernières années. Les ouvrières du textile par exemple ont été particulièrement affectées par les processus de délocalisation dès les années 1960/1970. A cette époque les classes populaires – que tout le monde appelait la classe ouvrière - occupaient encore le devant de la scène, elles en ont disparu symboliquement à partir de la fin des années 1970, occultées dans le discours médiatique, politique et même sociologique par l’émergence d’une mythique classe moyenne2. Il n’y aurait plus qu’un ensemble disparate d’individualités et d’agrégats conjoncturels. L’entreprise de lingerie de luxe, où travaillent les ouvrières fait partie des dernières entreprises du secteur à produire encore en France. Afin de faire des économies sur les frais de main-d’œuvre, ces entreprises ont massivement arrêté, ou du moins limité, leur production en France et l’ont exportée dans des pays du Sud, ou, depuis la « chute du mur », de l’Est, où les salaires sont nettement plus bas, où la main-d’œuvre dispose de beaucoup moins de droits et est plus « docile » au yeux des patrons. Les délocalisations se sont multipliées ces dernières décennies dans l’ensemble des pays du Nord, tant aux Etats-Unis qu’en Europe en direction des pays d’Amérique latine, d’Asie, d’Europe de l’Est, du Maghreb, de la Chine, etc.

En revanche, certains secteurs d’activités, et certaines professions plus que d’autres, ont comme point commun d’employer une proportion élevée, voire majoritaire de travailleurs étrangers, très fréquemment démunis de titres de séjours. L’anthropologue Emmanuel Terray qualifie ce phénomène de « délocalisation sur place »3. Le recours au travail des étrangers sans papiers permet en effet de reconstituer « sur place », dans nos villes, dans nos champs ou sur nos chantiers, les conditions qui sont celles de la main-d’œuvre dans les pays du Tiers-Monde. Les salaires sont plus bas, les protections réduites au minimum : pas de droits syndicaux, des conditions de travail difficiles, un temps de travail plus long, des horaires atypiques et « flexibles », des contrats en matière de salaire pas respectés parce que les paiements se font souvent de la main à la main, etc. Les conditions de travail et de rémunération ressemblent à celles de là-bas, mais les exigences sont celles d’ici. Les politiques dites de « maîtrise des flux migratoires » mènent ainsi à des formes d’exploitation des étrangers dans le domaine du travail mais également dans tous les autres aspects de la vie : logement, déplacement (filières de passeurs), liberté (d’aller et venir) et dignité. La pression administrative, par exemple les contrôles d’identités sélectif, permet ainsi d’avoir une catégorie de travailleurs fragilisés, vivant fréquemment dans la peur, bref, sans droits. Mais la grève permet de casser l’invisibilité, de vaincre les peurs, de lutter contre la complicité objective qui uni le gouvernement et le patronat des secteurs d’activité concernés mais aussi, paradoxalement, de s’appuyer sur une fraction du patronat qui a un besoin impératif  de cette main d’oeuvre.

Les secteurs d’activités dans lesquels la part des travailleurs sans-papiers est particulièrement importante sont les suivants : bâtiment et travaux publics (BTP), principalement chez les sous-traitants ; l’hôtellerie et la restauration, selon E. Terray, en général la salle est en situation « régulière », la cuisine est « partagée » (le chef cuisinier est régulier mais ses aides ne sont pas réguliers) et la plonge est pratiquement toujours composée de travailleurs «irréguliers» ; la confection : l'industrie parisienne de la confection et du prêt-à-porter fait largement appel à une main-d'oeuvre chinoise surexploitée. Aujourd'hui, une part croissante de ces travailleurs chinois se rebelle et réclame des papiers et des droits ; les services à la personne (par exemple les différents types d’emplois à domicile – femme de ménage, garde d’enfants ou de personnes âgées - mais aussi les emplois en institutions de prise en charge des personnes âgées) ; l’agriculture (en particulier les activités saisonnières) ou encore le secteur du nettoyage au sens large du terme, dans quel s’effectue le « sale boulot ». Ce qui rassemble ces secteurs c’est le fait que physiquement, matériellement ils ne peuvent pas être délocalisés. Un chantier du bâtiment doit être là où l’immeuble sera utilisé par les usagers, un restaurant doit être là où se trouvent les clients. Les services à la personne ont lieu là où se trouvent les personnes et l’agriculture saisonnière là où sont les champs. Dans sa contribution, « Lutte contre l’invisibilité, lutte invisible ? Femmes du nettoyage avion et résistances collectives », Louis-Marie Barnier s’intéresse à une autre « zone d’ombre »  dans laquelle un ensemble de travaux ignorés sont mis en œuvre dans l’espace aéroportuaire. Il montre notamment comment au cours des dernières décennies s’est construit socialement l’invisibilité du travail de nettoyage (ou du portage de bagages). Aujourd’hui les travailleuses et travailleurs qui réalisent le nettoyage (mais aussi ceux qui assurent le chargement de l’avion ou le cathering ou qui transportent les bagages) n’apparaissent pas directement aux yeux des passagers : ils sont sous l’avion, dans les soutes de la cabine ou les galeries de l’aéroport. Tout est organisé pour rendre invisible cet ensemble de travaux, y compris en interdisant à ces travailleurs tout contact avec les passagers. De plus à partir des années 1980, les grandes compagnies aériennes ont confié ce type d’activités à la sous-traitance avec des conséquences négatives sur les salariés. Désormais, comme dans d’autres secteurs du nettoyage, les salariés du nettoyage aéroportuaire sont principalement des femmes (et des hommes) immigré-e-s. Le nettoyage comme activité professionnelle est encore davantage dévalorisé, socialement et économiquement et il revient à une main-d’œuvre peu ou pas qualifiée, issue des fractions de classes les plus mal loties.

L’analyse du nettoyage en termes de rapports sociaux de sexe, de race et de classe mise en œuvre par Nathalie Benelli permet de souligner les divisions internes qui structurent le métier. Elle montre à partir d’une enquête réalisée en Suisse que les nettoyeuses et nettoyeurs font tous un « sale boulot ». Mais leurs tâches ne sont pas forcément toutes sales et les conditions de travail et d’emploi sont différenciées. Les femmes se voient en général assigner le nettoyage considéré comme non qualifié ; le travail le plus précaire, le moins bien payé et le plus émietté est l’apanage des femmes immigrées ;  les hommes immigrés se préservent mieux du sale boulot tel le nettoyage des toilettes et ont plus de chances d’occuper des postes d’inspecteur de sites ou de chef d’équipe, mais ils subissent également la précarité du nettoyage sous-traité. Ce sont les hommes suisses qui ont le plus de chances d’avoir un emploi à plein temps dans le nettoyage qualifié. Mais « les nettoyeuses femmes, désavantagées par l’association de leur activité professionnelle avec le travail domestique, supportent mieux un métier qui cumule les caractéristiques négatives d’un travail féminin – sans que le fait qu’elles vivent mieux leur travail ne légitime la position subordonnée qui les assigne au boulot le plus sale » 4.

La propreté est une valeur fondamentale des sociétés riches et industrialisées, mais le nettoyage est un boulot sale. C’est un travail touchant à la saleté et à ce qui dégoûte : car son accomplissement implique de se salir les mains. Mais, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale et professionnelle, moins les personnes sont confrontées à la nécessité de se salir les mains, c’est-à-dire de s’occuper elles-mêmes de l’élimination de la saleté. « La question de savoir qui doit nettoyer et qui peut s’en préserver revêt donc une importance. La ligne qui sépare les personnes qui nettoient et celles qui ne nettoient pas traverse les rapports sociaux de sexe, de classe et de race : dans la sphère privée, les hommes gardent plus facilement les mains propres que les femmes, les femmes des classes aisées plus facilement que les femmes des classes populaires et les femmes migrantes ; dans la sphère professionnelle, les autochtones se préservent mieux que les étranger·e·s, les personnes qualifiées mieux que celles sans qualification reconnue sur le marché de l’emploi »5.

Dans les aéroports, le nettoyage a comme objectif d’éliminer la saleté laissée par la rotation antérieure afin d’assurer le confort des passagers. Mais l’activité ne se déroule jamais sous les yeux des passagers. On retrouve le même processus dans le transport ferroviaire en Europe. Par contre au Japon les équipes de nettoyeurs et nettoyeuses assurent la propreté des trains rapides sous les yeux des passagers alignés prêts à embarquer, et cela en un temps record et avec un résultat impressionnant. Mais le nettoyage assure aussi une fonction symbolique : la propreté exprime en effet aussi l’attention accordée à la sécurité par l’entreprise de transport. Ces travailleurs invisibles du secteur aéroportuaire, comme ceux des entreprises de nettoyage, ne parviennent finalement à la visibilité qu’en cas d’arrêt de travail. C’est un peu comme pour le ménage dans la sphère domestique qui ne se voit que quand il est mal ou pas fait. Le nettoyage dans les aéroports ne se voit qu’en cas de grève. Alors les avions ne sont pas nettoyés et quand ils sont sales, le Commandant de bord peut refuser d’assurer le vol, considérant la sécurité mise en jeu. De même les passagers peuvent refuser d’entrer dans une cabine non nettoyée.  Les menaces de fermeture de l’usine, les risques encourus en raison de l’absence de titre de séjour (placement en centre de rétention ou reconduite à la frontière) ou l’éparpillement des salarié-e-s dans de petites unités sous-traitantes sont des facteurs qui rendent a priori difficiles d’éventuelles mobilisations collectives. Pourtant, dans les trois situations étudiées par les auteurs des contributions, les travailleurs fragilisés se mobilisent, les unes organisent des manifestations défensives, en vue de sauver des emplois menacés de disparition, ou à défaut d’obtenir au moins des compensations financières jugées satisfaisantes, les autres mènent des actions revendicatives afin d’améliorer des conditions de travail ou de rémunération, ou d’éviter une dégradation continue de ces dernières, enfin, dans le cas des travailleurs sans papiers le facteur déclenchant des grandes mobilisations a été un contrôle de police dans une blanchisserie. Avec l’appui de la CGT, ces travailleurs organisent des occupations d’entreprises, non pas pour obtenir satisfaction sur des revendications économiques ou portant sur les conditions de travail, mais en vue de faire pression sur les pouvoirs publics afin d’obtenir des papiers en règle.Ces travailleuses et travailleurs touchés par différentes formes de précarité peuvent donc sembler démuni-e-s en termes de capacités de mobilisation6. Mais, l’étude de l’action syndicale et des mobilisations « improbables » récentes dans différents secteurs (chantiers navals,  complexe pétrochimique, équipementiers automobiles, poste, etc.) permet de mieux comprendre, comment par exemple  les résistances au sein du secteur du nettoyage ont pu se développer malgré la forte présence de salariés sans-papiers, la faiblesse des qualifications, la fréquence du multi-emploi, la féminisation du secteur ou le relatif isolement des travailleurs7. Dans des cas étudiés par d’autres chercheurs, comme dans les exemples présentés plus loin, on peut notamment relever des relations paradoxales entre les formes de précarité et le type de mobilisations. Raymond Chauveau montre notamment que la production des solidarités entre travailleurs sans-papiers est elle-même un enjeu de luttes et qu’elle implique y compris une bataille sur le plan sémantique8. D’autres auteurs ont récemment étudié ces processus de précarisation mais aussi les formes de solidarités qui se développent aussi bien parmi les précaires qu’entre précaires et stables9. Ces processus n’ont cependant rien de fondamentalement nouveau. C’est ce que montrent des études historiques portant sur les professions les plus diverses (dockers, bucherons, employées du commerce)10.

Roland Pfefferkorn, professeur de sociologie, Université de Strasbourg. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

BibliographieBeaud Stéphane, Jospeh Confavreux, Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, La Découverte, 2006. Benelli Natalie, « Divisions sexuelle et raciale du travail dans un sale boulot féminin. L’exemple du nettoyage en Suisse », Raison présente, n° 178, « Articulation des rapports sociaux : classes, sexes, races », 2011 (à paraître).Béroud Sophie et Paul Bouffartigue (sous la direction de), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ? Paris, La Dispute, 2009. Cardon Philippe, Danièle Kergoat, Roland Pfefferkorn, (dir.) Chemins de l’émancipation et rapports sociaux de sexe, Paris, La Dispute, Col. « Le genre du monde », 2009.Pfefferkorn Roland, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe, Paris, Editions La Dispute, Collection « Le genre du monde », 2007.Terray Emmanuel, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place » in E. Balibar, M. Chemillier-Gendreau, J. Costa-Lascoux, E. Terray, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, 1999.Travailleurs sans papiers : la visibilité par la grèveRaymond Chauveau**Raymond Chauveau est membre de la coordination Cgt du mouvement des travailleurs sans-papiers. Il est important de pouvoir réfléchir de façon approfondie à ce phénomène des travailleurs sans papiers dans nos pays, et particulièrement en France. Un sujet qui demanderait par ailleurs un véritable travail de recherche. Nous avons-là un véritable champ, économique, social, syndical et politique qui prend une importance grandissante dans la mesure où de plus en plus, au niveau national comme au niveau européen, cette question des migrants interpelle les organisatrices syndicales. Il s’agit ici de la lutte des travailleurs sans papiers. J'insiste sur ce vocable "travailleur". Ce n’est pas tant un point d'ordre sémantique, mais davantage une approche politique déterminante pour la CGT. Le mouvement de grève des travailleurs sans papiers, débute en octobre 2006. Des travailleurs de la blanchisserie industrielle Modeluxe viennent frapper à la porte de l'Union locale à Massy. Une descente de police vient d'avoir lieu dans leur entreprise, une partie des travailleurs sans papiers s'est enfuie, mais une autre nous dit : « Nous, on veut rester dans l’entreprise, on travaille ici, on ne bougera pas ». A partir de ce point de départ, deux options se posent à l’organisation syndicale pour appréhender cette question : est-ce que l'on s'en saisit du point de vue du "Sans papiers", de la personne en soi, sans titre de séjour, menacée par la police, menacée d'être placée en centre de rétention, menacée d’être reconduite à la frontière… ou bien, est-ce qu’on la prend du point de vue du travail, donc d'un point de vue syndical, et qui se positionne en partant de ce fait : Ils bossent ici, et leurs  droits de salariés doivent être reconnus et défendus en tant que tels, d’abord par l’organisation syndicale, et ensuite en direction de l’employeur et de l’administration. L’organisation syndicale a fait le choix de la deuxième option. Nous avons pris le problème à partir à partir de la défense des intérêts des travailleurs. Celui de ces ouvriers de cette blanchisserie qui, parce que sans titre de séjour valables, étaient menacés d'être licenciés. C’est cette option que nous avons pu imposer à la préfecture en 2006. La liste de l’ensemble des travailleurs concernés par cette descente de police a été remise au préfet du département et nous lui avons demandé de les régulariser. Avec notre intervention, la direction de l'entreprise a bloqué les procédures de licenciement, puisque la liste était déposée en préfecture. Pour mémoire, nous étions encore sur la lancée de la campagne de RESF sur la régularisation des parents d’enfants scolarisés.  Très rapidement, dans le traitement de l'ensemble du dossier, la collusion importante entre l’administration et le patronat est devenue flagrante.  L'administration indique qu'elle n'a pas l'intention d'expulser ces travailleurs, par contre elle prend tout le temps pour permettre au patron de les pousser petit à petit en dehors de l'entreprise. Qui, par licenciement pour faute, qui, avec l'enveloppe qui va bien, qui, par pression. Le problème n'est pas réglé, mais déplacé. Vingt-deux salariés résisteront à la pression et déclareront : « Nous, nous ne quitterons pas cette entreprise. Cela fait des années que l’on y bosse, il n’est pas question qu’on accepte d'en partir parce que l'on n'a pas de titre de séjour valable ». La grève, arme des travailleursCette prise de position marque un début de prise de conscience d’une partie de ces travailleurs sans titre de séjour, de leur situation, de leur statut de travailleur dans une entreprise donnée. C’est tout à fait nouveau, dans la mesure où à l’époque, avec les occupations d’églises et de lieux publics, la question de la lutte pour la régularisation se posait à partir de présupposés humanitaires, parce que "sans papiers" était pris de façon générale. À partir de là, ces travailleurs se mettent en grève dans l’entreprise contre les menaces de licenciement et pour être régularisés. Une particularité : cette grève reçoit le soutien de l'ensemble du personnel qui, à son tour, se met en grève. La presse locale suit le conflit. Résultat du point de vue de l'obtention des titres de séjour : l’ensemble des salariés concernés sont régularisés même s'ils sont, malgré tout, licenciés (une procédure devant le conseil des prud'hommes est toujours pendante pour licenciement sans cause réelle et sérieuse). Une autre particularité apparaît dans les discussions avec les autorités et, en particulier, avec le préfet, qui nous dit « Moi en tant que préfet, je n’ai pas les outils, les textes adéquats pour régulariser des travailleurs sans papiers, je ne connais que la régularisation au titre de la vie privée, vie familiale ». Il n'empêche, ces régularisations sont  obtenues sur la base d'un rapport de force dans l'entreprise. La couverture médiatique même limitée y aidera aussi. D’un point de vue pragmatique, nous commençons à découvrir tout un pan du marché du travail. Et au fur et à mesure du développement des grèves, il nous apparaîtra de plus en plus complet, structuré, particulier. Nous avons à faire, comme le souligne l'intitulé de cet atelier, à toute une partie du monde du travail, constitué de femmes et d'hommes que l'on peut effectivement qualifier d’invisibles. Ils le sont à plusieurs titres. Premièrement, pour eux-mêmes, avec le souci permanent de passer entre le mur et la peinture du mur de l'atelier et d’avoir le moins de relief possible. Deuxièmement, pour l’ensemble de la communauté de travail. Un travailleur sans titre de séjour valable ne vient pas voir son ou sa camarade de travail en disant « je suis sans titre de séjour et toi ? » Seule la grève permettra aux travailleurs sans papiers de pouvoir se définir et se reconnaître les uns vis-à-vis des autres. Troisième point, il est aussi invisible pour le patron. Celui-ci n'est pas intéressé de connaître le véritable statut du salarié. Ce qui l'intéresse au premier chef c'est d'avoir à sa disposition une force de travail malléable et flexible. Enfin et  de façon générale, il doit être invisible pour l’administration et l'ensemble de la société, à tous les niveaux. Ce sont des travailleurs sans droits, du fait qu’ils n’ont pas de titre de séjour. Ils ne peuvent exister et se maintenir dans la société qu'à condition de rester invisibles, donc sans droits. Nous insistons sur cet aspect des choses, parce que cela nous semble l'élément fondamental de la situation de ces travailleurs. Ils ne doivent pas revendiquer, réclamer à propos de leur fiche de paie de leurs conditions de travail, ils ne doivent pas demander le paiement de leurs heures supplémentaires… sinon, ils sont menacés. Des secteurs économiques impliquésCette situation permet à toute une partie du patronat d'en tirer un énorme profit. Ce sont des secteurs entiers de l'économie qui fonctionnent avec ces travailleurs invisibles, ces travailleurs sans droits. Le secteur du bâtiment, de la restauration, du nettoyage, de l’aide à la personne, mais aussi tout ce qui est jardinage… sans compter le secteur de l'imprimerie avec les margeurs brocheurs. Ceux qui conditionnent les magazines que vous retrouvez dans votre boîte aux lettres.  Ce sont des travailleurs qui répondent à la demande patronale au pied levé pour trois-quatre heure de travail en pleine nuit pour assurer le routage de ces magazines. Ce sont des secteurs économiques qu’on qualifie de non "délocalisables". Des secteurs où le patronat pour tenir dans la course au profit maximum,  capte une partie de cette population active pour la faire travailler aux conditions de « là-bas », et la faire travailler, autre contradiction, avec les exigences et les impératifs de temps, d’ici. L’élément caractéristique de cette population salariée, ce n’est pas tant le fait que ses feuilles de paie soient systématiquement plus faibles que celles des autres travailleurs, si ce n’est le fait qu’elle est bien souvent soumise à des contraintes d'impératifs horaires liés à une amplitude de la journée de travail d'une très grande flexibilité sur la semaine, le mois ou à l'année, que peu de travailleurs ici "avec papiers"  ne peut tenir et ne tiendrait. Parce que nous avons un minimum de conventions collectives, un minimum de textes réglementaires et législatifs comme le Code du travail, et nous avons des organisations syndicales que tout travailleur peut saisir à condition de ne pas être "invisible". Mais comme ces salariés invisibles ne sont pas ceux qui viennent frapper à la porte des organisations syndicales pour dire : « Moi, cela fait des mois que je travaille sans prendre de jour de congés ». Encore une fois, ce sont des travailleurs à qui le patronat impose une énorme flexibilité. Et l'on comprend bien pourquoi ils sont "embauchés" massivement dans le bâtiment. La question des délais, peut-être plus qu'ailleurs, est une question structurante de ce secteur lors des passages de marchés où l'une des questions principales est : « En combien de temps cela peut être fait ». En réponse à la question se négocie tout un barème de pénalités entre les commanditaires, les donneurs d’ordre et les sous-traitants. Outre leur capacité à encaisser cette flexibilité, l'intensification du travail qui va avec, oblige les travailleurs sans papiers à aller très loin dans leur réserve physiologique pour pouvoir tenir les délais.Une collusion Etat patronatL’autre élément est la relation entre l'administration et le patronat, pour rendre leur exploitation possible et plus facile. Comme vous le savez, il existe tout un arsenal juridique, législatif, réglementaire particulièrement développé avec Hortefeux et Besson, qui maintient une pression permanente sur ces salariés qui va du contrôle d'identité, jusqu'à l'expulsion en passant par la mise en rétention. Il faut sans doute faire ici un distinguo entre ce qui relève du calcul politique et ce qui relève de l’intérêt économique immédiat. Globalement, cette pression répond d'abord à la nécessité de maintenir ces travailleurs dans leur condition  de travailleurs sans droits. Pour qu’ils ne puissent pas revendiquer et qu’ils ne puissent absolument pas se prévaloir de leur condition de travailleur pour réclamer leurs droits. Quand vous êtes un travailleur sans papiers, et les témoignages abondent, vous partez le matin au travail la peur au ventre. Il vous faut mettre en œuvre toute une stratégie pour passer à travers les contrôles, éviter tel couloir du métro ou telle station à telle heure, et quand vous arrivez à l’entreprise, toute la journée, il vous faut "bosser" avec l'angoisse d'être repéré, dénoncé… À la longue, vous êtes forcément fragilisé psychologiquement. Toute cette pression administrative, policière, judiciaire, à tous les niveaux, vise à maintenir cette catégorie de travailleurs dans sa condition de travailleur sans droits. Avec les grèves, nous avons mieux compris le rapport spécifique de ces travailleurs à l’exploitation capitaliste. Ces hommes et ces femmes qui devaient rester dans l’ombre, non seulement, ne le sont pas restés mais, qui plus est, ont assumé d'endosser les habits de travailleurs que la société leur contestait, pour dire : « Nous sommes aussi des travailleurs, nous exigeons d’être régularisés au motif que nous sommes des travailleurs. Stop à cette surexploitation ».La grève a été de ce point de vue un élément fondateur. Elle a mis en porte-à-faux les deux tenants de cette situation : le patronat et le gouvernement. La grève pour la régularisation se mène sur les lieux de travail, mais elle ne pose pas à proprement parler de revendication sur les conditions de salaires ou de travail. Elle interpelle le gouvernement, l'administration et elle pose une revendication de fait politique. « Nous sommes des travailleurs de telle ou telle entreprise, embauchés depuis tant de temps, nous vous demandons de reconnaître ce fait et de nous régulariser en nous délivrant un titre de séjour ». C’est là l'élément important, un pas franchi en France par le mouvement ouvrier dans la défense des intérêts de ces travailleurs. La démarche est toute particulière. On a des travailleurs qui se posent dans et par la grève en tant que travailleurs vis-à-vis de leur patron et vis-à-vis du gouvernement. Dans ce même mouvement, ils posent une question politique et à partir du lieu où ils la pose, disent que patrons et gouvernement sont complices, et qu’ils doivent satisfaire la revendication. Façon nouvelle de prendre la problématique de la régularisation des "sans papiers", et j’ai tendance à penser que c'est la seule façon efficace sur le fond. Parce qu'elle prend le gouvernement et le patronat de front, sur leur propre terrain, et qu'elle s'inscrit en faux contre leur discours où l'étranger est présenté comme l'ennemi, pour mieux contenir la réalité sociale. Dans la grève, nous avons des salariés étrangers qui disent : "nous faisons partie de cette réalité sociale et nous le revendiquons. Nous faisons partie de la société". On comprend qu'à partir de là, ce mouvement a suscité, et suscite toujours, beaucoup de polémiques. Il s'oppose à tout le discours que nous connaissons depuis 2007 avec la création du Ministère de l’immigration et de l'identité nationale.  Dans tous les reportages que nous avons pu voir, si les rédactions n'hésitent pas à montrer des exemples de surexploitation que subissent ces travailleurs, jamais vous ne verrez d’images globales de masse montrant des mobilisations de plusieurs milliers de travailleurs sans papiers que nous avons pu organiser depuis 2008. Y compris celles de meetings où nous avons réuni plus de 3000 à 4000 travailleurs sans papiers. Y compris celles de manifestations où nous avons réuni plus de 10 000 salariés. Du point de vue du patronat et du gouvernement, il est essentiel de garder du travailleur sans papiers une image isolée, de le montrer "à titre exceptionnel". D'induire l'idée que cette exception est le fait de patrons voyous, et non pas d’un système. D’où cette approche très singulière, très particulière dans la manière de traiter le sujet du point de vue médiatique : sous forme essentiellement de scoop. Dans le mouvement, nous n’avons pas eu beaucoup de mal, par exemple, à avoir sur France 2 un reportage particulièrement poignant sur les ouvriers de Suez-Montlignon  dans le Val-d'Oise. Des salariés intérimaires, qui logeaient principalement dans  un foyer d’Epinay-sur-Seine et qui, tous les matins se rendaient au rond-point du champ de course de Soisy-sous-Montmorency. Et là, attendait la myriade de camions bennes à ordure qui au feu rouge s'arrêtaient pour permettre au contremaître de cette entreprise de faire le tri : « toi tu montes, toi tu restes, toi tu vas faire ta tournée »… Ce reportage est passé au journal télévisé de France 2, mais jamais les images des rassemblements de 3000/4000 travailleurs sans papiers à la halle Carpentier à Paris ne sont passées au journal télévisé de 20h. Il faut que cette problématique soit vue et continue d'être vue comme un phénomène très parcellaire, quasi exceptionnel. En tout cas, pas comme un phénomène de masse, de classe. C'est un point important à préciser, du point de vue de la visibilité du mouvement, parce que beaucoup de gens disent : on en parle peu. Un mouvement d’une portée exceptionnelleUn autre élément très important, c'est l’ampleur des grèves engagées depuis octobre 2009. Aujourd’hui ce sont 6804 travailleurs sans papiers qui restent engagés dans le mouvement depuis le 10 octobre. Ce qu’on appelle l’acte 2, avec un grand nombre d’intérimaires parmi ces travailleurs sans papiers. Ce mouvement a fait peur à toute une partie du patronat, et notamment à tous ces patrons qui embauchent les travailleurs sans papiers "en toute connaissance de cause", mais aussi à tous les autres. Et de ce fait, une partie du patronat a pris position en disant qu’il fallait effectivement régulariser ces travailleurs sans papiers, c'est une réalité économique et sociale. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, que parmi ces patrons, nous trouvons aussi bien certains du CAC40, que d'entreprises importantes, que des PME, et des représentants de toutes petites entreprises. Quand nous les avons rencontrés, la CGPME, l'UPA ont pris position, comme des responsables départementaux du MEDEF, du Loiret, de Seine-et-Marne, de l’Essonne. Tous nous ont dit : "il faut arrêter avec cette hypocrisie, il faut reconnaître les choses pour ce qu’elles sont, ce sont des travailleurs qui bossent ici, il faut les régulariser". Ces prises de position publique contenues notamment dans le cadre de "l'approche commune", comme celle en "off" que je viens de citer, ont créé un grand trouble du côté du gouvernement puisque la position de N.Sarkozy comme de B.Hortefeux sur le sujet revient à permettre le maintien des conditions qui permettent la surexploitation de ces travailleurs. Cela conduit une partie du patronat, directement impliqué sur le sujet, qui prennent position à se retourner de fait contre le gouvernement… La prise de position de cette partie du patronat a obligé le gouvernement à ouvrir des négociations sur les conditions de la régularisation des travailleurs sans papiers. La force et l'impact de la grève les y ont contraints. Grosso modo, ces positions patronales reflètent les prises de distance que nous connaissons dans le camp d'en face, avec le discours de Grenoble du 31 juillet 2010.Cette reconnaissance du fait "travailleurs sans papiers", a été marquée au plus haut niveau, puisque nous avons réussi à ce que le Ministère du travail, via la Direction générale du Travail, soit partie prenante des négociations que nous avons pu engager à partir du 11 juin 2010 avec le gouvernement. Suite à ces négociations, nous avons maintenant la possibilité pour un travailleur qui peut faire valoir 12 mois d’activité salariée sur 18 mois, ou pour un intérimaire, 12 mois d’activité salariée sur 24, et dont le patron s'engage à poursuivre son contrat de travail, la possibilité d’être régularisé. Que de chemin parcouru depuis octobre 2006 bien sûr, mais aussi depuis le déclenchement de la première vague de grèves cordonnées en 2008 et avant le 12 octobre 2009.  Pour la première fois dans notre pays, des travailleurs sans papiers ont revendiqué qu’ils sont des travailleurs en tant que tels. Et en utilisant l’arme de la grève, par leur mouvement en lien étroit avec des organisations syndicales, ils ont contraint le patronat à une reconnaissance économique et sociale de leur réalité et obligé le Ministère du travail à être partie prenante de négociations qui, jusqu’à maintenant, restait du domaine réservé du Ministère de l’Immigration. Ce n’est pas une mince victoire politique et nous pensons que cela va avoir des prolongements. Mais il faut aussi d'autres prolongements syndicaux et politiques, de façon à ce que nous ayons effectivement la possibilité d’une véritable régularisation de tous les travailleurs sans papiers qui travaillent ici. Car concrètement aujourd'hui, après le discours de Grenoble et l'omniprésence d’un Ministère qui est à la fois celui de l'intérieur, de l’immigration, mais aussi des affaires étrangères, de la justice… nous nous heurtons à de nouvelles difficultés pour faire que tous les acquis obtenus dans ce mouvement puissent se traduirent concrètement. « On a un problème on aime nos produits, c’est viscéral »11De l’attachement des ouvrières au produit de leur travailFanny Gallot** Fanny Gallot est doctorante en histoire, Laboratoire LARHRA, et membre du Comité de rédaction de Contretemps. En septembre 2010, des ouvrières de Lejaby, fabricant de lingerie,  ont occupé le siège de l’entreprise à Rillieux-la-Pape contre le licenciement de 197 d’entre elles. Quelques temps après, je suis allée à leur rencontre et, à peine arrivée, les ouvrières me demandaient ce que je pensais de la couleur de leur nouvelle gamme. Leur rapport au produit est « viscéral », comme si ce produit faisait partie d’elles. Elles le mettent en avant dans leur lutte que ce soit en construisant un soutien-gorge grand format pour l’occasion ou en portant des sous-vêtements par-dessus leurs vêtements. De la même façon, les ouvrières de chez Chantelle en grève contre la fermeture de leur site en 1994 accrochent des sous-vêtements entre deux banderoles et défilent avec leurs produits tandis que celles de Moulinex se battant contre les licenciements les disposent sur les grilles de l’usine, en 2001. Les ouvrières de Lejaby qualifient leur relation au produit d’attachement. En effet, lorsque je les interroge sur le fait que la presse les a beaucoup montrées avec leurs productions, elles poursuivent elles-mêmes sur leur « attachement »12 :« FG : Donc, c’est un attachement, c’était ma question.Marie-Christine : Oui.Janine : […] Une fois, quelqu’un m’avait dit : « quand même, t’as de la chance de travailler dans les sous-vêtements, au moins, tu vois le produit quand il est fini, t’as un beau produit dans la main. » Et moi, à l’époque, je lui ai dit : « Ouais, mais bon, oui… sans plus ! » Pour moi, c’était pas une chance, mais bon… Mais, c’est vrai que, comme on a beaucoup d’ancienneté, on a vu aussi l’évolution de l’entreprise, l’évolution des produits et malgré tout quand on va dans un magasin de lingerie, le premier réflexe, c’est d’aller voir s’il y a du Lejaby et qu’est-ce que c’est comme Lejaby et quand on passe devant un magasin où y-a du Lejaby on se dit :  ‘‘bah, tiens, notre travail, il est dans la vitrine, quoi.’’ En sachant qu’il y a que 30% de Lejaby qui est fabriqué en France, mais bon…C’est vrai qu’on a un attachement… »13L’attachement des ouvrières de Lejaby correspond à un lien particulier, un sentiment fort qui les lie à leurs productions. Cette citation montre que ce sentiment s’est construit petit à petit puisque Janine, embauchée en 1978, revient sur son « ancienneté », sur « l’évolution de l’entreprise, l’évolution des produits ». Elle se souvient aussi qu’ « à l’époque », elle ne se sentait pas spécialement chanceuse de travailler dans la lingerie : elle n’avait donc pas un attachement particulier aux sous-vêtements qu’elle produisait. Ce qui m’intéresse, c’est donc d’observer le changement qui s’est opéré dans le rapport des ouvrières au produit de leur travail depuis les années 1980. Le discours qu’elles tiennent à ce propos est très différent d’une période à l’autre : un discours  a donc été construit par les ouvrières sans doute, mais aussi par l’entreprise. Comment ce discours a-t-il été construit pour conduire à ce type de comportement à l’heure des fermetures d’usine de la fin des années 1990 et du début des années 2000 ? Est-ce parce qu’il s’agit de produits destinés aux femmes que ces dernières s’y sont  attachées ? Le sont-elles de la même façon dans la lingerie et l’électroménager ? Qu’est-ce qui a conduit les ouvrières à l’attachement au produit qui est le leur au moment des luttes contre les fermetures à partir des années 90 ? C’est en m’appuyant principalement sur les exemples de Chantelle, Moulinex et Lejaby que je vais donner quelques pistes de réponses à ces questions. Pour cela, j’ai eu recours à des entretiens oraux d’ouvrières de ces entreprises ainsi qu’à diverses sources syndicales et aux journaux d’entreprise14. Chantelle, entreprise de lingerie à Saint Herblain près de Nantes, presque exclusivement composée de femmes, a fermé en 1994 après une lutte de 11 mois qui a permis le maintien de  40 des 200 ouvrières menacées de licenciement sur un nouveau site, (la plupart des autres étant embauchées par un  repreneur qui fermera ses porte en 1999). Ce nouveau site ferme à son tour ses portes en 2005 après plusieurs mois de lutte. Moulinex n’est pas une entreprise exclusivement féminine même si les femmes sont majoritaires. Le 11 septembre 2001, Moulinex dépose le bilan et 5 sites de production ne sont pas repris par Seb (Alençon, Bayeux, Cormelles-le-Royal, Falaise et Saint-Lo) : cela représente 3000 licenciements.  Enfin, Lejaby est un fabricant de lingerie comprenant quatre sites. C’est le 31 mars dernier que les ouvrières ont appris les licenciements répartis sur Bourg-en-Bresse, Bellegarde et Le Teil15 tandis qu’un précédent plan en 2003 avait déjà entrainé plus de 200 licenciements. Elles se sont alors mobilisées pour le maintien de leurs emplois16 et après l’occupation du siège, elles ont obtenu « 15000 euros bruts de prime fixe quelle que soit l’ancienneté, auxquels s’ajoutent 600 euros par année d’ancienneté pour les cinq premières années et 500 euros par année d’ancienneté pour les années suivantes » 17. Finalement, un vice de procédure ayant été constaté, le tribunal de grande instance de Lyon a annulé le plan social le 20 octobre 2010. La fierté de la productriceAu lendemain de la seconde guerre mondiale, les branches qui ont porté la croissance économique sont celles liées à la consommation de masse. Entre autre, l’habillement, l’agro-alimentaire par le biais des boîtes de conserve, l’automobile et la machine à laver ont été le fer de lance de l’économie. Ces entreprises embauchaient beaucoup et en particulier des femmes. Elles sont alors nombreuses à devenir productrices. Elles se sentent utiles car elles produisent  non pour « tel maître » 18 mais pour « la société générale des consommateurs ». En plus, elles produisent quelque chose de visible, d’identifiable et d’immédiatement utilisable, ce qui renforce encore cette impression d’être utile. Et dans le même temps, elles sont elles-mêmes actrices de cette consommation de masse qui conduit à leur embauche. Elles deviennent même une cible pour la publicité. Elles sont directement concernées lorsque Moulinex lance le slogan « Moulinex libère la femme »19. En tant que consommatrices qui travaillent, elles ont, elles aussi, besoin de gagner du temps. D’emblée, elles deviennent à la fois productrices et consommatrices des produits de leur travail. Elles ne travaillent plus seulement pour d’autres, sont davantage concernées et donc investies dans leur travail. En outre, même si le travail est divisé, parcellisé, chacune des usines a la charge de plusieurs produits dans leur intégralité. Par exemple, concernant Moulinex, l’usine de Fresnay-sur-Sarthe fabrique en 1975 « les hachoirs coupe-légumes et les mixers plongeants »20 tandis que celle de Mamers se charge des « moulins à café » et « fers à coiffer »21 par exemple.  Les ouvrières peuvent donc affirmer que c’est elles qui ont produit ceci ou cela, de A à Z. Francoise Sallard, une ouvrière de Moulinex qui travaillait à Mayenne explique : « quand moi j’ai commencé, on fabriquait toutes nos pièces, toutes les pièces. Le moteur, la bobine, tout, tout. […]Votre appareil, vous aviez tout fait, hein. Dedans. Tout, tout, tout. La moindre pièce était faite à Mayenne.»22 Il est intéressant de constater qu’ici la fierté de l’ouvrière est liée au mode de production : c’est parce qu’elle est à l’origine de l’intégralité du produit que l’ouvrière en est fière.Enfin, elles produisent pour un grand nom, une marque reconnue. Comme le souligne Manuella Roupnel-Fuentes,  le groupe français Moulinex devient en 1990 numéro 1 en Europe et totalise 25 usines sur 4  continents. « Ce mouvement d’expansion géo-industrielle n’était pas dénué d’un sentiment de puissance, de fierté nationale et de grandeur. La marque Moulinex était considérée parmi les plus appréciées par les français […] Il y avait chez Moulinex une fierté qui émanait de la qualité même des produits : ‘‘chez Moulinex, on faisait de bons produits’’. Qui dit bons produits, dit bons producteurs. […] Il y a un véritable effet de miroir entre l’individu et son organisation. »23 L’ensemble de ces éléments crée un rapport spécifique des ouvrières à ce qu’elles produisent et participe de la construction de la fierté d’être une ouvrière. Les spécificités de cette fierté sont le fruit de l’organisation de la production et du discours construit autour du produit, de la publicité, qui en fait un objet pour elles en tant que femmes consommatrices. Les spécificités de la lingerie de luxeChez Chantelle ou Lejaby, si l’aspect intime du produit a sans doute des implications, c’est travailler pour une marque de luxe, qu’elles ne peuvent pas se payer au prix public24, qui ne manque pas d’être valorisant. Ce sont elles qui produisent ce que portent des femmes des classes dominantes et cette idée les rend plus fières encore, d’autant plus que, souvent, les ouvrières portent du Chantelle ou du Lejaby qu’elles obtiennent à prix réduit25. La valorisation qui résulte de cette situation vient sans doute du fait que les ouvrières transgressent une norme, la norme de classe. Cela est rendu possible parce qu’en plus d’être des femmes,  et de pouvoir porter ces sous-vêtements, elles en connaissent les modalités de fabrication, ce qui leur confère une supériorité par rapport aux femmes des classes dominantes. En même temps, les délocalisations, la sous-traitance ont depuis plusieurs années remis en cause cette qualité à laquelle les ouvrières tiennent tant. A ce propos, Les ouvrières de Lejaby expliquent :Janine : […] C’est vrai que ça fait mal au cœur, surtout quand on voit que nos produits sont en train de changer […] La, ils sont en train de faire une ligne jeune pour les maillots de bain, pour toucher une clientèle plus jeune avec des prix plus bas […]. Donc, pour qu’ils soient moins cher, on les fait fabriquer à l’extérieur, on utilise des matières fabriquées en Asie, qui sont moins bonnes. On fait tout pour réduire le cout ; […] Petit à petit, les choix qui sont faits au niveau du style, on s’oriente vers des produits plus bas de gamme et nous, c’est ce qu’on craint. Quand même, on n’est pas haut de gamme, mais on a quand même un produit qui… […]Marie-Christine : On n’est pas du Dim, voila […] on avait un savoir faire au niveau de la qualité, la matière, les fournitures étaient meilleures mais plus du tout… En France, les dentelles venaient de Calais, fait-main, avant… Et maintenant…Janine : On sent, au niveau des matières, ce n’est plus la qualité d’avant… »Dans cet extrait, les ouvrières expliquent à la fois qu’elles ne sont pas du Dim tout en affirmant qu’elles avaient un savoir faire. Elles sont nostalgiques d’une époque déjà révolue tout en sachant que ça n’ira pas en s’arrangeant du point de vue de la qualité. Leur marge de manœuvre est donc étroite et c’est pourtant ce qu’elles fabriquent actuellement qu’elles mettent en avant dans les manifestations et c’est sans doute d’autant plus crucial de le rendre visible. C’est un peu leur façon de lutter contre la fatalité qui semble s’imposer et que les références à l’« Asie » ou à l’« extérieur » révèlent. Mais c’est aussi un attachement qui a été construit par l’entreprise de différentes façons. La construction de l’attachement au produitLes directions de Moulinex et de Chantelle sont parvenues à construire de différentes façons un attachement au produit. Toutes les deux ont dans un premier temps adopté le journal d’entreprise. Moulinex lance le premier numéro du Point de rencontre en février 1975 et Chantelle lance Informations Chantelle en 1984. Les directions, par l’intermédiaire des journaux d’entreprise, tentent de construire un attachement des ouvrières à la marque, à l’entreprise et donc au produit.Concernant Moulinex, les ouvrières ont souvent participé à la réalisation voire à la conception de différents produits. Elles sont donc polyvalentes : « Elles ont donc une connaissance assez précise du panel que propose la marque. C’est pourquoi dans les années 1980, elles sont sollicitées pour vendre. Elles deviennent alors des « ambassadrices » « mobilisées pour les opérations  ‘‘têtes de gondole’’ ou ‘‘aide à la vente’’ dans les différents hypermarchés de Paris et de province. Moulinex était par ailleurs toujours présent aux foires expositions de Paris et de Cologne avec dans ses stands des ‘‘hôtesses venues des usines’’ afin de réaliser les démonstrations des dernières nouveautés sorties sous la marque Moulinex. »26 C’est ainsi qu’une ouvrière affirme : « J’avais envie de vendre ce que je fabrique ». Il y a, derrière cette phrase comme un air de déjà vu… « On fabrique, on vend, on se paie ». Moulinex a donc ici réutilisé le slogan rendu célèbre par la lutte de LIP. Les effets sont diverses : les clients ont davantage confiance lorsque l’ouvrière vend le produit27 ; cette dernière est en retour valorisée par le fait de vendre ce qu’elle a elle-même produit. Mais c’est aussi de façon spontanée que les ouvrières de Moulinex vendent leurs produits autour d’elles :« - Du coup, tu étais fière des produits que vous faisiez. Oh ben oui ! De tout faire dans nos appareils ! On les vantait [rires].Vous les vantiez comment ?On les vendait.Autour de vous ?Autour de nous, oui ! On les vendait, on avait des catalogues. »28Par ailleurs, Moulinex met directement à contribution les ouvrières dans les usines, par exemple pour tester le design du produit. La direction a compris que les ouvrières pouvaient se trouver en position de consommatrices et s’est appuyé là-dessus, ce qui a renforcé la confiance des  ouvrières dans leurs entreprises. Elles y sont prises au sérieux. Elles sont les premières clientes. Nombreuses sont les ouvrières à affirmer qu’elles achetaient toujours Moulinex. Elles bénéficiaient d’ailleurs de réduction de 20 à 25 % sur les appareils. Chez Chantelle, elles bénéficient des soldes qui sont organisés à l’usine parle CE. Les ouvrières choisissaient leurs références et le CE se chargeait de les commander :« En fait, c’était des articles qui n’étaient pas vendables donc là, ils nous les faisaient à moins cher. Donc à l’époque, tout ce qu’il y avait en solde, on pouvait les acheter à des prix quand même défiants toute concurrence. […] Oui donc avec les soldes t’avais un certain nombre d’articles par an et puis aussi y’avait un certain nombre d’articles neufs quoi. Par exemple, on passe la commande sur catalogue et on avait 50%. Alors on achetait pour toute la famille, les sœurs, les mères, ah bah ouais ça valait le coup. »29Même si les ouvrières de Chantelle ne sont pas le public visé par l’entreprise, en tant que femmes, elles sont mises à contribution : « T’avais quelqu’un qui, quand on sortait un nouveau soutien-gorge, qui en fait quoi, prenait un tel ou un tel, pour essayer le soutien-gorge, pour voir le défaut qu’il avait ou s’il maintenait bien, si ceci, t’avais des essayages donc c’était quelques filles qu’étaient prises et bah moi entre autre j’ai été prise pour soit le soutien-gorge, le slip ou le body ou quoi que ce soit. Et ce qu’était intéressant, c’était que tu l’avais en essai donc ça veut dire qu’on te le donnait. On te le donnait et après on te demandait de le rapporter pour voir au bout de plusieurs lavages, comment il a tenu, est-ce que il a pas craqué ceci, est-ce qu’il s’est pas déformé et tout mais après il t’appartenait, bon sachant que, c’est vrai que Chantelle c’était une marque et, même à l’heure actuelle, qui vaut très très cher. Donc euh, quand tu payes pas tout tes sous-vêtements, c’est bien, c’est très très bien, c’était la seule chose qu’était intéressante. »30 Le fait de proposer des essayages aux ouvrières semble être une pratique répandue dans la lingerie puisque Lejaby aussi y a recours : les ouvrières sont censées dire « s’il va bien ou pas bien ». En plus de permettre aux ouvrières d’y avoir accès gratuitement, elles jouent donc un rôle dans la conception du produit puisqu’elles testent le produit. Les directions des entreprises cherchent donc à valoriser les ouvrières à travers le produit. Ce sont des avantages en nature, mais pas seulement. Cela a une portée symbolique qui participe de la construction de l’identité « ouvrière de Moulinex » ou « ouvrière de Chantelle ». Comme consommatrices des produits, mais aussi pour les avoir recommandés à leur entourage, elles finissent par s’y attacher. Ainsi, les directions cherchent sans doute à transformer cet attachement au produit en attachement à la marque, à l’entreprise et à sa direction afin de réduire les conflits du travail. En partie, cela fonctionne parce que les ouvrières disent : « On a un attachement à notre marque.»31 Mais, en partie seulement puisqu’elles utilisent les produits contre les directions dans les luttes. Elles signifient alors que le produit est aux ouvrières et non aux patrons : on peut donc considérer qu’il s’agit d’une appropriation. L’attachement se révèle au moment de la fermeture comme si la fermeture conduisait à la perte du produit comme l’ouvrière à sa propre perte. Elles mettent en avant le produit pour montrer son existence, son utilité, et à travers lui, ce sont les ouvrières que l’on voit, ouvrières dont l’existence et l’utilité sont menacés. En mettant en avant le produit, elles continuent de le promouvoir autour d’elles alors qu’elles sont menacées de ne plus le produire et que déjà elles ne le produisent plus de la même façon.D’ailleurs, l’entreprise ne construit plus le même attachement. Moulinex a arrêté son journal d’entreprise au milieu des années 1980. Chantelle ne fait plus bénéficier ses ouvrières de soldes privilégiées car au début des années 1990, «  il s’est installé le système parallèle des bonnes affaires, des trucs, des machins, des magasins si tu veux qui rachètent, donc après t’en avait plus »32 [des soldes, chez Chantelle]Plusieurs années après le licenciement, Annie Guyomarc’h, délégué CGT de chez Chantelle explique : « Mais maintenant avec du recul, je me dis euh…, maintenant je n’ai plus de boulot, je me dis malgré tout, ce qu’on a fait chez Chantelle ce n’était pas si mal, on était quand même fières de ce qu’on faisait, c’était des articles de qualité, des beaux articles. Quand on voyait la pub à la télé tout ça, on était bah ouais c’est nous, si quand même dans le fond, une certaine fierté par rapport au savoir-faire des filles, par rapport à ce qui ressortait au bout des chaînes. »33Lutte contre l’invisibilité, lutte invisible ? Femmes du nettoyage avion et résistances collectivesLouis-Marie Barnier**Louis-Marie Barnier est Membre associé du laboratoire CNRS CRESPPA-GTM, et membre du comité de rédaction de ContreTemps.  Le passager qui pénètre dans la cabine de l’avion ignore ce faisant, qu’il transforme le statut de ce lieu. Par sa simple présence, il en interdit l’accès au personnel de nettoyage. La cabine devient lieu sacré, lieu du voyage, du plaisir et du confort. Le sale en est banni, ainsi que ceux, et surtout celles dont le métier en est l’éradication. Lorsque les derniers passagers sortent de la cabine, après un voyage reposant, sans doute ne prêtent-ils pas attention au visage, derrière le hublot de la porte opposée, qui guette le dernier départ afin de pouvoir accéder, depuis son camion surélevé, à la cabine libérée, et surtout autorisée.  La cabine s’ouvre à nouveau au nettoyage.Les règles européennes définissent en effet plusieurs statuts pour les différentes zones aéroportuaires. Chaque salarié de l’aéroport possède un badge d’indentification qui ne l’autorise à pénétrer que dans telle ou telle zone auquel son travail le rattache : les salariés de la maintenance accèdent aux zones de maintenance de l’aéroport où sont révisés les avions ; les salariés du fret opèrent dans les zones de fret le chargement des contenairs et de avions cargo ; les agents commerciaux évoluent dans les zones sous douane ouvertes aux passagers après leur enregistrement auquel succèdent les filtres de police maintenant généralisés. Les agents de la piste quand à eux sont définis par leur lieu de travail : la piste, toute cette zone sous l’avion où voisinent la manutention des bagages, le ravitaillement en carburant, le dégivrage des avions avant leur envol, l’apport des plateaux repas ou les agents de nettoyage des avions et d’armement de la cabine (approvisionnement en coussins, couvertures, etc.). C’est à ces derniers que nous proposons de nous intéresser ici. « On  arrive, on croise les ceintures, on vide les oreillers, on jette les papiers, on vide les pochettes,  on remet en place les atlas, on avance, il y en a qui nettoient les toilettes, il y en a qui font les galleys, après ils reviennent, ils ouvrent les tablettes, pendant ce temps le chef d'équipe prend son aspi,  il passe l'aspi… »34 Une succession de gestes qui décrit le métier, ressassés par les salariés du nettoyage rencontrés, souvent des femmes immigrées. Car ici se conjuguent les formes spécifiques d’oppression, envers les femmes, les immigrés, mais aussi, envers ceux à qui est dévolu dans notre société le sale, le dirty-work35. Et  ce travail reste ignoré, caché. Comment se construit socialement cette invisibilité ? Et comment celle-ci se traduit-elle dans les formes de résistance des salarié-es ? Tel est l’objet de cette présentation.  La construction sociale de l’invisibilitéNotre première tâche est de mettre en lumière cette zone d’ombre du travail aéroportuaire. Caché sous l’avion, dans les soutes de la cabine ou les galeries de l’aéroport, tout contact avec le public leur est interdit. La partition de l’espace aéroportuaire n’a pas toujours été si rigoureuse. Dans les années 1950, la nouvelle aérogare des Invalides fait la fierté d’Air France : les passagers confient leur bagage à un bagagiste, qui le met dans le coffre du car, lequel mène directement les passagers au pied de la passerelle. L’ouverture en 1963 de la nouvelle aérogare d’Orly marque la rupture : les passagers déposent leur bagage auprès des agents commerciaux, puis embarquent directement sur l’avion… C’est la fin des pourboires pour les bagagistes. Tout est organisé pour rendre invisible ce travail de piste : l’aérogare moderne, lumineux, ouvrant au ciel et mettant en scène l’avion, ignore le travail caché. Sous l’avion, 50 mètres plus bas, des petites silhouettes s’agitent : « Par la fenêtre, ou par les hublots, les passagers ou les gamins nous regardent » (un agent de piste). La distance ainsi créée transforme le travail difficile de la piste en une représentation du travail. L’agent qui traverse la cabine, pour aller faire signer son bon de plein de carburant par le pilote, a l’impression d’être invisible : « Tu passes devant eux, tu n’as pas de rapport ». Le pilote de l’avion, assis dans son fauteuil, ne peut voir l’agent qui guide son avion depuis son tracteur, juste sous le nez de l’avion. Les premiers simulateurs de vol avaient d’ailleurs oublié de représenter ces personnels de piste, dont seule la voix désincarnée parvenait à l’apprenti pilote. La distance visuelle est d’autant plus grande que la structure sociale exprime l'éloignement physique et organisationnel de ce travail. A partir des années 1980, les grandes compagnies aériennes ont systématiquement confié à la sous-traitance ces activités, depuis  le nettoyage des cabines (fin des années 1980 à Air France), jusqu’à la manutention des bagages. L’Organisation Mondiale du Commerce désigne le travail de piste comme un des secteurs devant s’ouvrir à la concurrence, et les directives européennes puis la réglementation française organisent la mise en concurrence de ces activités. Chaque activité est décomposée au plus juste (galerie bagage, transport des bagages jusqu’à l’avion, chargement de l’avion, nettoyage de la cabine, cathering, etc) puis suivant le lieu et les différents aérogares. Les différents contrats de sous-traitance morcèlent à l’infini les collectifs de travail. L’objet de leur travail aussi les éloigne. Que ce soit le nettoyage ou la manutention, ces deux activités signifient le sale et l’odeur. Saleté laissée par le passager, qu’il faut nettoyer, odeur de la sueur, de l’effort de la manutention. « Cela parait ingrat, comme travail, nettoyer les toilettes » (un agent de nettoyage). Anne Martin-Fugier36 montre comment l’agencement de la maison bourgeoise du XIXe siècle, comme au château de la Verrerie au Creusot, permet que le service reste caché par un système de couloirs et d’escaliers réservés au service. « Aux maitres le propre, l’avouable, la représentation, aux domestiques le sale, l’inavouable, le secret ». Le transport aérien se construit autour des images du confort et de la sécurité. La contradiction entre le travail à la source de ce transport, avec sa communauté de vie et de labeur, et le voyage comme acte mythique et acte commercial, interroge sur la situation de l’agent et la représentation contradictoire de son travail. Dans la cabine, tout est fait pour rappeler aux personnels de nettoyage qu’ils ne sont pas chez eux. L’usage des toilettes des avions leur est interdit, sous peine de sanction sévère, alors même que leur nettoyage leur est dévolu. L’accès des toilettes de la piste est réduit par le rythme très tendu du travail : « Une collègue était indisposée, elle devait se changer, elle a pris 5 minutes pour ça… elle a été sanctionnée, une mise à pied de deux jours » (une agent de nettoyage). Et ces toilettes de la piste ont fait l’objet d’un rapport sévère des inspecteurs du travail37, tant leur vétusté et leur saleté étaient grandes. La prévention des risques n’est pas égale pour ces salariés : « A l'époque, je suis monté sur l’avion, et puis plein de médecins sont arrivés, ils nous ont virés de l'avion, j'ai dit : Attendez, vous faites quoi la, on n'avait pas été prévenus. Les avions avaient été infectés en Inde, mis en quarantaine, et nous on était en train de travailler dedans, on ne nous vous avait rien dit. » Considéré comme une activité domestique, le nettoyage fait d’ailleurs rarement l’objet des améliorations techniques nécessaires : « L’aspirateur, on le porte. On porte le poids de l’aspirateur, on le monte, on le monte. » Alors que des camions élévateurs amènent les autres catégories de salariés au niveau de la cabine, à 5 mètres de haut. La mise à distance visuelle, sociale ou de par l’objet du travail participent de ce travail social de l’invisibilité. Mais le résultat est là, la cabine où pénètre le passager est propre. Ici la propreté exprime la qualité du travail. L’attention à la propreté, visible, démontre l’attention à la sécurité, objet social invisible qui sous-tend le rapport au vol de tout passager. Et pourtant, ils et elles travaillent.Travail invisible, luttes impossibles ?Autour de l’avion, les différents corps de métier s’agitent. L’heure de départ s’approche, chacun doit avoir fini son activité dans quelques minutes. On se gène, on se bouscule, pourtant on respecte le travail d’autrui. Le fil de l’aspirateur gène, dans l’allée de la cabine, le passage du chariot emmenant les plateaux repas au galley de l’arrière : on râle, puis ça passe. « Quand il y a, dans l'avion, déjà le nettoyage,  les mécaniciens, les mecs de SERRVAIR, nous,  c'est infernal. Pour faire ce qu'on fait en dix minutes, on le fait en 20 minutes. Le double de temps. Et puis les équipages, qui montent et qui descendent, douze personnes en plus. » On donne quand même un coup de main pour porter dans le camion de l’entreprise de nettoyage les quelques revues qui traient encore, malgré l’interdiction d’empiéter sur le travail d’autrui. Ces petits gestes reflètent l’esprit de coopération autour du départ38 : l’horaire doit être respecté, chacun y joue son rôle. Car tout retard d’un collectif de travail se répercute sur les autres : on ne peut embarquer les passagers tant qu’il reste une femme de ménage dans la cabine. Dans cette chaîne d’activité, chacun se respecte. La grève stoppe cette course effrénée. Dans des entreprises aux rapports sociaux très tendus, où la pression permanente sur les personnels est très élevée, elle est le seul moyen de se faire entendre. La grève est supportée par tout le monde.  L‘absence de nettoyage de la cabine provoque des retards, le Commandant de bord peut estimer qu’il ne peut assurer le vol dans ces conditions, considérant la sécurité mise en jeu. Les passagers peuvent refuser d’entrer dans une cabine non nettoyée. La grève se voit par son effet : l’avion est sale. Mais impossible de faire partir un avion sale ! Jusque dans la fin des années 1980, le point d’attache, donc la prise de service, se fait sur le centre industriel à Orly. Pour les salariés, agents de la compagnie nationale, la nationalité française est exigée mais nombreux sont les Antillais, immigrés de l’intérieur, dans ce travail déconsidéré. Une activité exclusivement masculine… Mais cette situation repose sur un paradoxe : un travail dévalorisé, mais un grande capacité de nuisance, par des groupes d’O.S., intégrés dans le centre industriel, donc s’insérant dans un rapport de force collectif. Les réunions de délégués du personnel réunissaient les différents secteurs qualifiés et non qualifiés de ce centre industrie. Elles raisonnaient des protestations quant à la situation spécifique dans ces ateliers. Les luttes étaient alors historiquement communes, et le bureau de la section syndicale CGT intégrait un représentant des secteurs du nettoyage et de l’armement.  « Un avion qui a une panne électrique, il décolle. Un avion sale ne décollera jamais. Tu ne feras jamais monter  des passagers qui ont payé leurs billets dans un avion qui n'a pas été nettoyé. Jamais. C'est pour ça qu'on avait une force importante, c'est qu'on  savait que l'image de marque de la compagnie résidait dans le fait de la propreté de l'appareil. » (un ancien délégué O.S. des années 1980). Ceci se traduit par de nets avantages sociaux liés aux luttes et à l’appartenance à la compagnie nationale : 13e voire 14e mois, primes de nuit deux fois supérieures au Code du Travail, salaires plus élevés…  Le passage en sous-traitance du nettoyage des avions, à la fin des années 1980, donc assez récemment, ouvre une nouvelle situation. Il se traduit par une pression beaucoup plus importante sur les salariés maintenant composés de femmes et d’hommes principalement immigrés. « Si vous traînez ne serait-ce qu’un tout petit peu, ne serait-ce que trois minutes, vous avez le chef derrière qui était en train de vous regarder depuis longtemps là et des fois, c'est vrai que des fois qu'on est vraiment à dix minutes, le temps qu'on est à peine descendu, vous avez le chef qui a déjà prévenu la régulation en disant : non, cela fait longtemps qu'ils sont descendus. Il faut leur donner un autre avion. Il y a des pit-bulls derrière nous. » C’est un contrôle disciplinaire permanent qui impose de suivre le rythme effréné du travail : « Avant, dès qu'il y avait un chef ou un superviseur, les gens avaient les chocottes. On disait quelque chose, on avait trois jours de mise à pied ». Car depuis, une organisation syndicale combative s’est implantée… L’atelier de l’entreprise sous-traitante est maintenant situé dans une zone perdue de l’aéroport, très éloignée des autres centres. De ce lieu, partent chaque matin les camions emmenant personnels, aspirateurs, armement. Cet éloignement physique participe de l’affaiblissement des capacités collectives de résistance de ces salariés. Mais les salariés s’organisent. La présence du syndicat combatif se confirme comme un élément fondamental du rapport de force : « Si SUD n'était pas là, ce serait une catastrophe ici. Quand on dit qu'il a fallu deux ans pour avoir des toilettes propres, c'est encore gentil. Allez dans les vestiaires, c'est une catastrophe. Je ne vous dis pas, pour avoir un cadenas il faut 10 ans. Pour avoir un vestiaire, il faut attendre peut-être 20 ans. » La résistance individuelle participe de ce rapport de force créé par les luttes.  « Parce que je suis délégué, je ne me laisse pas faire. Si l'avion doit être fait en deux heures, et qu’il arrive en une heure, si on n’est pas 4, je le fais en deux heures. Ils peuvent partir en retard, à la limite, je m'en fous. Je ne veux pas me péter le dos ». La différence entre les agents de nettoyage (majoritairement des femmes) et l’armement (plutôt des hommes), apparait ici : « Nous, au niveau de l'armement, on est proche du syndicat. À part une ou deux équipes. » Et ceci aboutit à mieux défendre les conditions de travail : « Nous, on a inclus dans le temps le temps de chargement. C'est-à-dire, sur 7 heures 30, on a une heure pour charger, 1 heure pour charger le camion ici, c'est-à-dire on commence à 9 heures, à 10 heures on doit être sur l'avion. 10 minutes de montée, 5 minutes pour monter, 5 minutes pour descendre, on a tout inclu. C’est six ans de bataille, cinquante grèves, pour obtenir un truc comme ça. Maintenant ils nous respectent, parce que les gens se battent. » La jonctions avec les luttes aéroportuaires est néanmoins beaucoup plus difficile. Une « mise à distance revendicative » complète les éloignements géographique et social déjà notés pour donner un statut inférieur à ces salariés. En même temps que se construit l’invisibilité du travail, se construit une certaine incapacité à résister. Leur position d’oppression spécifique, comme femme, comme immigrés, comme sous-traitants vise à restreindre leur capacité à revendiquer des droits égaux. Car la considération du travail participe de la capacité à faire reconnaitre son travail. ConclusionDifférents processus se conjuguent pour définir une moindre valeur sociale au travail des femmes, des immigrés. Loin de donner au travail des valeurs différentes, suivant la qualification, ce sont des caractéristiques attachées à la personne qui participent de façon déterminante à la fixation d’une moindre valeur du travail. Pourtant ici, c’est aussi la nature même du travail qui participe de leur déconsidération : « Cela paraît ingrat, comme travail. Nettoyer les chiottes, nettoyer la merde, cela paraît ingrat comme travail. Faire ça ou autre choses, cela ne me gène pas, mais il faut le faire dans de bonnes conditions ». La nature du travail vient ici compléter des critères d’identité qui caractérisent le travail des plus opprimés.  Rapprocher les luttes des plus opprimés, de leurs conditions sociales inférieures, permet de mettre en évidence le lien entre ces deux paramètres. L’oppression spécifique porte autant sur la déconsidération des salariés, la dévalorisation de leur travail, que sur la réduction de leur capacité à se défendre. «  Le travail pénible est distribué aux personnes déshéritées »39, créant un statut social inférieur, comme le disent les salariés rencontrés : « On est traités comme des sous-salariés ». Il existe bien « un surtravail rendu invisible. »40 La notion de surexploitation doit néanmoins être interrogée. Existe-t-il un taux d’exploitation « normal », moyen, ou bien celui-ci correspond-il à la catégorie des ouvriers qualifiés, blancs, de ceux qui ont su se rendre visibles par leurs luttes, et structurer autour d’eux une idée de la classe ouvrière ? L’oppression spécifique qui caractérise les situations ici décrites, relèverait ainsi de mécanismes connexes internes à la classe ouvrière, qui n’a pas su tisser un réseau suffisant de solidarité envers ces salariés placés dans une situation d’exploitation accrue, et à qui une moindre capacité de résistance est dévolue. En quelque sorte, un prolongement des rapports d’oppression au sein du mouvement ouvrier. « On est le rebut de la société », comme disent les salariés rencontrés. Pas pour toujours, comme en témoignent leurs luttes, qui constituent le vecteur, complétant la coopération dans le travail, de leur intégration dans le combat commun du salariat.