Publié le Mercredi 10 mai 2017 à 12h06.

Vers un mouvement féministe inclusif et de masse aux États-Unis

Le lendemain de l’installation de Trump à la présidence, des millions de femmes sont descendues dans les rues de Washington, Los Angeles, New York et d’autres villes des Etats-Unis, tandis que des manifestations de solidarité se déroulaient dans le monde entier. Un nouveau mouvement est en train de naître, ses enjeux sont considérables.

Lappel à manifester avait été diffusé sur Facebook dès la nuit de la victoire de Trump. En proposant de regrouper tous les secteurs visés par les politiques misogynes, anti-LGBTQ, racistes et anti-migrants du président élu, et en surmontant les fractures historiques du mouvement féministe, cet appel était devenu dès la mi-janvier la mobilisation anti-Trump la plus suivie.

Pour Amanda Hess, la défaite d’Hillary Clinton a porté un coup sérieux au féminisme mainstream, blanc et de classe moyenne, tant de la « deuxième vague » qui se basait sur le « nous sommes toutes égales par-delà la race et la classe », que de l’autocomplaisance du « nous y sommes arrivées » caractéristique de la « troisième vague ».1

Rhon Manigault-Bryant, professeur d’études africaines au Williams College (Massachusetts), a déclaré dans sa Lettre ouverte aux féministes blanches libérales [libérales sur les questions de société, NdlR] : « je suis (…) enthousiasmée à l’idée que ce moment [la victoire de Trump] pourrait signer la fin de cette version de féminisme fallacieuse et dangereuse, que tant d’entre vous (mais non toutes) ont embrassée, et qui promeut la réussite des femmes blanches contre tous et toutes les autres. C’est le label et la teneur du féminisme blanc qui permet la recomposition du patriarcat de l’homme blanc (à la manière des Blancs : des femmes qui se comportent comme des hommes blancs habillés en femme et qui jouent la farce de l’égalité des genres). Cela a longtemps été votre signe distinctif et c’est désormais votre malédiction. »2

 

« Les droits des femmes sont des droits humains »

Les organisatrices de la Marche des femmes ont mis en avant le mot d’ordre selon lequel les droits des femmes sont des droits humains. Elles ont affirmé que la justice et l’égalité entre les genres sont la justice et l’égalité raciales et économiques, que les femmes de toutes races, religions et nationalités, hétérosexuelles, lesbiennes, queer et trans ont le droit de prendre soin de leur famille et de ne pas subir les violences de tout type. Elles ont exigé que la police réponde de ses agressions violentes contre les communautés de couleur, qu’elle soit désarmée et ne reçoive plus d’entraînement militaire. Elles ont insisté sur le respect des droits de la communauté LGBTQ et la fin des discriminations que celle-ci subit dans le domaine de la santé. Mais elles ont aussi reconnu les difficultés particulières que subissent les femmes noires, et défendu le droit des travailleurs et travailleuses, migrants et natifs, en particulier celles et ceux qui assurent les tâches les plus pénibles, de s’organiser afin de lutter pour de meilleurs salaires et conditions de vie.3 Ainsi, la Marche des femmes a fait un premier pas dans le lancement d’un mouvement féministe inclusif et de masse.

Martha Rampton parlait dès 2015 de l’apparition du mouvement qu’elle appelait le féminisme de la « quatrième vague », caractérisé par sa capacité à intégrer, pour la première fois, le féminisme académique – où se sont réfugiées les féministes de gauche de la deuxième vague – et le féminisme militant des femmes qui travaillent à la maison, au bureau ou ailleurs et sont prêtes à descendre dans la rue.4

Beaucoup se demandent ce que sont réellement les possibilités que ce nouveau mouvement se développe et s’élargisse. Certains à gauche critiquent l’influence du féminisme « traditionnel », blanc et de classe moyenne. De l’autre côté, d’autres craignent que la participation active des minorités ethniques et sexuelles « gauchisse » le mouvement en éloignant de lui les femmes (et hommes) qui sont sur des positions plus centristes. Il y a aussi ceux qui attaquent le fait de considérer la défense du droit à l’avortement comme un principe fondamental, en disant que cela tiendra à l’écart du mouvement les femmes qui s’opposent à Trump tout en étant contre l’avortement. D’autres encore estiment que la multiplicité des revendications rend le message inaudible. Et il y a enfin ceux qui regrettent que le mouvement ne soit pas centralisé mais formé de tous côtés par des groupes indépendants et auto-organisés, qui centrent leur intervention sur les mots d’ordre qui les concernent le plus directement dans leur aire d’intervention.

Des historiennes et sociologues, auxquelles le Washington Post a demandé d’écrire un commentaire « scientifique » sur ce mouvement, se sont trouvées d’accord pour dire que tous les aspects critiqués comme faisant problème, depuis la droite comme depuis la gauche, sont en réalité ce qui a permis le succès de plusieurs grands mouvements de masse dans l’histoire, comme ceux pour le droit de vote des femmes ou pour les droits civiques des Noirs.

 

Une « quatrième vague » mondiale ?

Ce qui est indéniable, c’est que pour la première fois depuis des années, comme le dit Rampton, il existe des éléments qui permettent d’espérer le développement d’un nouveau mouvement féministe, à l’échelle nationale mais aussi mondiale. Depuis 2010, avec des hauts et des bas, nombre de mobilisations ont vu les femmes descendre dans la rue pour revendiquer leurs droits. A commencer par les Printemps arabes, où les femmes se sont mobilisées au côté des hommes pour exiger les droits sociaux et politiques, sans que leur lutte n’ait eu alors de répercussion au sein du mouvement féministe mondial.

En 2013, avec le combat des femmes de l’Etat espagnol contre la tentative du gouvernement conservateur de rendre l’avortement illégal, un mouvement de solidarité avait commencé à rassembler des femmes de plusieurs pays européens. Leurs mobilisations de 2014 ont finalement contraint le gouvernement Rajoy à retirer son projet. Juin 2015 a ensuite vu la première mobilisation « Ni una menos » (Pas une seule femme en moins) contre les féminicides en Argentine, avec des manifestations de masse à Buenos Aires et dans les principales villes du pays et le même jour, en réponse à l’appel argentin, des manifestations contre les violences envers les femmes dans presque tous les pays d’Amérique latine.

Ont suivi en 2016 les mobilisations des femmes polonaises contre le projet gouvernemental d’illégaliser l’avortement, une lutte qui a été suivie de près par le mouvement féministe en Europe. Ce mouvement a culminé le 3 octobre dans une grève des femmes, la première depuis la grève historique des femmes islandaises en 1975. Cette idée a pris en Amérique latine et, le 16 octobre, une grève des femmes a été appelée en Argentine en soutien à la deuxième journée de mobilisation « Ni una menos », relayée à nouveau, dans toute l’Amérique latine et en Espagne, par d’importantes mobilisations contre les assassinats de femmes et toutes les violences sociales et économiques qu’elles subissent.

Le succès des Marches des femmes du 21 janvier aux Etats-Unis s’inscrit dans ce cadre mondial. La prochaine étape sera celle du 8 mars 2017. Les féministes argentines ont appelé pour ce jour-là à une grève mondiale des femmes pour lutter contre les féminicides, l’inégalité salariale et l’exploitation économique des femmes. L’appel a été repris très vite par les féministes américaines et celles d’une trentaine de pays : Australie, Bolivie, Brésil, Chili, Costa Rica, République tchèque, Equateur, Angleterre, France, Allemagne, Guatemala, Honduras, Islande, Irlande du Nord, République d’Irlande, Israël, Italie, Mexique, Nicaragua, Pérou, Pologne, Russie, Salvador, Ecosse, Corée du Sud, Suède, Togo, Turquie, Uruguay.

Si cet appel rencontre du succès et que la mobilisation se poursuit et s’étend, nous pourrions voir surgir assez vite un mouvement plus profond que la « deuxième vague » des années 1970, qui avait obtenu une série de conquêtes – en particulier pour les femmes blanches et de classe moyenne –, dont la légalisation de l’avortement dans les pays développés. Nous sommes face à la possibilité de la naissance d’une quatrième vague féministe, plus inclusive, plus préoccupée des intérêts et besoins des femmes travailleuses de toutes races, croyances et nationalités, hétéros, lesbiennes, trans ou queer, natives ou migrantes.

Pour les féministes américaines, l’enjeu est immense. Si leur mouvement se maintient et se développe il pourra, en plus de renforcer le mouvement féministe mondial, se transformer en tête de pont de la résistance aux attaques du gouvernement Trump contre les secteurs les plus fragiles de la société. Jamais un mouvement féministe n’a eu devant lui de telles responsabilités. Notre solidarités de révolutionnaires et de féministes ne peut être que totale.

Virginia de la Siega 

  • 1. « How a Fractious Women’s Movement Came to Lead the Left » (Comment un mouvement de femmes hargneux en est venu à diriger la gauche), Amanda Hess, https://www.nytimes.com/… ?_r=0
  • 2. « An Open Letter to White Liberal Feminists » (Une lettre ouverte aux féministes blanches libérales), Rhon Manigault-Bryant, Black Perspectives, http://www.aaihs.org/an-…
  • 3. #WHYWEMARCH : Guiding Vision and Definition of Principles (Pourquoi nous marchons : vision directrice et déclaration de principes), Women’s March on Washington.
  • 4. « Four Waves of Feminism » (Les quatre vagues du féminisme), Martha Rampton, https://www.pacificu.edu…, 25/10/2015.