Publié le Dimanche 30 mai 2021 à 21h11.

10 mai 1981, espoirs et trahison

En 1981, la droite était au pouvoir depuis 23 ans. Depuis le début des années 60, la contestation et les luttes se développaient parmi les travailleurs et la jeunesse, notamment étudiante. Elles avaient débouché sur l’énorme mouvement de mai-juin 68 qui avait imposé des conquêtes sociales, importantes mais largement perçues comme en deçà des possibilités du mouvement, et n’avait pu mettre à bas le régime.

À partir du milieu des années 70, confrontée à la crise économique, la bourgeoisie française avait repris l’offensive : « La France vit au-dessus de ses moyens » avait clamé Raymond Barre, Premier ministre de Giscard d’Estaing (président de 1974 à 1981). Des luttes importantes avaient lieu mais les forces réformistes (PCF et PS) étaient à la fois divisées, concurrentes mais unies dans leur volonté de donner un débouché d’abord électoral à la situation. Les deux partis, associés au Parti radical de gauche, avaient conclu un programme commun de gouvernement. Dans les manifestations s’opposaient les mots d’ordre des révolutionnaires (largement repris par des milliers de travailleurs et de jeunes et certaines structures de la CFDT) et ceux des directions réformistes (en premier lieu du PCF hégémonique dans la CGT) qui avait agrémenté le mot d’ordre « une seule solution la révolution » d’un additif : « un seul moyen, le programme commun ».

Mitterrand,  politicien au lourd passé, avait réussi à s’imposer au sein de la gauche comme un « homme providentiel ». Ceux qui, en 1965, avaient refusé que le PCF s’efface devant lui aux présidentielles, en avaient été exclus, notamment les camarades qui, avec Alain Krivine, allaient former la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire). L’intelligence de Mitterrand avait été de comprendre que le PS (dont il avait pris le contrôle) face au PC, encore nettement plus implanté, ne pouvait l’emporter que sur un discours « gauche » et unitaire.

La LCR et LO sans illusion sur l’individu et la logique réformiste espéraient néanmoins, surtout la LCR, qu’une victoire électorale déboucherait, comme lors du Front populaire en 1936, sur une vague de grèves et de luttes qui pousserait le gouvernement plus loin qu’il n’aurait voulu aller.

C’était sous-estimer les conséquences du développement du chômage et les premiers échecs de mobilisations contre les restructurations (notamment la lutte acharnée des sidérurgistes en 1978-1979) tout autant que les illusions d’une large partie des travailleurs et le poids de la CGT, acharnée à marteler qu’il s’agissait d’une étape nécessaire. C’était aussi sous-estimer la duplicité du politicien Mitterrand. Arrivé au pouvoir, il s’est coulé dans la monarchie présidentielle de la Ve République et a donné des gages aux États-Unis et à l’Europe capitaliste. Tout en prenant dans un premier temps des mesures en partie conformes au programme sur lequel il avait gagné les élections, il a nommé au poste essentiel de ministre de l’Économie et des finances Jacques Delors (qui en fait était opposé à l’essentiel de ce programme).

Il n’est pas vrai que Mitterrand a vraiment essayé d’instaurer un « socialisme démocratique », qu’il s’est heurté à la « contrainte extérieure » et qu’il n’avait plus d’autre choix que l’austérité. Comme l’écrivait notre camarade Ernest Mandel dès octobre 1981 dans la revue de la LCR : « La question est de savoir si on a la volonté de risquer cette épreuve de force avec le capital français et international, ou si, par peur de cette épreuve de force (et des “risques de l’inconnu”), on sacrifie délibérément les intérêts des masses laborieuses, leurs espoirs de changement, leur désir de voir éliminés les fléaux du chômage et de l’inflation sur l’autel de la collaboration avec la bourgeoisie et de la garantie à ses profits.[…] Aussi longtemps qu’on n’effectue pas cette rupture, on est amené à respecter des “règles du jeu” qui, répétons-le, ne sont ni fatales ni techniques, mais correspondent aux impératifs d’un type particulier d’économie : l’économie capitaliste, l’économie de marché généralisée, l’impératif du profit. »

La force du système présidentiel, la satisfaction des dirigeants du PS d’être enfin au pouvoir, le « recentrage » de la CFDT et la politique du PCF ont permis à Mitterrand d’impulser à partir de mars 1983 une trahison ouverte des espoirs de 1981 sans que l'extrême gauche puisse faire beaucoup plus que de la dénoncer. On comprend mal pourquoi certains, notamment Jean-Luc Mélenchon, ne cessent de tresser les louanges de celui qui, durant ses deux mandats, a largement impulsé le tournant de la social-démocratie vers le néolibéralisme et n’a pas répugné à utiliser des officines policières.

Montée du chômage et désillusion alimenteront la dépolitisation et le désengagement militant ainsi que la progression de l’extrême droite. Autant de paramètres de la situation politique d’aujourd’hui.

À l’opposé, l’enjeu, pour les anticapitalistes et révolutionnaires, est de convaincre le plus largement possible que, sans que la mise en mouvement des masses et sans un parti (ou des partis), réellement implanté et porteur d’une vraie alternative à un système avec lequel on ne peut pas pactiser, il n’est pas de véritable victoire possible.