L’arriération économique de la Russie tsariste se reflétait aussi sur ses structures sociales, ce qui en faisait une terre profondément patriarcale. Dans la société rurale russe, les femmes étaient ainsi mariées par leur père qui les remettaient au mari qu’il leur avait choisi, en lui transmettant son autorité par la remise d’un fouet qui n’était pas destiné à rester symbolique...
La modernisation de la Russie modifia l’ordre des choses. Pour celles qui partirent à l’usine, il leur fallut affronter des conditions de travail atroces. Les ouvrières travaillaient jusqu’à 14 ou 16 heures par jour sous le fouet des contremaîtres, pour des salaires bien inférieurs à ceux des hommes. Elles n’avaient aucune protection sociale et devaient par exemple accoucher au pied de la machine, en payant une amende pour les heures non effectuées.
Pour autant, cette rupture avec le cadre patriarcal de la société rurale permit une première émancipation des femmes avec en particulier un net essor de l’alphabétisation. Cette transformation touchait l’ensemble des classes sociales, à commencer par les plus aisées, puisqu’à la veille de la Première Guerre mondiale 45 % des étudiants russes étaient en fait des étudiantes.
Le premier mouvement féministe russe
Tout en n’échappant pas aux préjugés patriarcaux ambiants qui imprégnaient le comportement de ses principaux dirigeants, le mouvement socialiste fut un cadre privilégié pour ces femmes cherchant à s’émanciper. Tout en étant le plus souvent reléguées dans des positions subalternes, chargées en général du secrétariat ou encore du samovar, les femmes entrèrent en nombre conséquent dans les organisations révolutionnaires. Certaines d’entre elles, du moins lorsqu’elles étaient issues des plus hautes classes de la société, y exercèrent un rôle dirigeant, à l’exemple de Vera Zassoulitch, une anarchiste russe qui se rendit célèbre pour avoir tiré en 1878 sur un chef de la police, avant de se convertir au marxisme et de devenir l’une des principales dirigeantes des mencheviks. Vera Zassoulitch n’était pas un cas isolé : 21 des 43 révolutionnaires condamnés aux travaux forcés ou à la prison à vie dans les années 1880 étaient des femmes.
Cette montée en puissance des femmes se traduisit, dans le contexte de la révolution de 1905, par la création d’un premier mouvement féministe russe, qui trouva sa concrétisation dans la fondation en février 1905 de l’Union des femmes pour l’égalité des droits. Les femmes russes y développèrent un premier programme de revendications spécifiques : suffrage universel sans distinction de sexe, égalité des sexes devant la loi, lois de protection pour les ouvrières, les paysannes et les prostituées, etc. En 1908, l’Union des femmes parvint à organiser un congrès rassemblant 1 000 déléguées, appartenant à toutes les tendances de l’opposition, de la bourgeoisie libérale jusqu’aux bolcheviks.
Femmes au pouvoir
Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les femmes jouèrent un rôle croissant dans la production. C’est pourquoi elles furent à l’initiative de la révolution de février qui débuta par la participation des ouvrières de Petrograd à la journée de grève internationale pour les droits des femmes que la IIe Internationale avait mis en place le 8 mars (23 février dans le calendrier grégorien).
Dans l’ensemble du processus révolutionnaires de l’année 1917, les femmes jouèrent un rôle majeur qui ne se refléta toutefois pas dans leur place dans les soviets et encore moins dans les organisations socialistes. Le 6e congrès du parti bolchevik, qui se tint en juillet-août 1917 à Petrograd, ne comptait ainsi que 10 femmes sur 171 délégués...
La révolution d’Octobre ne modifia pas cet état de chose, même si la nomination d’Alexandra Kollontaï comme commissaire du peuple à l’Assistance publique permit à la Russie de devenir le premier pays au monde à avoir une femme au gouvernement. Sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï et d’Inès Armand, le gouvernement soviétique mit non seulement en œuvre le programme de l’Union des femmes, mais le dépassa largement en impulsant une véritable révolution dans les relations de genre.
La révolution des droits
Entre 1917 et 1920, les femmes russes obtinrent des droits démocratiques de base : droit au divorce, droit à l’avortement, suffrage universel sans distinction de genre. Le Code civil fut radicalement réformé, avec la suppression de l’autorité du chef de famille et la possibilité pour un couple marié d’adopter le nom de l’époux ou celui de l’épouse, ce qui amena par exemple Trotski à prendre le nom de sa femme.
Les femmes obtinrent aussi de nouveaux droits sociaux (congés maternités, égalité salariale et professionnelle etc.). Les Codes civil et pénal fut totalement réécrit, l’adultère comme l’homosexualité n’étant par exemple plus considérés comme des délits. La nouvelle Union soviétique devenait ainsi, de très loin, le pays le plus avancé au monde quant aux droits des femmes.
Dans leur lutte contre l’ordre patriarcal, les bolcheviks s’attachèrent aussi à ouvrir de nouvelles voies, en faisant par exemple reconnaître le travail ménager dans la nouvelle Constitution soviétique et en menant une politique de socialisation du travail domestique, par la mise en place de crèches, de cuisines et de laveries collectives. Cette révolution se traduisit aussi dans les mœurs, Kollontaï et Armand s’attachant en particulier à promouvoir une libération des relations amoureuses refusant toute forme de possession du corps des femmes.
Laurent Ripart