Publié le Dimanche 18 septembre 2016 à 09h13.

Il y a 50 ans : La « Grande révolution culturelle prolétarienne »

La Grande révolution culturelle prolétarienne (nom maoïste officiel de ce qui a été connu ensuite sous le terme simplifié de Révolution culturelle) est l’un des événements les plus controversés de l’histoire contemporaine de la Chine. A l’époque, peu de voix s’étaient élevées pour condamner les calamités engendrées par Mao Zedong afin de reprendre le contrôle du Parti communiste chinois (PCC) et de l’Etat.

A gauche, des staliniens ayant perdu leurs illusions envers l’URSS y découvraient une nouvelle source de foi dans le « socialisme », des mouvements chrétiens y voyaient la possibilité d’adhérer à un « communisme moral », tandis que des secteurs trotskystes estimaient être en présence d’une « révolution dans la révolution ». Ce n’est qu’après la mort de Mao, en 1976, que toute l’étendue du désastre a commencé à être connue. Les conséquences de cette « catastrophe » – selon le mot employé par Deng Xiaoping en 1981 – continuent cependant de hanter la hiérarchie du PCC, au point que le 16 mai dernier, celle-ci à interdit aux médias de faire référence au cinquantenaire de la Révolution culturelle.

 

Une lutte fractionnelle sourde et ancienne

Après la défaite de la révolution ouvrière de 1925-27, une lutte fractionnelle s’était engagée au sein du PCC entre deux secteurs : celui qui menait un travail politique dans la clandestinité – d’abord sous la dictature du Kuomintang de Tchang Kaï-chek, puis sous l’occupation japonaise – et celui qui menait la guerre de guérilla. Liu Shaoqi était le principal dirigeant du premier et Mao Zedong du second. A partir de la prise du pouvoir, en 1949, les divergences tactiques se sont approfondies sur des questions de politique tant nationale qu’internationale.

Fin 1957, bien que les résultats du premier plan quinquennal eussent été étonamment bons sur le plan du développement général comme de la production industrielle, les erreurs et déficiences de la collectivisation commencèrent à se traduire par une diminution des récoltes. S’y ajoutait le fait que la RPC (République populaire de Chine) devait à ce moment commencer à rembourser les prêts que l’URSS lui avait accordés.

C’est alors que Mao déclara que puisque « 90 % de la population approuve le socialisme », il fallait déclencher la mobilisation révolutionnaire des masses pour initier la marche vers le communisme. Sous le slogan « davantage, plus vite, mieux et à moindre coût », son secteur imposa au comité central la politique du « Grand Bond en avant ».

En utilisant les structures de base (syndicats, organisations de femmes, d’étudiants, etc.) à travers lesquelles il exerçait un contrôle absolu sur la population, le PCC imposa la stratégie maoïste dite du « marcher sur ses deux jambes ». Tandis que les populations rurales se voyaient assigner le rôle de développer au prix de grands efforts tout le potentiel de la campagne, les grandes entreprises devaient produire massivement pour l’exportation, dans l’idée que cela rapporterait des devises qui pourraient être ensuite réinvesties dans l’industrie.

La collectivisation forcée, dont l’inefficacité avait été démontrée au cours des cinq années précédentes, fut étendue et approfondie. Les pires délires de Staline se trouvèrent dépassés lorsqu’on en vint à confisquer aux paysans non seulement leurs petites parcelles individuelles mais aussi leurs maisons, leurs animaux, leurs outils. Tous durent s’intégrer à des « coopératives » ou « communes », où ils étaient censés être rémunérés selon un système combinant des critères socialistes (à chacun selon son travail) et communistes (à chacun selon ses besoins).

650 millions de paysans furent enrôlés dans cet effort surhumain, qui déboucha sur un échec catastrophique. Selon les sources, de 18 à 30 millions de Chinois sont morts dans la « Grande famine » provoquée par la collectivisation forcée. Acculés par la faim, les paysans se rebellèrent en fuyant leurs communes et en attaquant les entrepôts d’Etat. Une grave crise se produisit au sein de l’Armée populaire de libération (APL), dont les troupes provenaient majoritairement de la campagne, lorsqu’elle fut envoyée pour les réprimer.

Face à la catastrophe, deux tendances s’affrontèrent au comité central : celle de Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, soutenue par l’appareil central et celle de Mao, appuyée sur l’armée. Battu, Mao fut contraint de démissionner de toutes ses responsabilités, ne conservant que la présidence du parti et celle de la Commission militaire centrale. Liu Shaoqi, élevé à la présidence de la RPC, s’empara du pouvoir en alliance avec Zhou Enlai (premier ministre) et Deng Xiaoping (secrétaire général du PCC). Ils firent marche arrière en supprimant les communes et en permettant aux paysans de récupérer leurs parcelles, maisons, outils et animaux. Sur le plan idéologique, ils annulèrent la déclaration selon laquelle la Chine entrait dans le communisme.

Il n’était cependant pas question que les membres du comité central, ou Mao lui-même, assument leurs responsabilités. Soucieux de protéger leurs arrières, les dirigeants de l’Etat firent porter la responsabilité du désastre aux dirigeants régionaux et locaux, en les accusant d’avoir outrepassé leurs fonctions. Une vague d’arrestations et d’exécutions frappa les cadres qui avaient dirigé sur le terrain le Grand Bond en avant.

 

Années 1960 : l’impérialisme US et le rôle de l’URSS

Vers le milieu des années soixante, sous la direction de Liu Shaoqi et de Deng Xiaoping, le pays récupérait lentement du Grand Bond en avant. Le processus aurait été moins lent et douloureux si ne s’était pas produite à ce moment la rupture entre la Chine et l’URSS. Les raisons en étaient le processus de déstalinisation initié par Khrouchtchev, ainsi que le lancement de sa politique de coexistence pacifique avec l’impérialisme occidental. Ces deux orientations conduisirent Mao à l’accuser de « révisionnisme ». A cet antagonisme politique s’ajoutaient les rapports du ministère des affaires étrangères, qui comptabilisa près de mille incidents, provoqués par l’URSS entre juillet 1960 et décembre 1965, le long de la frontière sino-soviétique où les concentrations de troupes soviétiques se faisaient de plus en plus menaçantes.

Au même moment, le président Johnson développait son escalade militaire contre le Nord-Vietnam. Des bombardements massifs sur des zones proches de la frontière sino-vietnamienne amenèrent le gouvernement de Pékin à envisager la possibilité d’une invasion impérialiste. Le sentiment  s’installa alors, dans le parti comme au sein de la population, qu’une guerre avec les deux grandes puissances mondiales pouvait être imminente.

La lutte entre les deux fractions reprit. Liu Shaoqi proposa d’entrer en guerre au Vietnam contre les Etats-Unis, aux côtés du Nord-Vietnam ; et pour cela, de trouver d’abord un accord avec l’URSS. Mao, à qui Johnson avait déjà fait savoir qu’il n’avait aucune intention d’envahir la Chine,s’appuya sur le maréchal Lin Biao, l’armée et la bureaucratie de Shanghai pour s’opposer à la guerre et affirmer que la nécessité la plus pressante était au contraire de liquider les « révisionnistes », intérieurs comme extérieurs.

 

Le Mouvement d’éducation socialiste

Ecarté de la direction exécutive après la catastrophe du Grand Bond en avant, Mao n’avait cessé de comploter pour revenir au pouvoir. Fin 1964, il lança le Mouvement d’éducation socialiste. Ce mouvement se basait sur l’accusation, lancée par le parti envers le système éducatif, selon laquelle ce dernier favorisait les jeunes des villes au détriment des pauvres des campagnes, avec pour résultat de développer des tendances bourgeoises et technocratiques qui ouvraient la voie à la restauration capitaliste. Mais l’objectif politique de cette campagne était autre : il s’agissait d’inciter les paysans pauvres à s’attaquer aux cadres régionaux puis, au-delà, à s’en prendre à l’appareil central du parti.

L’appareil réagit en ôtant à Mao la direction du mouvement, qui fut confiée à un « Groupe des cinq » nommé par Liu Shaoqi. Mao se retira à Shanghai et disparut de la vie publique, tout en continuant à conspirer. L’appareil maoïste organisa alors des équipes de militants et de cadres afin de se rendre dans les universités pour y lancer « la révolution dans la révolution ». L’objectif annoncé était de contrôler la pureté idéologique des enseignants et de leurs étudiants.

En septembre 1965, les maoïstes lancèrent une violente attaque contre Wu Han, historien et vice-maire de Pékin qui, des années plus tôt, avait écrit une œuvre satirique dirigée contre Mao. Au-delà, c’était bien sûr ses amis et protecteurs, Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, qui étaient visés. La campagne s’élargit ensuite en s’attaquant à d’autres intellectuels connus.

Le 16 mai 1966, les partisans de Mao, organisés dans le « Groupe révolution culturelle », remportèrent la majorité au bureau politique du PCC, qui approuva la « Circulaire sur la Grande révolution culturelle prolétarienne » ou « Directive du 16 mai ». Ce document annulait le «"plan du compte rendu sur le débat académique actuel, établi par le Groupe des cinq chargé de la révolution culturelle", approuvé et mis en circulation le 12 février 1966 »1, en le déclarant contraire à la ligne définie par le CC et par Mao. Le « Groupe des cinq » fut défenestré, accusé de trahison. En juillet, Liu Shaoqi et Deng Xiaoping furent à leur tour exclus de la direction du parti, dont Lin Biao devint le vice-président.

Encouragés par la Directive du 16 mai, les premiers dazibaos2 apparurent, critiquant ceux qui se refusaient à « modifier leurs attitudes ». Le 8 août, le comité central vota les « 16 points » et la « Campagne contre les quatre vieilleries » – les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes, les vieilles habitudes –, qui allaient fournir la base idéologique de la Révolution culturelle. Le 12 août, Mao reprit la présidence du parti. La Grande révolution culturelle prolétarienne était engagée.

La jeunesse et les gardes rouges

Mao appela à fermer les établissements scolaires et universitaires pour que les jeunes, organisés comme « gardes rouges », puissent faire la révolution. « Sous forme de dazibaos et de grands débats, par une large et libre expression d’opinions, par une dénonciation complète et par une critique à fond, ils ont lancé une offensive résolue contre les représentants de la bourgeoisie, que ceux-ci agissent à découvert ou qu’ils soient dissimulés. »3

De la mi-août à la fin décembre 1966, de 11 à 13 millions de jeunes, incités par Mao, s’entassèrent dans des trains pour Pékin afin lui prêter allégeance. 50 millions d’autres parcouraient le pays en brandissant le « petit livre rouge » de citations de Mao afin de « partager leurs expériences »… tous frais payés par l’Etat. Le système des transports connut alors une crise majeure, affectant la distribution des marchandises et des aliments dans tout le pays, jusqu’aux armes destinées au Nord-Vietnam.

Dans le même temps, la lutte contre les quatre vieilleries faisait des ravages. Les gardes rouges détruisaient sur leur passage les œuvres d’art, les livres, les musées, les temples, tout ce qui représentait la culture chinoise classique. Les enseignants, les artistes, les intellectuels étaient persécutés, torturés, emprisonnés, leurs peintures, livres et meubles expropriés et détruits. Shakespeare, Beethoven et Balzac devinrent des exemples de dégénérescence bourgeoise. Et si les seules choses qui méritaient d’être apprises se trouvaient dans les champs et dans les usines, pourquoi avoir encore des écoles et des universités ? Il fallait les fermer toutes.

Les appareils régionaux tentèrent de se défendre en organisant leurs propres gardes rouges pour les opposer à ceux des maoïstes. Des organisations de base du PCC lancèrent les paysans contre les étudiants. On assista au début d’une bataille rangée de tous contre tous, dans laquelle différents groupes se massacraient les uns les autres pour décider de qui était le plus orthodoxe partisan de Mao.

Vers la fin 1966, avec l’extension de la lutte à la campagne et aux usines, le Grand Timonier se rendit compte que la situation lui échappait. En janvier 1967, il ordonna à l’armée d’intervenir en appliquant la stratégie de la « triple alliance » entre les masses révolutionnaires, l’armée et les vieux cadres révolutionnaires, tous unis contre les traîtres. L’intervention militaire divisa l’armée entre ceux qui étaient loyaux envers Mao et ceux qui l’étaient envers les appareils central et régionaux.

Les gardes rouges cessèrent alors d’être les principaux porte-parole de la pensée de Mao, un rôle dans lequel ils furent remplacés par l’armée.

 

L’entrée en scène du mouvement ouvrier

A la mi-septembre 1966 se produisit un événement inattendu : l’irruption du mouvement ouvrier de Shanghai. En utilisant la rhétorique maoïste, les travailleurs s’organisèrent comme les gardes rouges pour exiger des améliorations de leur situation, qui était véritablement calamiteuse. Craignant d’être accusés de contre-révolutionnaires, les fonctionnaires responsables accédèrent rapidement aux revendications. Le sommet de la mobilisation ouvrière fut atteint en décembre 1966. Le 26 de ce mois fut formé le « Corps de rébellion générale des ouvriers de toute la Chine ». Les travailleurs occupèrent le ministère du Travail et, félicités par Jiang Qing4, exigèrent la dissolution du syndicat officiel, la Fédération nationale des syndicats de toute la Chine.

Les dockers de Shanghai se mirent en grève à leur tour. A nouveau, les responsables acceptèrent très vite de satisfaire les revendications. Encouragés par cette victoire facile, les travailleurs haussèrent le niveau de leurs demandes, mais les responsables mirent alors fin au dialogue. Le port de Shanghai fut paralysé. La grève eut un effet boule de neige. Les ports de Qingdao, Tianjin et Dairen s’y joignirent immédiatement. Le commerce extérieur s’en trouva entravé. Les responsables du parti envoyèrent la marine et l’armée de terre casser la grève à Shanghai et dans d’autres villes.

Le 30 décembre, ce sont les cheminots de Shanghai qui entrèrent en grève pour de meilleures conditions de travail. Si la grève portuaire avait freiné le commerce extérieur, celle des chemins de fer affectait tout le pays. Les responsables firent tout type de concessions. Les travailleurs suivirent l’exemple des gardes rouges, en montant dans les trains pour aller présenter leurs doléances au Grand Timonier.

Les paysans profitèrent du chaos ambiant pour s’attaquer aux dépôts de grains de l’Etat, s’emparer des fonds communaux, refuser de livrer leurs récoltes aux prix fixés par l’Etat et abandonner les champs collectifs pour se concentrer sur leurs parcelles.

Le premier ministre Zhou Enlai – qui n’avait pris position pour aucun des deux camps de la bureaucratie, mais protégeait autant qu’il le pouvait l’aile de l’appareil central – accusa les ouvriers et les paysans d’être des éléments bourgeois réactionnaires. Les propagandistes maoïstes appelèrent à ne plus faire de concessions matérielles aux ouvriers, celles-ci étant des « balles empoisonnées » qui tuaient l’austère et véritable esprit prolétarien.

Le 9 janvier 1967, Mao annonça que l’APL interviendrait militairement dans les usines, que les grévistes seraient jugés pour sabotage et les agitateurs fusillés. Le mouvement ouvrier, qui était entré en scène pour la première fois depuis sa défaite historique de 1926, abandonna la partie. Certains de ses secteurs se joignirent même à l’armée pour combattre les gardes rouges maoïstes. Il faudra attendre 1989 et l’occupation de la place Tiananmen pour que les travailleurs se mettent à nouveau en action de façon indépendante ; mais pour pouvoir alors prendre leur place dans cette mobilisation, ils durent surmonter les traces de la méfiance profonde que cette ancienne alliance avaient laissées dans le mouvement étudiant.

 

Un coup d’Etat militaro-bureaucratique pour en finir avec le chaos

L’appareil central du parti continuait d’opposer à Mao une résistance acharnée. En juillet 1967, celui-ci appela le peuple à prendre les armes pour défendre la Grande révolution culturelle prolétarienne. Les gardes rouges attaquèrent des dépôts de l’APL et de la police, et même des convois acheminant des armes au Nord-Vietnam. La paysannerie se lança dans des soulèvements armés dans les provinces du Shandong et du Henan. Au Sichuan, un demi-million de paysans se révoltèrent en liquidant les communes et en pillant les magasins et les dépôts de grains.

Le chaos régnait dans le pays. La bureaucratie administrative avait été détruite, et le PCC se trouvait au bord de la disparition. Le comité central du parti avait été décimé : des 93 membres titulaires qui le composaient un an plus tôt, il n’en restait plus que 36. Les bureaux régionaux n’avaient plus d’existence. Des 28 chefs provinciaux d’avant le début de la Révolution culturelle, seuls cinq étaient encore en place. Les organisations de base du PCC étaient en miettes. La seule institution restée intacte était l’Armée populaire de libération. A la demande de Mao, elle assuma des fonctions administratives et exerça son contrôle sur les comités révolutionnaires dans les régions. Mais les heurts entre l’APL, les gardes rouges et les paysans se firent de plus en plus violents.

En août 1967, devant l’ampleur du désastre, Mao Zedong et Zhou Enlai conclurent un accord. Pour éviter à Mao de devoir assumer ses responsabilités, ce sont les gardes rouges qui allaient payer les pots cassés. Le 5 septembre, Jian Qing prononça un discours dans lequel elle défendait l’appareil central du parti et accusait les gardes rouges d’être des ultragauchistes, des réactionnaires, des agents des Etats-Unis et des révisionnistes russes. En décembre 1967, l’armée fut autorisée à tirer contre ceux qui résistaient au changement de ligne.

En juillet 1968, Mao dit aux organisations de jeunesse qu’elles l’avaient trompé, lui ainsi que les ouvriers, les paysans et les militaires de Chine, et leur ordonna de partir à la campagne pour apprendre de la paysannerie. C’était le début de l’exil interne qui allait déplacer manu militari entre 16 et 20 millions d’étudiants, d’intellectuels et de professionnels qualifiés. Le même mois vit la réouverture des établissements scolaires et universitaires.

Le 12e plénum du 8e comité central du PCC, réuni du 13 au 31 octobre 1968, expulsa Liu Shaoqi du parti5. Le 12e congrès (1er au 24 avril 1969) formalisa le bonapartisme militaire au sein de la direction : 45 % des membres du 9e comité central (contre 27 % précédemment) et 55 % de ceux du bureau politique appartenaient désormais à l’APL. Deux tiers des cadres de l’ancien comité central avaient disparu de la scène.

De la vague de répression à la mort de Mao

De 1968 à 1970, le peuple chinois a vécu sous contrôle militaire. Les exécutions se sont multipliées, au point que le million de morts a été largement dépassé. Près de 20 millions de personnes ont été condamnées à un exil interne. Xi Jinping, l’actuel secrétaire général du PCC et président de la RPC, avait 15 ans lorsque son père, un collaborateur de Mao tombé en disgrâce, a été emprisonné. Xi a passé les six années suivantes de sa vie dans une ferme communale de l’intérieur de la Chine, dans le cadre de sa « rééducation révolutionnaire ».

L’envoi des anciens gardes rouges, ainsi que de nombreux intellectuels et professionnels qualifiés, dans des camps de rééducation situés dans la campagne profonde a eu des conséquences tragiques. Certains se sont suicidés. D’autres ont organisé des groupes de guérilla rurale, qui attaquaient des villages pour se procurer de la nourriture, avant d’être éliminés par l’armée. D’autres encore ont tenté de regagner les villes et y ont subi le sort des migrants internes d’aujourd’hui : sans passeport interne, ils ont vécu une vie de privations en marge de la société.

La jeunesse a payé le prix fort. Une génération qui a cru au « détruire pour construire » maoïste a vu nombre de ses membres tomber sous les balles de l’APL ou s’étioler dans les camps de concentration. Ceux qui ont pu demeurer dans les villes ont été marginalisés et, sans possibilité de rattraper les années d’étude perdues, ont perdu tout espoir dans le futur. Les jeunes qui sont parvenus à s’adapter à l’exil interne ont cependant joué parfois un rôle positif au sein des communautés paysannes, en apportant des connaissance nécessaires à l’amélioration du niveau de vie des populations rurales des zones les plus retirées du pays. Mais ces mêmes populations ont également souffert du chaos déclenché par Mao. On estime qu’à la fin des années 1970, comme conséquence des dévastations provoquées par la Révolution culturelle, quelque 100 millions de Chinois survivaient encore à la limite de la famine.

La situation générale a malgré tout commencé à s’améliorer au début des années 1970. Les écoles primaires et secondaires, les universités fonctionnaient à nouveau, en suivant les mêmes programmes que Mao avaient décriés précédemment. De nombreux enseignants et professionnels exilés à la campagne étaient réhabilités et avaient retrouvé leurs fonctions.

Peu à peu, avec la réinstallation d’anciens cadres, l’appareil du parti s’est également recomposé. Zhou Enlai réhabilita Deng Xiaoping et en fit son héritier au poste de premier ministre. De plus en plus affaibli physiquement, Mao ne prenait que peu de décisions. Zhou en profita pour lancer son offensive diplomatique en direction de l’occident, concrétisée par la visite en Chine de Nixon et le début de l’ouverture au monde.

Les années ayant précédé la mort de Mao ont été en général instables, marquées par les intrigues liées à sa succession. Un nouvel affrontement inter-bureaucratique s’est enclenché, opposant la « gauche » représentée par Jian Qing et la Bande des quatre au secteur dirigé par Zhou Enlai. Mao est mort le 9 septembre 1976. Jian Qing et la Bande des quatre ont ensuite été arrêtés, avec des centaines de leurs partisans. Cela a signifié la fin de la fraction « maoïste ».

 

La révolution culturelle et le PCC aujourd’hui

Ce 16 mai, la presse chinoise n’a fait aucune mention du cinquantenaire de la Révolution culturelle. C’est le lendemain que le Quotidien du peuple, organe officiel du PCC, et le Global Times, un tabloïd contrôlé par l’Etat, ont publié des éditoriaux revenant sur cet événement.

Intitulé « Apprendre des leçons de l’Histoire pour mieux aller de l’avant », l’éditorial du Quotidien du peuple affirme que « l’Histoire a démontré que la Révolution culturelle était radicalement erronée tant dans la théorie que dans la pratique »6 ; rappelant la « Résolution sur certaines questions de l’histoire de notre parti »7, il appelle à oublier le passé pour se tourner vers l’avenir.

Le Global Times condamne la « décennie de calamités » ouverte le 16 mai 1966, mais signale qu’elle a laissé des enseignements positifs : « ces dernières années, beaucoup de pays en développement ont connu des conflits civils, mais pas la Chine. Une raison importante en est les leçons apprises de la Révolution culturelle, qui ont apporté à la nation une certaine immunité. Personne plus que nous ne craint les troubles et n’aspire à la stabilité ».

La question est de savoir pourquoi, cinquante ans après, le spectre de la Révolution culturelle continue de hanter les dirigeants du PCC. Comparé aux dizaines de millions de morts du Grand Bond en avant et de la Grande famine, son million et demi de fusillés et autres tués revêt presque un caractère « banal ». Pour quelle raison les dirigeants du PCC (dont son chef actuel, Xi Jinping, une des victimes de la Révolution culturelle) ne voient-ils aucun intérêt à ce que le peuple chinois connaisse la vérité des faits et du rôle de Mao ?

Essentiellement, parce que serait alors mis en évidence le fait que les calamités engendrées par la Grande révolution culturelle prolétarienne ont été les conséquences d’une lutte pour le pouvoir entre deux fractions de la bureaucratie gouvernante, dont les divergences de fond étaient d’ordre tactique.

 

Qu’a été vraiment la Révolution culturelle ?

Si ce processus a suscité tant d’illusions, en particulier au sein de la nouvelle gauche qui surgissait à l’échelle internationale, c’est aussi parce qu’il s’est inséré dans la vague mondiale de radicalisation et de révolte qui parcourait la jeunesse, annonçant elle-même une grande montée des luttes ouvrières et populaires. Le drame, dans le cas chinois, a été que les aspirations de millions de jeunes ont été instrumentalisées et déviées au profit d’une fraction d’un appareil bureaucratique qui se réclamait frauduleusement du socialisme et du communisme.

Une autre caractéristique de la Révolution culturelle est d’avoir ouvert la porte aux revendications et luttes des classes exploitées et opprimées. Sans direction ni conscience des objectifs plus généraux qu’elles impliquaient, ces luttes n’ont cependant jamais pu s’émanciper de la tutelle du PCC, restant dépendantes des affrontements internes à son appareil.

Ses dirigeants étaient à l’inverse bien conscients de leurs intérêts, étroitement liés à leur pouvoir politique. C’est pourquoi, dès qu’ils comprirent que le chaos ambiant menaçait de détruire le parti et l’Etat, Zhou Enlai et Mao Zedong firent prévaloir leurs accords stratégiques. Pour sauver le parti il fallait sauver Mao, et donc faire des gardes rouges des boucs-émissaires.

Après la mort de Mao, suivie de la défaite infligée au secteur maoïste, Deng Xiaoping et sa fraction (pour l’essentiel celle de Zhou, décédé de mort naturelle en janvier 1976) eurent les mains libres pour mener la politique économique qui allait développer les rapports capitalistes et transformer la Chine en une très grande puissance. Rétrospectivement, les souffrances que le peuple chinois a subies depuis l’époque du Grand Bond en avant apparaissent ainsi comme  le prix payé pour une accumulation primitive « nécessaire » à la formation d’un Etat capitaliste fort et cohérent, désormais parvenu au second rang de la hiérarchie mondiale.

Tant que le PCC restera au pouvoir, il n’y aura pas officiellement de « démaoïsation ». La raison en est que la personne de Mao résume et condense, à la fois, la victoire de la révolution de 1949 et la création de l’Etat prétendument « communiste » dont l’Etat actuel est directement issu. Comme Deng Xiaoping l’avait affirmé en 1981, « discréditer le camarade Mao, c’est discréditer le parti et l’Etat ».

Mais ce qui terrorise par-dessus tout les sommets du PCC, c’est la force et la capacité de pouvoir que les masses ont montrées durant la Révolution culturelle. C’est l’une des raisons pour lesquelles, en 1989, le parti a recouru à l’APL pour écraser le mouvement de la place Tiananmen, dès lors que le mouvement ouvrier avait commencé à s’organiser de façon indépendante et à s’installer dans la mobilisation aux côtés des étudiants.

Depuis 50 ans, l’appareil du PCC vit dans la peur du jour où les ouvriers, les paysans et les étudiants utiliseront une violence similaire à la sienne, non pour s’affronter mutuellement au profit de secteurs bureaucratiques mais pour défendre leurs propres intérêts. Parce qu’il sait qu’alors, plus rien de l’existant ne tiendra.

 

Virginia de la Siega

 

  • 1. Circulaire du Comité Central du Parti communiste chinois, https ://www.marxists.org/francai…
  • 2. Dazibao : une affiche rédigée par un citoyen, traitant d’un sujet politique ou moral, et placardée pour être lue par le public.
  • 3. Décision du Comité central sur la Grande Révolution culturelle prolétarienne adoptée le 8 août 1966 (dite Décision en seize articles), http ://www.centremlm.be/Decisio…
  • 4. Quatrième épouse de Mao Zedong, Jiang Qing a été membre du comité central du PCC et de la « Bande des quatre », à laquelle la responsabilité de la catastrophe de la Révolution culturelle a été imputée. Emprisonnée un mois après la mort de Mao, condamnée en 1983 à la prison à perpétuité, Jiang Qing s’est suicidée dans sa cellule en 1991.
  • 5. Arrêté en 1967, victime de mauvais traitements et privés de soins, Liu Shaoqi est mort en prison en novembre 1969.
  • 6. « ’Move forward’ from Cultural Revolution, party tells China ». The Guardian Weekly, 20/05/2016.
  • 7. Cette résolution du comité central publiée en 1981 affirmait que Mao avait « lancé et dirigé » la Révolution culturelle, que celle-ci s’est avérée être une « grave erreur », mais que la responsabilité des désastres incombe à Lin Biao, Jiang Qing et d’autres qui avaient agi dans le dos du Grand Timonier. Très proche de ce dernier, Lin Biao avait à été à ce titre l’auteur de la compilation de citations du « Petit livre rouge ». Mao l’a fait exécuter en 1971, lorsqu’il a craint qu’il ne veuille lui ravir le pouvoir.