La classe ouvrière qui s’engage dans ces grèves a renforcé son organisation de manière spectaculaire dans les deux années précédentes...
Cette évolution s’est produite dans le cadre d’une vague d’industrialisation majeure produisant une augmentation rapide1 du nombre d’ouvriers et leur concentration dans de grandes usines2. La crise économique de 1929 provoque un effondrement de la production, une explosion du chômage. Mussolini au pouvoir depuis 1922, Hitler en 1933, partout prospèrent sur la crise des organisations fascistes, nationalistes, racistes. En France, l’extrême droite est forte de 100 000 à 150 000 militants dont une partie militarisée. Cette menace fasciste va réveiller la classe ouvrière et changer la situation politique : dès 1934, des ripostes unies se succèdent, en Autriche, en Espagne, en France. Des initiatives unitaires à la base se multiplient, des comités antifascistes se créent.
Un rassemblement mais quel programme ?
Courant juin 1935 se met en place le Rassemblement populaire qui regroupe 99 organisations, politiques, syndicales, associatives, laïques, franc-maçonnes…. En dehors de généralités sur les libertés, le fascisme et la guerre, son programme ne prévoit que très peu de mesures concrètes : la dissolution des ligues fascistes, la réduction non chiffrée de la durée du travail, la nationalisation des seules industries d’armement. Les participants aux mobilisations sont beaucoup plus à gauche que ce programme qui servira de base au gouvernement de Front populaire.
Dans un premier temps, la magie de l’unité opère, car à la base, dans les entreprises, dans la rue et dans les comités unitaires, ce sont d’abord les militants du PC et du PS qui se retrouvent, parfois sous l’impulsion d’une petite extrême gauche, davantage que les notables radicaux qui paradent au sommet. 500 000 manifestants sont dans la rue le 14 juillet 1935.
En mars 1936, c’est la réunification syndicale, précédée par de nombreuses instances de base. La CGT fusionnée regroupe 800 000 adhérents : de mars à mai 1936, 250 000 travailleurs vont la rejoindre. Dans les mois qui suivent, la syndicalisation sera fulgurante : en 1937, il y aura 4 millions de syndiqués dans la CGT. Le 1er Mai, il y a 250 000 grévistes à Paris. Renault est en grève pour la première fois depuis vingt ans.
3,5 millions de grévistes
Le Front populaire remporte de peu les élections, et le PCF soutient sans restriction le gouvernement sans y participer. Mais au-delà du programme de la coalition électorale, il y a une immense espérance, une volonté d’action politique de ceux d’en bas.
En mai et juin 1936 déferle une vague de grèves dans la quasi-totalité des secteurs agricole, industriel et commercial du privé : 3,5 millions de grévistes sans aucune consigne centrale qui ne l’ait précédé ni même accompagné. Dès les premières grèves au Havre et à Toulouse le 11 mai 1936, celles-ci sont totales et les grévistes occupent les locaux. À partir du 26 mai, elles se généralisent dans la métallurgie de la région parisienne.
Les trois quarts des entreprises en grève sont occupés, sous la responsabilité d’un comité de grève qui organise la sécurité, le ravitaillement, l’entretien dans un ordre exemplaire. Ces occupations sont une mesure de protection face aux risques de lock-out patronal ou d’attaques fascistes. C’est aussi la prise en gage du matériel de l’usine, la revanche sur des années d’humiliation, l’entrée dans une illégalité joyeuse, trop massive pour pouvoir être réprimée.
Les syndicats acceptent les négociations entreprise par entreprise, avec des augmentations de salaire importantes. Mais la grève repart, ailleurs, parfois même dans des usines ayant repris le travail. Elles se multiplient dans toutes les professions, comme les grands magasins parisiens et en province : l’économie est paralysée.
Les acquis de la grève
Pour le gouvernement Blum, les élections n’ont pas donné le pouvoir de réaliser le socialisme, mais le seul programme du Front populaire. Il prend l’initiative d’une négociation qui aboutit aux accords Matignon du 8 juin. Ils prévoient la mise en place de conventions collectives, une augmentation de salaires de 7 à 15 %, l’élection de délégués du personnel, et les lois sur les 40 heures et les deux semaines de congés payés (des revendications absentes du programme de Front populaire...).
Mais les grèves continuent : un conflit avec le gouvernement est possible. Le dirigeant du PCF, Maurice Thorez, prononce alors le 11 juin le célèbre discours : « Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement. (…) Alors il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. Tout n’est pas possible maintenant. (…) Il ne faut pas compromettre l’œuvre gouvernementale. » Comme des grèves continuent, 10 jours plus tard, la CGT lance un appel solennel à « ne déclarer la grève que lorsqu’ils se heurtent à un refus de discuter ou à l’intransigeance patronale ».
Les grèves cesseront fin juin. Vingt-quatre lois seront adoptées durant l’été, avec quelques avancées complémentaires comme l’obligation scolaire à 14 ans, la création de l’Office du blé, la nationalisation des industries d’armement et aussi des chemins de fer. Mais les acquis essentiels sont ceux qu’a produit la grève générale, pas l’application du programme du Front populaire.
Patrick Le Moal