Publié le Jeudi 17 septembre 2020 à 12h55.

Les républicains installent l’« État français » de Pétain

Pétain n’est pas arrivé au pouvoir tout seul, ni par un coup d’État. L’Assemblée nationale qui lui accorde les pleins pouvoirs constituants le 10 juillet 1940 est composée de la Chambre des députés élue en mai 1936 et du Sénat élu en 1938, la quintessence du personnel politique de la IIIe République.

 

C’était la conclusion du glissement à droite engagé dès 1938 en réaction au Front populaire et à la peur de la grève générale. Les pleins pouvoirs permettent à Pétain de mettre en place une nouvelle Constitution ; il a les mains libres pour imposer le régime autoritaire souhaité par une partie importante de la droite. La « République française » disparaît des actes officiels au profit de « l’État français », la devise « Liberté Égalité Fraternité » est remplacée par le triptyque « Travail Famille Patrie », et une politique ultra réactionnaire se développe très rapidement sur tous les terrains, politiques, économiques et sociaux.

Comment en est-on arrivé là ?

 

L’impérialisme français ne souhaitait pas la guerre

Dans la guerre qui se prépare pour l’hégémonie mondiale, la France jouit depuis 1918 d’une supériorité politico-militaire en Europe et d’ambitions diplomatiques adossées à un immense empire colonial1 qui ne correspondaient en rien au rapport de force économique réel sur le continent et encore moins au niveau mondial. Cette faiblesse matérielle d’une puissance de second ordre qui a tout à perdre dans un nouveau partage du monde se traduit par une absence de volonté politique dans la guerre qui monte.

En outre, de très larges secteurs de la classe dominante sont terrifiés par la force potentielle de la classe ouvrière, surtout après mai-juin 1936, craignant une nouvelle Commune à Paris, alors que la Révolution est là en Espagne. La peur d’une insurrection ouvrière reste omniprésente, même après l’échec des grèves de novembre 1938 provoquant une vague de répression contre les travailleurs combatifs2, permettant des décrets lois attaquant frontalement les acquis de 1936. « Éradiquer le “danger communiste” devenait l’obsession de beaucoup et prenait le pas sur tout projet international. Ils voyaient de plus en plus la démocratie parlementaire comme un fardeau insupportable qui empêche toute élimination de la puissance syndicale. Laval est la personnification de ce point de vue qui l’emportait très largement au Parlement3

En conséquence, la bourgeoisie française ne prépare la guerre que très mollement, accepte à Munich en septembre 1938 de céder au Reich allemand les territoires ayant une population allemande au sein de la Tchécoslovaquie. Avec l’acceptation de tous les députés à l’exception des communistes qui refusent de voter la confiance au négociateur de Munich.

Le 25 février 1939, un accord franco-espagnol reconnait la légitimité de Franco sur l’Espagne, signant ainsi l’arrêt de mort de la République espagnole, tout en permettant d’obtenir la neutralité de l’Espagne en cas de guerre. Les camps de concentration se mettent en place dans le sud de la France pour enfermer les dizaines de milliers de républicains espagnols, qui seront rejoint rapidement par les antifascistes allemands, les réfugiés de toutes nationalités.

 

Le pacte germano-soviétique

C’est dans ce contexte qu’est signé le 23 août 1939 le pacte entre l’Allemagne nazie et l’URSS dirigée par Staline. Il est officiellement présenté comme un pacte de non-agression, de renoncement au conflit entre les deux pays, de neutralité dans le cas où l’un des deux pays signataires serait attaqué. Pour les nazis, ce pacte utilise l’URSS pour éviter un risque de guerre sur deux fronts, permettant au passage de s’emparer d’une bonne partie du territoire polonais.

Des protocoles secrets délimitent les sphères d’influences de l’Allemagne nazie et de l’URSS dans les pays situés entre eux, Scandinavie, pays Baltes, Pologne, Roumanie, et prévoit un partage de la Pologne.

 

Le soutien du pacte par le PCF donne l’occasion d’un violent déchaînement anticommuniste

C’est une époque où siège au Bureau Politique du PCF un responsable de la IIIe internationale, l’« œil de Moscou » qui joue un rôle décisif dans toutes les décisions communistes qui doivent correspondre aux besoins et tournants de la diplomatie stalinienne.

La presse communiste publie un manifeste célébrant Staline, affirmant que « l’action de l’Union Soviétique par le pacte de non-agression avec l’Allemagne concourt à affermir la paix générale »4, et dénonce la guerre comme étant le fait de l’impérialisme britannique, provoquant incompréhension, désarroi et opposition de milliers de militants et sympathisants formés dans la lutte antifasciste. Pour mesurer à quel point le soutien au pacte germano-soviétique était une question majeure pour la direction du PCF, pour être nommé responsable dans ce parti jusqu’aux années 50 la commission des cadres chargée de donner un avis mettait en priorité l’acceptation du pacte en 1939 !

La direction de la CGT unifiée, qui avait encore près de 3 millions d’adhérents après la défaite de 1938, condamne le pacte par 18 voix contre 8 et 2 abstentions, en évitant temporairement la scission. La presse communiste disparait, l’Humanité, Ce soir et 159 périodiques sont interdits, saisis, les diffuseurs des journaux interdits et des tracts du PCF sont réprimés. Le gouvernement en profite pour établir la censure sur la presse, la radio et le cinéma.

Les députés communistes votent malgré tout les crédits de guerre le 2 septembre « pour faire face aux obligations résultant de la situation internationale ». Cela n’empêchera pas une semaine plus tard la publication d’un décret retirant la qualité de français à ceux dont l’attitude était contraire à l’intérêt national. Après l’entrée de l’Armée rouge en Pologne le 17 septembre, la répression prend une toute autre ampleur. Le Bureau confédéral de la CGT exclut tous ceux qui n’ont pas condamné l’invasion, puis La vie ouvrière, journal des ex-unitaires animé par les militants communistes, est interdit.

Le 26 septembre, le Parti communiste français et les organisations affiliées sont dissoutes, les maires et conseillers municipaux communistes sont suspendus. À part les 26 députés qui se désolidarisent, ceux qui ne sont pas dans la clandestinité ou mobilisés sont tous arrêtés, soit une trentaine. Le Secrétaire général Maurice Thorez, mobilisé, déserte pour rejoindre Moscou.

Entre septembre 1939 et mars 1940, 620 syndicats et 675 associations où siégeaient des communistes seront dissouts, 2 718 élus déchus de leur mandat dont 69 députés et un sénateur, 3 400 arrestations effectuées et 3 000 sanctions prises contre des fonctionnaires.

 

L’union sacrée en marche

C’est alors que sont signés le 7 octobre les « Accords Majestic », une déclaration d’intention tripartite signée par les représentants de la CGT, dont le Secrétaire général Léon Jouhaux, et du patronat, représenté par le délégué patronal au BIT et le président de l’UIMM, en présence du ministre de l’armement. Elle reconnaît notamment la nécessité d’un assouplissement de la législation sociale concernant les conventions collectives, la durée du travail et les congés payés.

Léon Jouhaux refait le pacte national de 1914, intégrant la CGT dans l’Union sacrée.

Le 10 novembre un décret supprime l’élection des délégués et les remplace par des « délégués désignés ».

 

La guerre éclair

Entre temps, le 1er septembre 1939, l’Allemagne a envahi la Pologne. Deux jours après la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne. Commence alors la période de la « drôle de guerre » qui durera jusqu’au printemps 1940.

La stratégie militaire d’Hitler exige des victoires éclairs en Pologne et en France. Du côté français il n’était nullement question d’offensive vers l’Allemagne, simplement de se retirer derrière la ligne Maginot. Hitler a donc les mains libres pour attaquer la Pologne, tout en préparant l’offensive contre la France.

 

Les pleins pouvoirs et l’unité nationale

Édouard Daladier, dirigeant du parti radical (le parti de la petite bourgeoisie républicaine qui était membre du Front populaire) obtient les pleins pouvoirs le 30 novembre 1939. C’est le début des pouvoirs d’exception. Quatre mois après est installé, le 22 mars 1940, un gouvernement d’union nationale incluant tous les partis – à l’exception du PCF interdit – dirigé par Paul Reynaud, plusieurs fois ministre de la IIIe République, membre d’un petit parti de droite.

La répression s’étend à tous les militants à gauche du Parti Socialiste de l’époque, la SFIO (section française de l’internationale ouvrière), d’autres journaux sont interdits comme Juin 36, des militants troskystes sont arrêtés, des dirigeants du PSOP (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, issu de la gauche révolutionnaire exclue de la SFIO, dont le dirigeant le plus connu est Marceau Pivert) sont condamnés à de lourdes peines. Au moment où l’Allemagne, après avoir envahi la Pologne, s’attaque au Danemark et à la Norvège, le Ministre socialiste de l’Intérieur, Sérol, fait étendre la peine de mort aux « propagandistes de la Troisième internationale ».

 

Le gouvernement d’union nationale face à la défaite militaire

L’attaque allemande commence le 10 mai 1940. L’armée hollandaise sera battue en quatre jours, l’armée belge en 18 jours, les unités britanniques rejetées à Dunkerque en 14 jours et l’armée française est écrasée en 6 semaines.

Dès les premières défaites, c’est la panique dans les classes dirigeantes. Une grotesque procession vers les reliques de sainte Geneviève est organisée à Paris avec le gouvernement ! En cinq jours la bataille de la Somme est perdue, Paris est occupé le 14 juin, des millions des civils prennent la route de l’exode.

Le Commandant en chef de l’armée, le général Weygand5, fait partie de tous ceux qui sont persuadés que la France n’aurait pas dû déclarer la guerre car elle n’était pas prête à cause de son régime politique. Il est obsédé par la nécessité de garder des troupes pour sauvegarder l’ordre public, donc partisan de finir la guerre à tout prix : « Afin de préserver le moral des armées et éviter un mouvement révolutionnaire, le gouvernement doit assurer qu’il restera dans la capitale à tout prix, et gardera le contrôle de la situation, y compris au risque d’être pris par l’ennemi. Il en va de l’ordre et de la dignité »6.

Cette option de paix à tout prix l’emporte dans le personnel politique contre ceux qui veulent continuer la guerre à partir des possessions coloniales intactes. Le 16 juin, un projet d’union des nations française et britannique, conçu par Jean Monnet et que le gouvernement de Churchill vient d’accepter à Londres (où est déjà arrivé le général de Gaulle), qui signifie la guerre totale, est soumis au gouvernement par Paul Reynaud. Il est refusé par une majorité des présents, qui décide de demander à l’Allemagne ses conditions pour un armistice. Les ministres se divisent alors en une dizaine de partisans de la poursuite de la guerre (Paul Reynaud, Georges Mandel, César Campinchi, Louis Marin...), environ sept fermes partisans de l’armistice dont Philippe Pétain, et des indécis plutôt marqués par le climat d’effondrement. Les partisans de la négociation l’emportent et un nouveau gouvernement d’union nationale dirigé par Pétain, incluant deux ministres socialistes7 est désigné pour signer l’armistice, ce qui sera fait le 22 juin.

Les conditions de l’armistice, l’organisation du pays en deux zones, une occupée, l’autre sous administration française, montrent bien quelle était la nature du choix du personnel politique français et de la bourgeoisie : tout faire pour éviter l’occupation totale du pays et maintenir un appareil d’État en France, et pas seulement dans les colonies, dans lesquelles les troupes allemandes ne s’installaient pas. Les territoires occupés restent administrés par le gouvernement français, même si les fonctionnaires doivent collaborer avec les autorités allemandes en zone occupée. Le gouvernement français paye les « frais d’occupation ».

 

Quel était le rôle de De Gaulle ?

Il n’était pas un membre de la classe politique ni même du Haut commandement de l’armée. Ce n’est pas pour autant qu’il n’avait aucune connexion avec l’appareil d’État. Ce bourgeois catholique, militaire de carrière, proche des idées d’extrême droite, familier de Pétain, hostile à la « démocrassouillerie », appartient de 1932 à 1937 au Conseil supérieur de la défense nationale, organisme qui le place à la jonction de l’armée et de la politique sous 14 ministères successifs8. Il est nommé sous-secrétaire d’État à la Défense nationale le 6 juin dans le gouvernement d’union nationale… jusqu’à son départ de France le 16 juin.

Son appel du 18 juin ne sera pas entendu par grand monde, sans crédibilité à ce moment.

Les britanniques qui lui permettent de le lancer cherchent des représentants plus légitimes. Mais la tentative de constituer à partir de quelques dizaines de parlementaires dont Édouard Daladier, Georges Mandel, Pierre Mendès France, Jean Zay un nouveau gouvernement en exil échoue lamentablement. Le bateau, le Massilia, qui les convoie part le 21 juin, mais est bloqué au Maroc trois jours après. Les possessions françaises basculent presque toutes du côté de Vichy. De Gaulle va donc alors occuper l’espace politique laissé vacant pour constituer petit à petit une structure politique paraétatique bourgeoise crédible pour l’après-guerre. Il a su représenter efficacement les besoins de la bourgeoisie dans une période compliquée.

 

L’instauration de l’État français de Pétain

Lorsque Pétain est nommé chef de gouvernement d’union nationale le 16 juin avant d’avoir la possibilité légale de faire disparaître la République par le vote du 10 juillet, il n’est pas seulement le militaire de la bataille de Verdun, il est aussi un maréchal politique dont les liens avec l’extrême droite et les réseaux anticommunistes sont connus. Laval, qui joue un rôle central dans le régime de Vichy, était un ancien de la vie parlementaire de la IIIe république, un temps avocat de la CGT, devenu anticommuniste, onze fois ministre et plusieurs fois président du Conseil.

C’est donc en toute connaissance de cause que la Chambre des députés9 et le Sénat réunis le 10 juillet se prononcent pour la liquidation des institutions républicaines : à la suite de leur vote les chambres ne se réuniront plus, et ils le savaient. Une large majorité de 569 voix vote pour cette liquidation, 357 députés et 212 sénateurs, (soit 87,67 % des suffrages exprimés) dont 90 SFIO, 170 radicaux, gauche démocratique. Seuls 80 parlementaires (57 députés et 23 sénateurs) votent contre, incluant 36 SFIO dont Blum et 27 radicaux. Enfin 20 autres s’abstiennent dont 7 SFIO dont Georges Monnet. Une large majorité de députés SFIO et radicaux s’ajoutent donc aux votes de la droite pour introniser Pétain tout à fait légalement.

Au-delà du personnel politique, c’est la quasi-totalité du personnel administratif, policier, judiciaire et même artistique qui apporte son soutien au régime de Pétain. Les magistrats devaient jurer serment à Pétain, bien peu refusèrent. Les fonctionnaires se turent. Les policiers le servirent avec zèle. Les hauts fonctionnaires de l’administration préfectorale de Vichy, issus du radicalisme républicain, servirent sans ciller l’État français jusque dans les pires errements de la collaboration d’État. Malgré cela, estimant que la politique avait profondément pénétré dans les cadres administratifs du pays, en en paralysant l’action, et que les préfets d’hier n’avaient plus leur place, un vaste renouvellement est organisé : « un an après l’instauration du régime […] 82 postes sur 87 étaient occupés par de nouveaux titulaires, tandis que 80 anciens préfets étaient sortis des cadres »10, même si les nouveaux sont largement pris dans le vivier issu de la IIIe République.

 

La paralysie des partis ouvriers

Le PCF est paralysé par l’interdiction, mais aussi plus substantiellement à cause de sa politique. Il n’y a aucune action contre l’occupation jusqu’au moment de l’attaque de l’URSS par l’armée nazie en juin 1941. Il dénonce la guerre impérialiste, propose la fraternisation avec les prolétaires allemands habillés en soldats, refuse de voir la France enchaînée au char de l’impérialisme britannique, tout en menant une propagande pour l’instauration d’une république française des soviets ! Ses dirigeants entament même en juin 1940 une démarche auprès des autorités allemandes pour une reparution légale du journal L’Humanité, leur espoir venant du pacte Hitler-Staline. Elle est violemment refusée par les autorités de Vichy qui confirment l’interdiction de parution.

Mais rapidement le renvoi dos à dos des vichystes et gaullistes, le refus de prendre les armes contre l'armée allemande, qui peut passer avec le sentiment pacifiste des premiers mois d’occupation, est de plus en plus en décalage avec la progression du sentiment anti-occupant.

La SFIO est hors course. Comme l’indiquent les votes lors de l’instauration de l’État français, les socialistes sont divisés, hésitants, certains se rallient à la politique gouvernementale, d’autres attendent. Ceux qui veulent s’opposer sont incapables s’adapter aux conditions de la clandestinité.

La classe ouvrière est complètement déstabilisée. La CGT est dans l’Union sacrée. Il y a d’abord l’effet de la mobilisation qui concerne 5 millions d’hommes, puis de l’exode, puis les 1 600 000 prisonniers en Allemagne, le chômage massif, l’embauchage sur les chantiers du gouvernement, les travailleurs envoyés en Allemagne.

Il n’y a durant toute cette période aucune action autonome des classes populaires et une paralysie des partis ouvriers : seules les réponses bourgeoises sont présentes.

  • 1. Il y avait 69 millions d’habitants dans les colonies en Afrique et Asie pour 41,5 millions en France.
  • 2. 10 000 licenciements et 800 000 mises à pied suite à l’échec de la grève générale de novembre 1938.
  • 3. Ernest Mandel « Sur la seconde guerre mondiale Une interprétation marxiste », Éd. La Brèche 2018, p. 24.
  • 4. La Vérité, Fac similé EDI 1978 page 7.
  • 5. Qui s’est illustré contre l’Armée Rouge en Pologne en 1920.
  • 6. Cité par Ernest Mandel, idem, p. 24.
  • 7. Avec l’accord de Blum.
  • 8. Gilles Heuré dans l'article « Si je vis, je me battrai, où il faudra, tant qu’il faudra ».
  • 9. Étaient absents les députés communistes arrêtés ou en fuite et quelques députés prudents.
  • 10. Marc Olivier Baruch dans l'article « Qui sont les Préfets de Vichy ?»