Pour les historiens des sociétés anciennes, l’esclavage constitue une question particulièrement complexe et discutée, dont l’approche a beaucoup évolué dans les dernières décennies. Ces transformations historiographiques doivent nous amener à repenser les concepts que les marxistes ont élaboré à partir de données aujourd’hui largement périmées, en nous interrogeant en premier lieu sur la notion d’esclavagisme.
«L’histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste […] Sous le régime de l’esclavage, c’est la propriété du maître des esclaves sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur – l’esclave qu’il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail – qui forme la base des rapports de production. »
Dans ce texte paru en 1938 dans l’Histoire du parti communiste bolchevik de l’URSS, Staline exposait les grands principes de ce que les organisations du mouvement ouvrier définissaient alors comme le « matérialisme historique ». à l’exception de quelques rares voix dissonantes, dont la plus notable était celle de Georg Lukacs, les différents courants de la IIe et de la IIIe Internationale s’étaient en effet mis d’accord pour relire la dialectique matérialiste de Marx et Engels au prisme du scientisme qui dominait alors le champ des idées. Dans cette conception, l’histoire de l’humanité se trouvait définie par une succession de « régimes » caractérisés par leurs « rapports de production ». Après « la commune primitive », autrement dit le « communisme primitif », aurait commencé le « régime de l’esclavage », qui aurait lui-même laissé la place au « régime féodal », c’est-à-dire à l’âge du servage. Chacun de ces stades de l’évolution historique se trouvait défini par un « rapport de production » (maîtres contre esclaves, seigneurs contre serfs, etc.), lui-même déterminé par le niveau des forces productives.
Si cet étapisme historiciste, qui permettait de soumettre les forces dialectiques à d’inexorables « lois de l’histoire », n’est plus guère de mise, il faut aussi s’interroger sur la pertinence même du concept « d’esclavagisme » ou de « régime de l’esclavage » pour définir les sociétés anciennes. Peut-on en effet considérer que les rapports de production des sociétés anciennes auraient été déterminés par l’esclavage, qui aurait été ainsi à la source du prélèvement de surtravail nécessaire à l’existence de l’état et des classes dominantes ? Cette interprétation pose une série de difficultés, dans la mesure où la réalité historique de l’esclavage dans les sociétés anciennes s’avère bien différente du tableau que l’époque romantique a pu dresser, en concevant l’esclavage antique à l’aune de l’esclavage de plantation que l’Europe capitaliste avait mis en place dans ses colonies.
Sociétés à esclaves ou sociétés esclavagistes ?
Il peut tout d’abord sembler difficile de considérer que les sociétés anciennes étaient structurellement esclavagistes, dans la mesure où l’esclavage n’a caractérisé qu’une partie d’entre elles. Ainsi l’Egypte, dont le poids dans l’Antiquité fut loin d’être mineur, semble avoir ignoré l’institution même de l’esclavage, jusqu’à ce que les Grecs ne l’introduisent au lendemain de la conquête d’Alexandre le Grand. S’ils étaient fréquemment placés dans des situations de dépendance, les paysans égyptiens n’étaient pas des esclaves et le surtravail qui leur était arraché provenait d’une structure de prélèvement de nature fiscale ou domaniale et non pas servile. Par ailleurs, si la Mésopotamie, la Grèce ou Rome ont bien été des « sociétés à esclaves », force est toutefois de constater que l’esclavage n’y constituait pas le fondement des rapports de production.
Notre perception de l’esclavage dans les sociétés anciennes a en effet été obscurcie par l’écho de la révolte de Spartacus, dont le personnage historique n’avait d’ailleurs que peu de choses à voir avec le portrait du héros anti-esclavagiste que la tradition romantique a pu construire. Si la société dans laquelle a vécu Spartacus, autrement dit l’Italie méridionale de la fin du 2e et du début du 1er siècle avant notre ère, avait bien le caractère d’une société esclavagiste, puisque l’essentiel de la production y était réalisé dans le cadre de grands domaines recourant assez largement à une main d’œuvre servile, cette situation était tout à fait exceptionnelle à l’échelle du monde antique.
Le caractère exceptionnel des domaines serviles
Loin de correspondre à la structure classique du monde gréco-romain, usuellement fondé sur la petite propriété, la constitution de ces grands domaines serviles était en effet le fruit des guerres puniques, qui avaient permis à Rome d’acquérir brutalement d’immenses terres dépeuplées en Italie méridionale, tout en disposant dans le même temps d’une très importante masse d’esclaves grâce au flot de captifs que lui assurait alors sa brutale expansion. Accaparant les fruits de la victoire, la noblesse romaine était parvenue à s’emparer des terres conquises sur Carthage pour les transformer en grands domaines (latifundia) dont l’exploitation fut, pour une part non négligeable, confiée à des esclaves. Ce choix ne fut toutefois guère heureux et entraîna pour la république romaine de très nuisibles conséquences, dont les moindres ne furent pas les trois grandes révoltes serviles qui amenèrent le monde romain à renoncer à ce type de grands domaines esclavagistes.
L’empire arabo-islamique qui se constitua au lendemain des victoires arabes du 7e siècle offre un exemple tout à fait comparable, dans la mesure où il eut aussi la tentation de faire appel à des esclaves africains, que l’on appelait alors « Zanj », pour cultiver les domaines dont il s’était emparé dans la basse Mésopotamie perse. Cette concentration d’esclaves s’avéra toutefois extrêmement dangereuse, comme le montra la très violente révolte des « Zanj » qui éclata en 868 et que le califat abbasside ne put résoudre qu’au terme d’un lourd conflit de quinze années. Les pouvoirs arabo-musulmans en retinrent la leçon et ce type de domaines esclavagistes disparut dès lors à peu près totalement des terres soumises à l’islam.
Les sociétés anciennes avaient ainsi conscience que l’esclavage constituait un mode d’exploitation d’une telle violence que la mise en place de grandes concentrations serviles ne pouvait déboucher que sur des révoltes serviles, que les classes dirigeantes des sociétés anciennes n’avaient pas les moyens d’éviter. Les sociétés antiques ne disposaient en effet pas des canons et des fusils qui permirent aux Européens de mettre en place dans les colonies leur « économie de plantation », en disposant des moyens de briser dans l’œuf toute révolte servile.
Mis à part peut-être quelques moments tout à fait exceptionnels, durant lesquels une brutale conquête fournissait des masses de vaincus réduits en esclavage, les sociétés antiques n’ont jamais dû compter plus de 15 à 20 % d’esclaves, un seuil au-delà duquel le contrôle de ces masses serviles devenait difficile à assurer.
Esclave et salarié
Dans leur grande majorité, ces esclaves étaient d’ailleurs des salariés, qui touchaient le même salaire que les libres. Bien qu’en théorie leur salaire devait revenir intégralement à leur maître, celui-ci leur en laissait toujours une partie, en général suffisante pour que l’esclave puisse parvenir à économiser le pécule nécessaire au rachat de sa propre personne. À la différence de ce que pensait Marx, l’esclavage ne s’opposait donc pas dans l’Antiquité au salariat, mais assurait sur la base du rapport salarial une rente au propriétaire d’esclave. En somme, si l’esclave était théoriquement privé de tout droit, la pratique sociale de l’esclavage était d’une toute autre nature, dans la mesure où les sociétés anciennes avaient dû moduler la violence de l’exploitation servile, afin de la rendre tolérable et par là même socialement viable.
Dans ce contexte, les esclaves ne constituaient donc pas une classe, au sens marxiste du terme, puisqu’ils n’exerçaient pas des fonctions différentes de celles des hommes libres. S’ils étaient surreprésentés dans les fonctions domestiques ou encore dans les tâches pénibles, comme celles afférentes aux mines, aux carrières ou aux briqueteries, aucun métier ne leur était en effet réservé.
L’esclavage antique relevait de ce que les sociologues définissent comme un statut qui pouvait s’appliquer à des travailleurs insérés dans différentes classes sociales. Ainsi, certains esclaves pouvaient exercer des fonctions qualifiées, par exemple dans l’enseignement et surtout dans l’administration, comme ce fut en particulier le cas de l’empire romain dont les services fonctionnaient avec une main-d’œuvre largement servile. Les esclaves étaient aussi souvent utilisés dans un rôle d’encadrement, en particulier comme intendants des domaines ruraux. Certains esclaves pouvaient même être employés à des fins policières, comme cela était le cas à Athènes dans la seconde moitié du 5e siècle avant notre ère, où la police était assurée par des esclaves d’origine scythe.
La diversité des statuts serviles
Plus fréquemment encore, les esclaves étaient utilisés dans des fonctions militaires, par exemple dans la Grèce classique, où ils servaient aux hoplites de « valets d’armée », autrement dit d’auxiliaires des combattants. L’empire arabo-islamique offre de ce point de vue un cas extrême mais néanmoins significatif, dans la mesure où l’armée n’y fut plus constituée, à partir du 9e siècle, que par des contingents d’esclaves. Ce choix fut à l’origine de l’importation massive d’esclaves par le monde musulman, qui avait besoin de très nombreux esclaves turcs ou slaves pour remplir ses casernes. Très vite, ces armées d’esclaves jouèrent un rôle essentiel dans la vie politique des terres dominées par l’islam, ce qui permit la constitution à partir du 13e siècle de régimes « mamelouks », où le pouvoir politique était assuré par des contingents d’esclaves, parmi lesquels était élu le sultan.
Certains esclaves pouvaient même intégrer les classes dominantes, en profitant des liens particuliers que leur statut leur permettait d’entretenir avec de puissants personnages. Si l’esclave était un être socialement considéré comme abject, son statut pouvait aussi favoriser sa carrière et il existe de nombreux exemples d’hommes libres qui choisissaient volontairement de devenir esclaves, afin d’occuper l’une de ces fonctions d’encadrement que les maîtres réservaient à ceux qui leur étaient étroitement liés par des liens serviles. Le Digeste (XL, 12, 1-6), autrement dit le code de jurisprudence rassemblé par Justinien, décrit ainsi des procès dans lesquels des enfants attaquaient leur père pour les avoir condamnés à rester esclaves en refusant de se faire affranchir, afin de ne pas perdre les avantages qu’il tirait de la brillante carrière administrative que son statut servile lui permettait de mener.
Par ailleurs, la notion même d’esclave est souvent difficile à manier, dans la mesure où les sociétés anciennes présentent des niveaux très divers de servilité, allant sans solution de continuité de la déshumanisation la plus totale à une dépendance voisine du servage. Cette servilité était organiquement liée au travail productif, comme en témoigne le fait qu’il est souvent difficile de trouver dans les sociétés anciennes de véritables travailleurs libres, ce qui tend à montrer que le travail y avait toujours une dimension servile. Pour le dire autrement, les sociétés anciennes organisaient leurs rapports de production dans un cadre de travail contraint, mais celui-ci ne relevait pas nécessairement de l’esclavage et prenait, le plus souvent, la forme du servage, voire même d’un simple rapport de dépendance.
Les limites de l’exploitation esclavagiste
Si ainsi les sociétés anciennes furent bien, du moins dans leur majorité, des « sociétés à esclaves », il est donc plus difficile de considérer que l’esclavage aurait été le fondement de leurs rapports de production, autrement dit qu’elles auraient relevé d’un véritable « système esclavagiste ».
Dans les sociétés précapitalistes, les esclaves ne constituaient en fait qu’une minorité, aux statuts par ailleurs très variables, qui ne formait pas une classe au sens marxiste de ce terme. Surtout, si leur sort était souvent peu enviable, leur exploitation rencontrait d’évidentes limites, dans la mesure où les sociétés anciennes ne disposaient que d’une faible puissance de coercition.
Dans la grande majorité des cas, l’exploitation esclavagiste se concrétisait dans l’Antiquité par la création d’une économie de rente qui amenait le maître à prélever une partie du salaire que l’esclavage gagnait en effectuant un travail dans des conditions similaires à celles des hommes libres.
Cette situation était la conséquence d’un rapport de classe autrement moins dégradé que celui que les esclaves africains subissaient dans les plantations de l’Europe capitaliste. Les propriétaires d’esclaves de l’Antiquité n’avaient pas les moyens des planteurs d’Ancien Régime et savaient qu’ils ne pourraient exploiter leurs esclaves qu’en rendant leur sort tolérable, ce qui les amenait en particulier à leur offrir la perspective d’un affranchissement.
Laurent Ripart
Pour en savoir plus
• Youval Rothman, De la Méditerranée antique à la Méditerranée médiévale, VIe - XIe siècles, Paris, 2004.
• Jean Andreau et Raymond Descat, Esclaves en Grèce et à Rome, Paris, 2006.
• Paulin Ismard, « Ecrire l’histoire de l’esclavage. Entre approche globale et perspective comparatiste », dans Annales. Histoire et sciences sociales, 2017/1, p. 7-43.