Publié le Vendredi 27 mars 2020 à 22h57.

Retour sur la grippe espagnole

À l’heure où le monde entre dans une crise sanitaire, économique et politique historique, provoquée par le coronavirus Covid-19, alors que beaucoup de monde, en particulier en Occident, pensait en avoir fini avec les grandes maladies infectieuses, il est utile de faire un retour historique sur l’épidémie de grippe de 1918-1920.

L’émergence de l’épidémie

Le 4 mars 1918, à Camp Funston, un camp militaire de 50 000 hommes situé dans le Kansas, destiné à préparer les Américains à leur départ vers l’Europe en guerre, un soldat est pris d’une violente fièvre, de douleurs musculaires et de difficultés respiratoires. Suivi en l’espace de quelques heures de centaines d’autres. La maladie a atteint la côte est des États-Unis et embarque sur les bateaux militaires pour l’Europe, gagnant les tranchées dès le mois d’avril.

Extrêmement contagieuse, elle se révèle toutefois, dans un premier temps, peu mortelle. Elle est surnommée « grippe espagnole » pour des raisons bien particulières. L’Espagne étant un pays neutre non engagé dans la guerre, la censure ne pèse pas sur sa presse, qui peut donc parler librement d’une épidémie qui sévit sur son territoire, quand dans le même temps les belligérants français, allemands et britanniques cachent son existence pour ne pas révéler de faiblesses à leurs ennemis. Cette grippe « espagnole », signalée en premier aux États-Unis, est d’ailleurs probablement une souche d’origine asiatique.

Une deuxième vague, cette fois d’une ampleur inédite, va se déclencher à partir du 14 septembre 1918, de nouveau aux États-Unis. En l’espace de deux semaines, elle gagne l’ensemble de l’Amérique du Nord, puis l’Europe, et enfin la planète, causant des ravages pendant deux ans.

Le contexte de la sortie de guerre

Le contexte historique de l’épidémie de grippe Espagnole est bien spécifique. En 1918, la Première Guerre mondiale entre dans sa dernière année. Elle fait rage en Europe depuis 4 ans, causant des millions de victimes, des famines, des privations énormes pour les civils, des destructions de villes et de régions. La population, en particulier européenne, est extrêmement affaiblie physiquement par de telles conditions de vie.

Il faut aussi comprendre qu’il n’y a encore à l’époque aucun système de santé publique moderne, pas de moyens d’alerte, peu de possibilités de confinements dans des territoires subissant la guerre. La science des virus et des bactéries n’en est qu’à ses balbutiements – le virus de la grippe ne sera d’ailleurs découvert qu’en 1933. Il n’existe aucun antibiotique, aucun antiviral, pas de moyens de réanimation. Pas non plus de vaccin antigrippal, les seuls vaccins existant à l’époque étant ceux contre la rage et la variole.

Le terrain est donc favorable à ce qu’un virus à la souche nouvelle cause des dégâts humains sans précédent depuis l’épidémie de peste noire de 1347-1350.

 

La plus grande pandémie de l’histoire

Aux États-Unis, les mois de septembre et octobre 1918 sont les plus meurtriers. Les grandes villes et l’économie sont complètement paralysées par la contagiosité de la grippe, qui touche de 30 à 40 % de la population, et va tuer 650 000 personnes. Une infirmière sur quatre meurt, et les médecins sont totalement démunis. C’est ainsi que pour tout « remède », le médecin chef des armées américaines préconise de donner aux malades, qui meurent généralement de pneumonies incurables sans antibiotiques, de 8 à 30 grammes d’aspirine par jour, des doses démentielles qui tuent plus que la maladie elle-même.

Puis la vague touche l’Europe jusqu’en décembre. Près de 400 000 Français vont en mourir, 250 000 Britanniques, 430 000 Allemands, 25 000 Suisses. En atteignant le reste de la planète, par le biais de la colonisation et des déplacements considérables de troupes, elle va provoquer des ravages encore plus importants. On estime que 18 millions d’Indiens en sont victimes. Les Samoa Occidentales perdent 25 % de leur population.

Une troisième vague, moins meurtrière, car une bonne partie de la population est immunisée, arrive au printemps 1919. L’épidémie durera jusqu’en 1920 avant de s’éteindre.

La grippe Espagnole est la plus grande pandémie de l’histoire, devant la peste noire, qui avait touché un pourcentage de la population plus important, mais pour une planète bien moins peuplée.  1 milliard de personnes, sur les 2 milliards que comptait la Terre en 1918, sont contaminées. 100 millions en meurent. Soit un taux de létalité des malades de 10 %, et de 5 % de l’ensemble de la population mondiale.

Caractéristiques de la maladie

La spécificité de cette grippe est celle du profil de ses victimes. En grande majorité, elle tue des jeunes adultes de 20 à 40 ans. Des scientifiques, qui ont récemment identifié la souche comme étant la H1N1 identique à la pandémie de 2009, ont émis des hypothèses à ce sujet. La grippe n’étant pas une maladie nouvelle (les médecins de 1918 connaissaient ses symptômes, sans toutefois connaître l’agent viral), les personnes âgées de plus de 60 ans étaient partiellement immunisées, tandis que les jeunes étant confrontés à une nouvelle souche ne furent pas en capacité d’y résister.

Elle a aussi pour particularité d’être foudroyante, tuant parfois en quelques heures, par asphyxie et hémorragies pulmonaires, des individus bien portants. Et l’absence d’antibiotiques ne permit pas de stopper des complications que la médecine moderne sait traiter.

 

Grippe espagnole et Covid-19

On voit donc que les comparaisons avec l’épidémie de Covid-19 sont à prendre avec prudence, de par un contexte sanitaire, politique et économique extrêmement différent. Si l’on peut émettre l’hypothèse raisonnable que l’épidémie de coronavirus ne causera pas autant de victimes que la grippe espagnole, au prix il est vrai des mesures de confinement drastiques que nous subissons actuellement (mais qui n’étaient pas à la portée des sociétés de l’époque)1, son impact économique risque par contre d’être démultiplié, les économies étant beaucoup plus imbriquées et mondialisées aujourd’hui qu’il y a un siècle, même si l’Europe et l’Amérique du Nord furent à l’époque en état de quasi paralysie pendant un an.

On peut aussi mettre en avant que nos sociétés actuelles sont bien moins tolérantes, et à juste titre, à l’idée de subir des épidémies meurtrières qui étaient par le passé considérées comme une forme de fatalité, étant donné l’impossibilité d’y répondre. Les récits sur la grippe espagnole ne décrivent d’ailleurs aucune des scènes de panique que l’on a pu observer ces derniers jours. Une des raisons de la crise actuelle se trouve certainement là : une population pas encline à mourir ni même à tomber gravement malade, alors que nous disposons d’une médecine moderne ; et des capitalistes ne pouvant pas accepter de voir leur appareil productif et économique paralysé par une épidémie extrêmement incapacitante.

 

Quelques sources

Emission de France Culture : « La grippe espagnole de 1918 : la mère de toutes les épidémies »

Page Wikipedia sur la grippe espagnole

  • 1. Même si, bien sûr, il n’est pas question d’affirmer que seules ces mesures empêchent l’épidémie actuelle d’être aussi meurtrière que celle de 1918.