Impatience de masse et gauchisme politique dans la révolution.
Dans l’historiographie soviétique traditionnelle (c’est-à-dire stalinienne) mais aussi dans la tradition trotskyste1, les « journées de juillet » sont présentées comme une explosion spontanée des masses en révolution ; la direction bolchevique, qui estimait un tel mouvement prématuré, tenta de l’empêcher mais, n’y parvenant pas, décida finalement d’en prendre la tête afin de lui donner un caractère ordonné et de permettre ensuite une retraite en bon ordre. Les choses ont cependant été un peu plus compliquées…
Le regard des historiens a commencé à changer après la publication en 1968 du premier ouvrage2 de celui qui était alors un jeune universitaire nord-américain, Alexander Rabinowitch. Voici ce qu’en écrivait, une dizaine d’années plus tard, le spécialiste français de la révolution russe, Marc Ferro :
« Suivant à la trace, vrai Sherlock Holmes, personnages et témoignages, reconstituant le menu des moindres incidents, Rabinowitch découvre et démontre ce qu’on n’attendait pas : en juillet 1917, le parti bolchevik n’est pas une organisation centralisée, disciplinée, divisée seulement par des conflits stratégiques et théoriques, mais une stratification d’instances relativement autonomes les unes par rapport aux autres, non parce que le Parti est ou se veut démocratique, mais bien parce que ses instances dirigeantes, très divisées, sont incapables de gérer une politique qu’elles n’arrivent pas définir. Qu’il ait eu des conflits débattus démocratiquement au Comité central de 1917, on le savait ; on ignorait, en revanche, et Rabinowitch le met à jour, que l’Organisation militaire bolchevik, d’une part, le Comité de Petrograd, d’autre part, agirent en juillet sans en référer au Comité central. »3
Voyons maintenant le contexte et le cours des événements.
Aggravation de la crise et montée des tensions
Les 20 et 21 avril, après la divulgation d’une note diplomatique dans laquelle le gouvernement provisoire s’engageait à maintenir la Russie dans la guerre4, Pétrograd (Saint-Pétersbourg) est le théâtre des premières manifestations de masse depuis la révolution de Février. Dans la capitale, épicentre du processus révolutionnaire, les illusions dans la démocratie libérale commencent à être sérieusement entamées, le discrédit du gouvernement va croissant.
La situation économique ne cesse d’empirer. La désorganisation du système des transports entraîne une dégradation générale de l’approvisionnement et des pénuries alimentaires. L’inflation, repartie à la hausse, rogne les salaires. Au problème des transports s’ajoutent les mesures de lock-out patronal prises en réaction aux revendications et grèves ouvrières, à l’intrusion des comités d’usine et des syndicats dans la gestion des entreprises. Toute la chaîne de production est perturbée, un secteur puis un autre se retrouvent à l’arrêt.
Après trois années de guerre, l’inquiétude et le mécontentement sont aussi forts dans les casernes qu’à l’intérieur des usines. Le quart des huit millions de soldats mobilisés a déjà déserté. La garnison de Pétrograd, composée de bataillons de réserve ou chargés de l’entraînement des nouvelles recrues, représente une formidable concentration de troupes. Ses 215 000 à 300 000 soldats (selon les moments et les estimations) sont en lien permanent avec les ouvriers d’avant-garde (les uns et les autres, réunis au sein du « soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd ») et naturellement perméables à l’influence des partis révolutionnaires. A 25 km de là, sur une île du golfe de Finlande, les 20 000 marins de la base navale de Cronstadt constituent un foyer permanent d’agitation révolutionnaire (selon Trotsky dans son Histoire de la révolution russe, ils forment « une sorte d’Ordre militant de la révolution »).
Après Février, chacun des grands partis a constitué une « organisation militaire », chargée de sa propagande politique auprès des troupes. Celle des bolcheviks a pour principaux dirigeants deux militants expérimentés, représentants de l’aile la plus à gauche du parti, Vladimir Nevsky et Nicolas Podvoïsky. Nevsky écrira que le travail des bolcheviks en direction de l’armée avait deux objectifs fondamentaux : gagner au parti les forces armées indispensables afin de pouvoir renverser la bourgeoisie ; développer les idées du bolchevisme auprès des paysans-soldats de façon à prendre pied à la campagne.
A la mi-avril, l’Organisation militaire bolchevique publie le premier numéro de Soldatskaia pravda (« La Vérité du soldat »), tiré à 50 000 exemplaires dont la moitié est distribuée à Pétrograd et l’autre moitié envoyée au front. A la fin juin, les cellules de l’Organisation militaire, constituées au niveau du régiment ou de la compagnie, comprennent 2000 membres de la garnison, tandis que 4000 autres appartiennent à l’organisation large dénommée « Club Pravda ».
La question de « l’offensive » et la crise de juin
Les 26 et 27 février, c’est l’intervention de la garnison, tournant ses armes contre la police tsariste, qui a assuré la victoire des insurgés. L’une des premières mesures du soviet de Pétrograd est d’arracher au gouvernement provisoire l’engagement que les troupes ayant pris part à la révolution ne pourront être ni désarmées, ni envoyées au front.
Le gouvernement, soutenu par toutes les forces bourgeoises ainsi que par les directions réformistes (mencheviks et SR) qui contrôlent le soviet, poursuit cependant ses préparatifs d’une offensive sur le front. Son objectif, quasi avoué, est davantage politique interne que militaire : il s’agit de contrer la montée révolutionnaire en suscitant un élan d’union nationale, que le « sacrifice du sang » au service de la « mère-patrie » est supposé enflammer ; et ainsi, de discipliner la classe ouvrière et écarter la menace bolchevique, en utilisant au besoin les mesures autoritaires et répressives qu’un regain de la guerre permettrait d’imposer.
De juin à juillet, la question de la guerre et la question sociale, les revendications et mobilisations des ouvriers et celles des soldats sont à Pétrograd plus entrelacées que jamais. En s’affrontant globalement à la politique du gouvernement provisoire, elles convergent et débouchent sur la question du pouvoir. Les mots d’ordre bolcheviques, « A bas les ministres capitalistes » et « Tout le pouvoir aux soviets », deviennent chaque jour plus populaires.
Deux événements contribuent à aggraver les tensions. Le premier, en mai, oppose le gouvernement et la direction du soviet de Pétrograd aux marins et au soviet de Cronstadt, qui avait pris le contrôle total de la base navale, s’y était déclaré la seule autorité légitime et refusait de remettre à l’Etat 80 officiers, coupables de crimes et d’atrocités envers les marins, retenus captifs dans une prison locale. Une médiation de Trotsky dénoue alors une situation qui menaçait de tourner à l’affrontement armé.
Le second survient début juin, lorsque le gouvernement tente de reprendre par la force la « villa Durnovo », dans le district ouvrier de Vyborg, réquisitionnée par la Fédération anarcho-communiste de Pétrograd qui en a fait son siège. La tentative déclenche une grève de solidarité suivie dans des dizaines d’usines de Vyborg. Le gouvernement ne parviendra à ses fins qu’un mois plus tard, après les journées de juillet.
C’est à la mi-mai que la proposition d’organiser une manifestation des soldats de la garnison, afin de protester contre la préparation de l’offensive et d’exiger une paix immédiate, est soumise par la direction de l’Organisation militaire bolchevique au comité central – sans réponse connue de ce dernier. L’idée gagnant en popularité au sein de la garnison, Nevsky et Podvoïsky vont la défendre, le 6 juin, dans une réunion conjointe du comité central, du comité de Pétrograd (l’organisation bolchevique locale) et de l’Organisation militaire, en s’engageant sur une participation de 60 000 soldats.
Les avis sont partagés, avec un secteur – Lénine en tête – favorable à ce projet et un autre – dont Kamenev – opposé. Les responsables de Pétrograd sont majoritairement enthousiastes. L’un d’entre eux, Iakov Sverdlov (futur membre du comité central et qui restera son secrétaire jusqu’à sa mort, en 1919), estime que « l’on se doit d’offrir un canal d’expression organisé au sentiment des masses ». Ceux qui sont en désaccord mettent en avant le danger de déclencher une confrontation prématurée et affirment que l’état d’esprit n’est pas le même au sein de la classe ouvrière, dont une participation significative n’est selon eux pas assurée. Aucune décision n’est prise et la question est renvoyée à une nouvelle réunion, qui se tient le 8 juin.
Elargie à près de 150 autres responsables bolcheviques, cette réunion se prononce à une large majorité pour la tenue de la manifestation (131 voix contre 6, avec 22 abstentions), malgré des doutes évidents quant à ses possibilités de succès, qui apparaissent au travers du vote sur la question « les masses descendront-elles dans la rue si le soviet s’y oppose ? » : 47 oui, 42 non et 80 abstentions. L’Organisation militaire et le Comité de Pétrograd se voient confier l’organisation concrète de la manifestation, qui reçoit le soutien de la Fédération anarcho-communiste de Pétrograd (bien implantée dans plusieurs unités dont le 1er régiment de mitrailleurs, à la pointe de la contestation) ainsi que de l’Organisation interrayons dirigée par Trotsky (quelque 4000 membres, qui s’intègreront fin juillet au Parti bolchevique).
Une question amplement discutée, mais non résolue par un vote, est celle de savoir si la manifestation doit ou non être armée. Le 6 juin, en réponse au « modéré » Fedorov, qui défend une manifestation « pacifique » et donc sans armes, Martin Latsis, dirigeant du district de Vyborg et du comité de Pétrograd, affirme que sans armes la manifestation serait « sans relief » et « amateuriste ». Tcherepanov, un des responsables de l’Organisation militaire, conclut que « les soldats ne manifesteront pas sans leurs armes ; la question est réglée. » Et de fait, elle l’est.
Entre une initiative visant à accumuler des forces et l’engagement d’un combat afin de renverser le gouvernement, la frontière est pourtant mince. Comme en témoigne une intervention d’Ivan Smilga (depuis avril membre du comité central) : « le parti ne doit pas écarter la possibilité de s’emparer de la poste, du télégraphe et de l’arsenal si l’on en venait à un affrontement armé. » Selon Trotsky (Histoire…), cette proposition est repoussée mais Latsis note alors dans son carnet : « je ne puis acquiescer à cela (…) Je m’entendrai avec les camarades Semachko et Rakhia pour que l’on soit, en cas de nécessité, sous les armes et qu’on s’empare des gares, des arsenaux, des banques, de la poste et du télégraphe, avec l’appui du régiment de mitrailleurs » (sous-lieutenant au 1er régiment de mitrailleurs, Semachko avait été élu à son commandement par les soldats ; Rakhia était un important dirigeant ouvrier du district de Vyborg).
Au même moment se tient (du 3 au 24 juin) le Premier congrès pan-russe des soviets de députés ouvriers et soldats. SR et mencheviks y sont largement majoritaires, les bolcheviks ne comptent que 105 délégués sur 822. Le 9 juin, informé de l’appel à manifester qui venait d’être rendu public, le congrès des soviets adopte une résolution condamnant cette initiative. Une réunion du comité central bolchevique, ainsi que de délégués du comité de Pétrograd et de l’organisation militaire, décide de son maintien, par quatorze voix contre deux. Le congrès des soviets lance alors un appel aux ouvriers et aux soldats à se conformer à sa propre décision, tout en décrétant l’interdiction de toute manifestation pendant trois jours.
Comment tenir une manifestation armée sur le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », alors que la plus haute instance des soviets y est frontalement opposée ? La fraction bolchevique au congrès demande l’annulation. Dans la nuit, une réunion d’urgence du comité central prend finalement cette décision, par trois voix pour et deux abstentions (dont celle de Lénine qui cependant, selon des témoins, en fut « soulagé »). La direction du comité de Pétrograd et celle de l’organisation militaire protestent, mais s’inclinent.
La manifestation du 18 juin, l’échec de l’offensive et le soulèvement de juillet
Le 12 juin, dans ce qui est présenté comme un geste de conciliation envers les bolcheviks, mais vise surtout à canaliser le mécontentement et à réaffirmer sa propre autorité, le congrès des soviets décide d’organiser pour le 18 une grande manifestation pacifique pour « une paix universelle sans annexions ni réparations, l’autodétermination de tous les peuples et la préservation de l’unité dans le mouvement révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des soldats. »
Mencheviks et SR s’engagent à fond dans la préparation… tout comme aussi les bolcheviks, qui vont spectaculairement retourner la manœuvre à leur avantage. Le 18 juin voit la plus grande manifestation de rue – avec quelque 400 000 personnes – jamais réalisée dans la capitale russe. Elle est totalement hégémonisée par les cortèges bolcheviques et leurs slogans, « A bas la guerre », « A bas la politique de l’offensive », « A bas les dix ministres capitalistes », « Tout le pouvoir aux soviets ». Après une telle démonstration, l’effervescence et l’impatience ne sont pas prêtes de se calmer – d’autant que l’offensive annoncée depuis des semaines vient de débuter.
Ce même 18 juin, après une préparation d’artillerie, l’armée russe avance en effet en Galicie. Elle occupe les tranchées en grande partie abandonnées par les troupes autrichiennes et progresse de quelques kilomètres. Mais les soldats considèrent alors en avoir fait assez et, au bout de deux jours, s’arrêtent et refusent de faire un pas de plus. Nombre d’entre eux tournent leurs armes contre leurs propres officiers, tandis qu’à l’arrière, les régiments de réserve se mutinent pour ne pas monter au front. Deux semaines plus tard, la contre-attaque allemande est dévastatrice. L’armée russe perd 70 000 hommes au cours des premiers jours, puis se débande. En de longues colonnes, des dizaines de milliers de paysans-soldats entreprennent de rentrer chez eux. L’armée allemande occupe des dizaines de milliers de kilomètres carrés. Venant après les événements de Pétrograd, ce désastre militaire met en évidence l’incapacité du gouvernement provisoire à contrôler quoi que ce soit. Le parti cadet décide à ce moment de s’en retirer, en prenant prétexte d’une concession accordée à la revendication d’autonomie ukrainienne.
Le 20 juin, le 1er régiment de mitrailleurs reçoit l’ordre d’acheminer au front 500 de ses 1000 mitrailleuses, avec leurs personnels servants. Le lendemain, ses membres votent une résolution affirmant qu’ils renverseront le gouvernement provisoire si celui-ci persiste à vouloir démanteler les unités révolutionnaires. Des motions similaires sont passées dans des dizaines d’autres régiments. Mis en veilleuse durant quelques jours, l’esprit insurrectionnel ressurgit. L’Organisation militaire bolchevique encourage.
Du 16 au 23 juin se tient la Première conférence pan-russe des organisations militaires bolcheviques. Selon Podvoïsky, ses délégués y représentent 26 000 membres du parti de 43 fronts et 17 regroupements de l’arrière. Un compte rendu publié le 17 juin note que « partout s’élèvent des voix de camarades soldats qui disent que le moment est venu d’un combat décisif, homme à homme, pour le pouvoir. » Dans ses mémoires, Podvoïsky indique que « des délégués de la garnison de Pétrograd montaient à la tribune pour demander que l’on arrête avec cet ordre du jour et que la conférence se transforme en état-major opérationnel pour la prise du pouvoir. »
Lénine prend la parole le 20 juin. Il affirme que « nous devons être très attentifs et prudents (…) ne pas tomber dans des provocations (…) Dans leur majorité, les masses hésitent mais croient toujours dans les SR et les mencheviks (…) Pour conquérir le pouvoir sérieusement, pas avec des méthodes blanquistes, le parti prolétarien doit lutter afin de gagner en influence de l’intérieur des soviets, en expliquant aux masses jour après jour en quoi leurs illusions petite-bourgeoises sont erronées. » Il rappelle que la situation en province et sur le front ne correspond pas à celle qui semble prévaloir à Pétrograd, que dans leur majorité les masses n’ont pas achevé leur expérience avec les réformistes, que pour prendre le pouvoir il est indispensable d’être soutenu par une majorité. Une participante, M. L. Sulimova, militante bolchevique de la première heure, note que « ses positions ont désappointé et même mécontenté une grande partie de la conférence », ont été reçues par ces « têtes brûlées » comme un « seau d’eau froide ».
Rien ne peut cependant arrêter la vague qui monte de la garnison et de nombreuses usines de Pétrograd. Dans la fin d’après-midi du 3 juillet, à l’initiative des militants bolcheviques et anarchistes du 1er régiment de mitrailleurs, des dizaines de milliers de soldats et d’ouvriers se rassemblent dans leurs quartiers puis convergent en plusieurs vagues vers le centre-ville et le palais de Tauride, siège du soviet. Une fois la manifestation engagée, l’Organisation militaire et le comité de Pétrograd des bolcheviks appellent à la rejoindre. Mais quel en est exactement le but, et comment s’organiser ? Le dirigeant anarcho-communiste Bleichman répond que ce n’est pas un problème, « la rue nous organisera ». Dans la nuit, le comité central bolchevique décide à son tour de mobiliser le parti pour encadrer le mouvement qui doit se poursuivre le lendemain.
Mentalement épuisé (peut-être aussi dépassé par des événements qui lui échappaient ?), Lénine était parti le 29 juin se reposer en Finlande. Rappelé d’urgence, il revient à Pétrograd le matin du 4 juillet. Ce jour-là, la manifestation est ponctuée d’affrontements armés qui font nombre de morts et de blessés. Aux abords du palais de Tauride, des manifestants interpellent Victor Tchernov, le principal dirigeant SR, ministre de l’agriculture dans le gouvernement provisoire : « prend le pouvoir, fils de chienne, quand on te l’offre ! », puis le déclarent en état d’arrestation et le font monter dans un véhicule. C’est Trotsky qui intervient et l’en sort, plus mort que vif.
10 000 marins de Cronstadt viennent de débarquer ; sans orientation autre que la volonté de se battre, ils se dirigent vers le palais Kczesinska, siège du Parti bolchevique, et demandent à entendre Lénine. Celui-ci, arrivé depuis peu, renâcle d’abord puis se présente au balcon où il prononce quelques mots. Selon Rabinowitch, « son message n’était pas ce que les marins espéraient entendre et beaucoup d’entre eux furent évidemment déçus. Lénine adressa quelques mots de salut et exprima sa certitude que le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets" serait finalement vainqueur. Il conclut en appelant les marins à la retenue, la détermination et la vigilance. »
Le lendemain, alors que des troupes fidèles au gouvernement investissaient Pétrograd, le soulèvement était terminé. Il s’ensuivit une conjoncture de réaction et de répression – qui resta toutefois limitée (avec des arrestations et des interdictions, mais rien de comparable avec ce que l’on connaîtra un an et demi plus tard en Allemagne, lors de la répression du mouvement spartakiste marqué par l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) et, on le verra dans un prochain article, ne dura pas.
Des enseignements actuels
Entre les mois d’avril et de juillet, les masses ont engagé un processus de rupture avec le gouvernement provisoire et la direction réformiste des soviets, mais elles l’ont fait de façon notablement inégale et différenciée. Orlando Figes présente ainsi ce qu’il appelle « le dilemme de Lénine » : « si les bolcheviks tentaient de s’emparer du pouvoir avant que le parti ou ses partisans au sein des masses ne soient correctement organisés pour cela, ils encouraient le risque de la défaite et de l’isolement, comme la Commune de Paris de 1871, dont le destin hanta les dirigeants bolcheviques tout au long de 1917 et 1918 ; mais s’ils ne parvenaient pas à garder le contact avec leur avant-garde révolutionnaire – les marins de Cronstadt, les ouvriers de Vyborg et la garnison de Pétrograd –, ils risquaient de perdre leur force de frappe la plus redoutable, qui pouvait se dissiper en de vains accès de violence anarchique. »5
Ces déphasages sont le propre de tout processus révolutionnaire authentique, au sein duquel les masses s’autodéterminent, selon des rythmes nécessairement inégaux. Le parti révolutionnaire a justement pour rôle, entre autres, d’harmoniser et unifier ces processus. Mais même pour Lénine, cela a été tout sauf simple. D’autant que durant toute l’année 1917, les bolcheviks ont été divisés entre une aile droite (avec Kamenev, Rykov et Noguine, bientôt rejoints par Zinoviev), qui n’a cessé de freiner la marche vers la prise du pouvoir, une aile gauche, voire gauchiste ou ultragauche, dont on a vu comment elle s’est mise en évidence en juin et juillet, et un « centre » qui n’aurait probablement pas tenu sans la présence de Lénine.
En conclusion de son ouvrage cité, Alexander Rabinowitch souligne que l’adoption très majoritaire des Thèses d’avril n’avait pas suffi à gommer ces différences. Car si « les principales résolutions des conférences d’avril tournaient le parti vers la révolution socialiste, elles laissaient ouvertes les questions de comment et quand. Les dirigeants de l’aile droite bolchevique sont apparemment sortis de ces conférences avec le sentiment que la campagne de pédagogie envisagée par Lénine comme précondition à un transfert du pouvoir aux soviets ne différait finalement pas beaucoup de leur propre programme d’action, basé sur leur conviction de l’inévitabilité d’une étape démocratique-bourgeoise de durée indéterminée (…) De l’autre côté, les radicaux sortaient des mêmes réunions en étant évidemment convaincus que Lénine partageait leur immense impatience et leur volonté de prendre le pouvoir. »
En dernière instance, ces courants expriment ceux qui existent au sein des masses (ou de leur avant-garde). Un parti marxiste révolutionnaire digne de ce nom s’efforce de s’abstraire de telles pressions, mais comment leur échapper totalement alors que, par définition, il lui faut rester au plus près des travailleurs et de leurs mobilisations ?
Que le gauchisme ait joué un rôle significatif dans l’échec de la révolution allemande, au début des années 1920, est largement admis au sein des organisations révolutionnaires. Mais il était tout aussi présent dans l’avant-garde de Pétrograd et dans le Parti bolchevique. A la différence des Allemands, les Russes disposaient d’un parti expérimenté et, surtout, ils avaient Lénine. Sans doute ont-ils bénéficié aussi de conditions plus favorables – tandis que la bourgeoisie allemande et ses laquais social-démocrates, de leur côté, avaient tiré des conclusions drastiques de la trop molle répression exercée contre les bolcheviks. Il reste que début juillet 1917, on n’était pas passé loin de la catastrophe… o
Jean-Philippe Divès
- 1. A la suite des écrits de Trotsky lui-même, en particulier son « Histoire de la révolution russe ». « C’est ainsi que survinrent les "Journées de Juillet". Quinze jours après la manifestation organisée d’en haut [celle du 18 juin initiée par la direction réformiste des soviets et rejointe par les bolcheviks], les mêmes ouvriers et soldats sortirent dans la rue, mais déjà de leur propre initiative, et exigèrent du Comité exécutif central [des soviets] qu’il prît le pouvoir », peut-on lire ainsi dans la conclusion du tome 1, « Février ». Les premiers chapitres du tome 2, « Octobre », consacrés aux journées de juillet, suivent cette même grille de lecture.
- 2. « Prelude to Revolution. The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising », Indiana University Press, inédit en français. Les sources du présent article se trouvent dans cet ouvrage, ainsi que dans plusieurs autres mentionnés en notes dans les numéros de mars et avril de cette série.
- 3. In « Annales. Economies, Sociétés, Civilisations », 34e année, n° 4, 1979, pp. 898-899, http ://www.persee.fr/doc/ahess_…
- 4. Voir « "Thèses d’avril" : Lénine (ré)arme le Parti bolchevique », revue l’Anticapitaliste n° 86, avril 2017.
- 5. « A People’s Tragedy – The Russian Revolution 1891-1924 » (Pimlico, 1996, trad. Denoël, 2007, rééd. Folio Gallimard, 2009), p. 394. Le moins que l’on puisse dire est que Figes, un démocrate bourgeois social-démocratisant, n’aime pas les bolcheviks, et encore moins Lénine qu’il présente comme un monomaniaque assoiffé de pouvoir et fondateur d’une lignée de dictateurs incluant Staline, Mussolini, Hitler et Mao Zedong ! Etonnamment, son ouvrage comporte pourtant nombre de développements intéressants et, parfois, des remarques politiques pertinentes.