Publié le Mardi 14 octobre 2014 à 12h32.

Boucherie industrielle : petite leçon de compétitivité à la sauce allemande

Article publié sur Terrains de Luttes. Après une première vague de fermetures d’usines en Bretagne (Gad, Doux, etc.) en 2013, qui a été à l’origine en particulier du mouvement des Bonnets Rouges, les mauvaises nouvelles se succèdent à nouveau, avec le risque de voir des milliers d’emplois détruits. Dans les médias, nombre d’experts se succèdent pour expliquer combien cette situation résulte d’un défaut de compétitivité, d’erreurs de positionnement de marché, etc. Encore une fois, l’exemple allemand a pu être cité, cette fois pour souligner l’existence d’une concurrence inégale.

Il n’est donc pas inutile de faire à nouveau un détour outre-Rhin pour examiner la situation. Terrains de Luttes vous propose la traduction d’un article tiré du site Arbeitsunrecht (que l’on pourrait traduire par : « Travail, zone de non-droit »), qui s’intéresse de façon générale à toutes les attaques contre le droit du travail, les militants syndicaux et les instances représentatives du personnel en Allemagne.

Ce détour par l’industrie de la viande nous permettra de souligner que tous les discours portés par les différentes boîtes à idées et associations patronales (IFRAPAFEP…) au sujet de la compétitivité n’ont pour seul objectif que la casse du code du travail. L’argument concernant le coût du travail vise à faire sauter toutes les entraves à la liberté d’exploiter. La situation de ces intérimaires et travailleurs détachés préfigure l’avenir rêvé par le patronat français.

Le système de fonctionnement de l’industrie alimentaire, combiné au modèle de hard discount majoritaire en Allemagne, explique comment le patronat est parvenu à contenir depuis plusieurs années les salaires à un niveau très bas. Alors que plusieurs Etats de l’Union Européenne demandent des hausses de salaire généralisées pour les salariés allemands, il n’est pas inutile de montrer où cette situation prend sa source !

Depuis la rédaction de cet article à l’automne 2013, un salaire minimum est entré en vigueur, mais il est encore trop tôt pour pouvoir juger de son impact.

Viande low cost, conditions de travail low cost

Dans la très rentable industrie de la viande règnent des conditions de travail effrayantes

Si le développement technique des forces de productions industrielles ne fait que progresser, ce n’est pas forcément le cas de la qualité des conditions de travail et de la sécurité au travail qui semblent plutôt tourner en rond. Voilà plus de 100 ans que l’on parle d’esclavage pour décrire le travail dans les abattoirs.

En 1906, le roman La Jungle du socialiste américain Upton Sinclair fut un best seller mondial. Pour les besoins de l’écriture de son livre, Sinclair avait travaillé pendant sept semaines chez Armour Trust, l’une des plus grosses usines à viande de Chicago. Son livre, écrit dans le style du réalisme socialiste, fit l’effet d’une bombe. Les ventes de conserves de viande américaines et d’autres produits provenant des Union Stock Yards[1] de Chicago chutèrent brutalement. Le roman raconte comment des ouvriers tombés dans les cuves furent mis en conserve…

Ce scandale autour de la nourriture entraîna à l’époque un renforcement des contrôles de l’Etat mais uniquement en termes d’hygiène et de qualité de la production et non d’amélioration des conditions de travail. La Jungle parut en 1906 dans sa traduction allemande et eut là aussi un grand succès.

Business Crime dans le Niederrhein

Le lundi 24 juin 2013, l’exploitation dans les abattoirs fit de nouveau la une des journaux, mais cette fois non plus à Chicago mais dans des villes aussi illustres que Vechta, Waldkraiburg et Rheda-Wiedenbrück : « Esclavage salarié en Allemagne – des jobs pourris pour de la viande pas chère », tel était le titre d’un reportage de la NDR diffusé ce soir-là par la chaîne de télévision allemande ARD.

Peu après, il fut révélé que le parquet d’Oldenburg et celui de Düsseldorf avaient lancé en mai 2013 un coup de filet national contre les réseaux criminels autour des abattoirs (information NDR du 22 juin 2013). 450 policiers, douaniers, inspecteurs des impôts et procureurs avaient à l’époque, apparemment en toute discrétion, mené des perquisitions dans 90 lieux (des bureaux comme des logements). Les enquêteurs soupçonnaient que l’utilisation d’ouvriers roumains, hongrois et polonais, retirait des millions d’euros d’impôts et de cotisations sociales. L’enquête a touché 22 suspects et un groupe composé d’environ 25 entreprises. Des perquisitions ont été menées dans la région de Duisburg, Kamp-Lintfort et Moers.

Il semble que c’est là, dans la région du Niederrhein que se trouve le nœud criminel de l’industrie de la viande et de ses  trafiquants. Comme le racontait le journal professionnel autrichien des bouchers le 24 juin 2013, les enquêteurs allemands avaient déjà effrayé, par des actions de perquisitions similaires, la branche de trafic d’être humains pour l’industrie de la viande. Un fournisseur de Mönchengladbach a été condamné pour ce motif à cinq ans et demi de prison par le tribunal de Düsseldorf en 2010.

Des conditions de production incroyables

Il n’y a pas que les travailleurs migrants d’Europe de l’est qui sont attirés en Allemagne par manque de perspectives et d’alternatives. De grands groupes étrangers de l’industrie de la viande comme Tulip ou Danish Crown se sont implantés en Allemagne à cause des conditions de travail avantageuses : ils ont racheté des chaîne d’abattoirs allemands comme Moksel, Nordfleisch et Südfleisch. Danish Crown s’est notamment offert un abattoir à Essen : sur ses 1200 ouvriers, 1000 sont maintenant des travailleurs détachés à bas salaires et viennent principalement d’Europe de l’Est. Sur les 6000 travailleurs de la chaîne des abattoirs Tönnies (n°2 du secteur, connu notamment à travers Clemens Tönnies, patron de l’équipe de foot de Schalke), seulement 2400 sont employés directement par l’entreprise. Le leader du marché en Allemagne est Vion Food Group qui a son siège aux Pays-Bas.

La République fédérale est devenue entre-temps, au détriment des autres pays de l’Union européenne, le pays leader de l’exportation de viande. En 2011, sur les 6,8 millions de tonnes de viande produite, 2,8 millions sont parties à l’étranger selon la fédération des industries de la viande. L’export vers maintenant 120 pays, dont la Russie, la Chine, la Corée du Sud ou le Japon, est coordonné par « German Meat ». Le gouvernement belge a déjà annoncé une plainte pour dumping auprès de la commission européenne ; et des protestations massives contre la politique des abattoirs allemands se sont également élevées des cercles gouvernementaux autrichiens.

 

Nous devons résister

La branche a pu faire passer son chiffre d’affaire d’un quart de milliard d’euros à 34,6 milliards entre 2005 et 2011. De quoi être satisfait. Et pourtant, la sonnette d’alarme s’est mise à retentir lorsque le présentateur de l’ARD Günter Jauch annonça le thème du dimanche soir : « esclaves salariés et équarisseurs d’humains ». On a même pu lire dans la presse économique de référence des phrases comme celle-ci : « Ils vivent dans des logements minuscules, à huit dans une chambre à quatre lits, quatre qui travaillent la journée et quatre la nuit, à la chaine pour, par exemple, découper des morceaux de dinde » (Frankfurter Allgemeine Zeitung du 24 juin 2013). « La région de Vechta a contrôlé il y a peu, d’après l’un de ses porte-paroles, plus de 120 hébergement pour un total de 1300 ouvriers. Dans une seule cage d’escalier, on trouvait pas moins de 70 noms. Les autorités ont interdit l’utilisation des chambres où les conditions d’hygiène étaient vraiment insuffisantes, ce qui représentait environ 400 couchages. » Peter Kossen, prêtre catholique de Vechta, y affirmait : « C’est de l’esclavage moderne. Nous devons absolument résister à cela. »

Sous la pression de l’opinion publique, des médias, des gouvernements étrangers et du ministère public, des représentants des six plus gros groupes industriels de la viande comme PHW (Wiesenhof), Tönnies ou Danish Crown se sont mis d’accord en juin avec le gouvernement régional rouge-vert de Basse Saxe sur le fait que « presque tous » allaient accorder un salaire minimum dans les abattoirs de tout le pays et qu’ils devaient augmenter le nombre des travailleurs déclarés et donc cotisants à la sécurité sociale. Ils ont de la marge : dans les abattoirs allemands, seuls 20% sont employés en contrat à durée indéterminée, 5% sont intérimaires et 75% sont salariés détachés. Au total, 30 000 personnes travaillent dans le secteur.

Malades du travail, malades pour du travail ?

Que l’indignation du FAZ se concentre tout particulièrement sur les conditions de logement minables des travailleurs migrants, donc sur les conditions de vie en dehors des usines, n’est certainement pas un hasard. Le domaine de la production lui-même ne doit pas être attaqué en Allemagne, les usines et la sécurité sont le domaine réservé du patron. Une brochure du NGG[2]  datant de 2012 (« Peu de droits, peu de salaire ») lève un peu le voile sur ce sujet. En plus des salaires ignominieusement bas et de la durée de travail inhumaine, ce qui en ressort tout particulièrement, c’est le traitement de la maladie. Selon le NGG, les salariéEs détachéEs, dans un des cas étudiés, n’étaient pas payéEs pendant leurs arrêts maladie ni pendant leurs congés, et ils n’avaient pas d’assurance maladie.

Si l’on se blesse avec un couteau, pas de chance : seul le jour de l’accident est payé. Le travailleur détaché roumain Cosmin Sandulache témoigne : « Une fois, un collègue a dû passer une semaine à l’hôpital suite à un accident. Il a dû payer 1300 euros pour ça. » Et de tels accidents de doivent pas être rares dans ces conditions extrêmes où la pression au travail est élevée et le temps de travail atteint souvent 16 heures par jour. Il est clair que ce manque, voire cette absence, de réglementation en cas de maladie va mener presque immanquablement à cela : les ouvriers qui ont fait des sacrifices énormes pour venir vendre leur peau en Allemagne, et ont par exemple souvent des dettes envers leurs passeurs, vont, parce qu’ils n’ont pas le choix, aller travailler alors qu’ils sont malades. Et les températures très basses qui règnent dans les abattoirs augmentent encore le risque de maladie (selon les viandes entre 3°C et 7°C, -18 °C pour les surgelés).

Jurgis Rudkus, le protagoniste lituanien du roman La Jungle, se sentirait bizarrement dans son élément dans les abattoirs allemands de 2013. Upton Sinclair le décrit dans ceux de Chigago au milieu de travailleurs tuberculeux qui toussent sur la viande.

Elmar Wigand

Traduit de l’allemand par Emilie Benoit.

[1] Union Stock Yard & Transit Co., ou « The Yards », était le nom du quartier des abattoirs de Chicago ouverts en 1865 (NdT)

[2] Nahrung-Genuss-Gaststätten (NGG), syndicat de l’agro-alimentaire et de l’hôtellerie, membre du DGB (NdT)