A la tribune de l’ONU, la présidente de Médecin sans frontières a dénoncé « la coalition mondiale de l’inaction » face à Ebola. Au-delà des déclarations des gouvernants, celle-ci perdure : le profit des trusts et l’austérité des Etats passent avant la santé du monde.
Le virus Ebola a été isolé pour la première fois en 1976, en République démocratique du Congo. Depuis 1994, il se développe dans des communautés villageoises isolées, en petites épidémies annuelles rapidement circonscrites, qui ont déjà fait plus de 2500 morts recensés. Aujourd’hui, le visage de l’épidémie a changé : elle dure, se développe, devient urbaine et villageoise, passe les frontières, suit les routes de l’exode rural, des migrations urbaines et des marchés.
L’épidémie actuelle de fièvre hémorragique à virus Ebola qui s’est développée en Afrique de l’Ouest a fait plus de 4500 morts recensés à la mi-octobre, probablement trois fois plus en réalité. Au Sierra Leone, en Guinée et au Liberia surtout, elle est hors de contrôle. Les structures d’isolement sous-équipées sont débordées, refusent de nouveaux malades. Les personnels soignants manquent de matériel, de gants. Les femmes, qui prodiguent traditionnellement les soins de santé, et les personnels médicaux paient un lourd tribut à la maladie, parfois sans être payés. Mais Ebola met aussi en danger tout un système de santé déjà fragilisé par les politiques d’ajustement structurel, la corruption. Les malades hésitent à se rendre dans des hôpitaux débordés, où l’on peut attraper le virus. De ce fait, la mortalité pour le paludisme, la déshydratation des nourrissons ou les accouchements difficiles explosent. N’oublions pas que le paludisme tue plus de 500 000 personnes chaque année en Afrique.
La méfiance se développe envers les autorités, mais aussi les personnels médicaux, surtout étrangers. Quand la quarantaine signifie simplement l’isolement par l’armée, la hausse des prix alimentaires, l’interdiction d’aller travailler, la fin des marchés locaux pour les populations et l’enfermement dans des mouroirs sans moyens pour les personnes atteintes, les familles cachent leurs malades, se replient sur des superstitions et des pratiques communautaires, qu’il faudrait au contraire savoir modifier, avec leur accord, comme les funérailles, grandes contaminatrices.
Ce n’est pas un médicament miracle qui seul arrêtera l’épidémie, même s’il serait fondamental pour réduire la mortalité et favoriser l’accès des malades aux centres de soins. L’urgence, c’est un transfert massif et rapide de ressources pour développer les centres de soins et d’isolement de proximité, renforcer le suivi des personnes qui ont été en contact avec les malades, développer les tests rapides, rebâtir la confiance entre les populations et les structures de soin et d’isolement. La lutte contre Ebola a urgemment besoin d’éducation, de démocratie et de solidarité internationale. Et pas de fermeture des frontières, ligne Maginot illusoire !
Le marché ou la santé ?
Le virus Ebola ne rencontre ni la solidarité, minée par les guerres et la pauvreté, ni les forces du marché et de l’Etat. Le marché ? Les quarante ans écoulés depuis 1976 n’ont pas été mis à profit pour développer tests rapides, traitements ou vaccins. Marie-Paule Kieny, sous-directrice générale de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), en avoue les raisons : la fièvre Ebola est « typiquement une maladie de pauvres dans des pays pauvres, dans lesquels il n’y a pas de marché » pour les firmes pharmaceutiques.
Seuls les militaires se sont intéressés à Ebola. Des crédits ont été débloqués dans le cadre de la lutte contre le bio-terrorisme par les USA. Mais aucun essai clinique n’a été effectué sur l’homme avec les molécules mises au point. Trop cher et pas rentable pour les laboratoires pharmaceutiques. Ce qui a fait dire à Marie-Paule Kieny que « d’un point de vue technique, nous ne sommes pas en train de parler de choses extrêmement difficiles. C’est un échec de la société basée sur le marché, celui de la finance et des profits ». Depuis, on a appris par une interview à la BBC du Dr Ballou, chef du programme de recherche sur le vaccin contre l’Ebola chez GlaxoSmithKline, qu’en mars 2014, alors que l’épidémie Ebola avait déjà commencé, l’OMS et la firme pharmaceutique sont tombés d’accord sur l’inutilité de développer le vaccin, et la nécessité de continuer « une simple surveillance de l’épidémie ».
Le virus puise aussi sa force dans les bouleversements induits par la nouvelle phase d’accumulation du capital. L’exploitation de la forêt par les grandes compagnies internationales pousse au défrichement et au contact avec la faune sauvage (chauve-souris, singe…) porteuse du virus. L’appauvrissement de la population rurale, dépossédée de ses terres traditionnelles, et l’enrichissement d’une partie de la population citadine, pousse chacun à consommer toujours plus de « viande de brousse », porteuse du virus. Le réchauffement climatique semble avoir favorisé les migrations de chauves-souris, réservoirs du virus, de la République démocratique du Congo vers l’Afrique de l’Ouest.
Le paradoxe apparent, c’est que l’austérité frappe les dépenses contre les maladies infectieuses des Etats et des trusts pharmaceutiques au moment même où les épidémies font leur grand retour : fièvres hémorragiques dont Ebola, VIH, hépatite C, SRAS, grippe H1N1, chikungunya… C’est qu’elles touchent en priorité les pauvres insolvables des pays pauvres, ou les populations marginalisées des pays capitalistes, toxicomanes, prisonniers, immigrés… Et sur ces crédits réduits, une bonne partie a été réorientée vers la lutte contre le VIH… dès qu’il a touché les pays les plus riches, où tests et traitements ont rencontré leur marché. La crise financière internationale et l’absence de menace sanitaire de grande ampleur sur les pays occidentaux ont réduit comme peau de chagrin les contributions étatiques à l’OMS, qui a vu la part la plus importante de ses financements passer des contributions des Etats aux dons des fondations, et qui a licencié au passage plus de 300 personnes.
Une maladie de pauvres non solvables
Les grandes institutions internationales ont plus que tardé à réagir à cette maladie de pauvres non solvables, qui se développait loin des capitales, et risque peu de diffuser aux pays riches. Des mois de perdus contre le virus, quand il était encore possible de circonscrire l’épidémie... C’est ce que dénonce aux Nations Unies Joanne Liu, présidente de Médecins sans frontières, en parlant de « coalition mondiale de l’inaction » contre une épidémie déclarée « urgence de santé publique d’intérêt international » par l’OMS avec six mois de retard.
Mais la déclaration en septembre d’une « urgence sanitaire mondiale » par les Grands de ce monde n’a pas radicalement changé la donne. Le virus Ebola continue sa progression, faute de moyens investis dans les deux piliers de la lutte contre le virus que sont l’isolement des patients et le suivi des cas contacts ; des moyens qui, appliqués dès le début de l’épidémie, ont montré leur efficacité, comme au Sénégal, au Nigéria ou en République Démocratique du Congo, où l’épidémie d’Ebola s’est éteinte.
Selon Tarik Jasarevic, porte-parole de l’OMS, seuls 21 % des besoins en lits sont satisfaits au Liberia, 29 % en Sierra Leone et 50 % en Guinée. Les malades restent donc chez eux, infectent de nouvelles personnes. Il manque cruellement d’équipes pour les enterrements sécurisés. En Sierra Leone, la moitié des gens s’infectent encore au contact des morts. A partir de décembre, l’OMS prévoit 5000 à 10 000 nouveaux cas par semaine. Le nombre de malades double toutes les quatre semaines.
C’est toujours l’ONG Médecins sans frontières qui est aux avant-postes de la lutte contre Ebola, et pas l’OMS. Tout un symbole. Autre symbole, c’est le petit Etat cubain qui a envoyé le plus grand nombre de personnels de santé en Afrique de l’Ouest : 165 personnes au Sierra Leone, et bientôt 296 autres au Liberia et en Guinée. Ce qui contraste avec le comportement de nombreux autres Etats, que même le directeur de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, a stigmatisé : « Certains pays ne se préoccupent que de leurs propres frontières ». Les promesses d’aide financière et humaine sont souvent loin de correspondre à des actes concrets. La coalition de l’inaction dénoncée par MSF a un nom : le profit des trusts, l’austérité des Etats, avant la santé du monde !
Une accusation qui vaut aussi pour les contaminations aux USA et en Espagne à partir de personnes hospitalisées. Le Center for Disease Control d’Atlanta s’interroge sur une faille dans les protocoles. Le plus important syndicat d’infirmiers américain, National Nurses United, lui répond : « Il n’y avait pas de protocole, pas de formation, pas de matériel adapté ». Les tenues ne protégeaient pas une partie du visage et du cou, alors on nous a dit de mettre du ruban adhésif pour compenser les équipements de protection inadéquats… Malgré les protestations du personnel, le malade est resté des heures dans une zone d’attente avec d’autres malades, au risque de les infecter. Les prélèvements sont passés sans protection particulière à travers le système de tubes de l’hôpital, avec le risque de contaminer tout le système…
En Espagne, le service des maladies infectieuses de l’hôpital madrilène Carlos III, où a eu lieu la contamination, était en cours de fermeture cet été. Il a réduit de 12 % son personnel en 2013, à l’image du système de santé espagnol victime de l’austérité, qui a perdu 28 500 emplois en deux ans. Il faut satisfaire les capitalistes, la sécurité des personnels face à Ebola attendra.
Par Franck Cantaloup