Publié le Mercredi 13 novembre 2013 à 15h01.

Egypte, d’une révolution à l’autre

L’importance de la révolution égyptienne s’impose peu à peu aux esprits. Comme sa sœur tunisienne, elle ne devait ni durer ni s’étendre, les peuples arabes étant voués à la malédiction d’émeutes sans lendemain, sans pensée, sans portée, condamnés à se faire voler leurs révolutions par des élites inamovibles, destinés éternellement aux dictatures militaires ou religieuses…

Pourtant, la deuxième révolution du 30 juin a montré que quelque chose de puissant continuait à cheminer sous l’étouffement médiatique de l’hiver islamique. C’est pourquoi les puissances occidentales, profitant de l’escamotage du coup d’État militaire du 3 juillet, ont crié d’autant plus fort à l’horreur des violences armées. Il fallait occulter cette seconde révolution exceptionnellement massive, populaire et qui prolongeait un mouvement de trois mois de grèves d’ampleur historique.

Certes détournée une seconde fois par l’armée, la révolution n’a pu aller jusqu’au bout. Le massacre militaire fut à la hauteur des peurs générées par ces « masses » réclamant leur dû. Au lieu du pain, de la justice sociale et de la liberté, le peuple s’est retrouvé avec un embryon de guerre religieuse qu’il ne voulait pas. Étourdi par un tel détournement, sonné par un tel déchaînement de brutalité, il lui faut digérer l’évènement. Mais si on lui a volé sa révolution, il n’a pas été brisé, et sa marche en avant ne saurait tarder à reprendre, encore plus puissante et révélatrice. Si cela n’a pas déjà commencé avec les luttes de fin août, début et mi-septembre dans le textile ou par les étudiants avant même la rentrée scolaire du 21 septembre. 

Paradoxalement, ce sont les soulèvements concomitants du Bangladesh, du Brésil ou de Turquie qui nous font peut-être le mieux sentir la dimension de cette révolution égyptienne : elle n’est pas finie, n’est pas qu’un phénomène local, voire régional arabe, et elle est aussi la nôtre. Pas par une espèce de solidarité platonique pour un pays lointain et sous-développé ; ni parce que l’Egypte est un pays de 85 millions d’habitants à l’influence politique et religieuse importante sur la région des champs pétrolifères ; mais parce que si la place Tahrir nous a déjà éveillés à nouveau à la perspective révolutionnaire, le 30 juin nous a donné le sentiment diffus que ce qui est à venir pourrait nous concerner directement et peut-être même nous entraîner.

 

« Dégager Moubarak » ou « dégager tous les petits Moubarak » ?

La révolution égyptienne a eu tout de suite cette dimension internationale, et pas seulement par sa place géopolitique. Mais parce que si massive, si urbaine, si connectée, liée à la crise économique mondiale, elle a quelque chose qui dessine les contours de trente ans de transformations du monde par la crise mondiale de surproduction et sur-accumulation, qui touche aussi bien à la Grèce qu’à la Bulgarie, l’Espagne ou l’Italie, qui dit la période et nos tâches. 

Bien sûr les classes possédantes ont su profiter de l’inexpérience politique des exploités et des opprimés pour détourner jusque là leur mouvement. Mais nous ne sommes pas commentateurs. Cette révolution est la nôtre, c’est aussi nous qui sommes en cause.

On a souvent cru que les slogans « dégage Moubarak » ou « Ben Ali » puis « Morsi » signifiaient seulement l’anachronisme de régimes sclérosés, archaïques et rentiers. Ce n’était pourtant là que les expressions d’une première révolution démocratique, nationale, qui exigeait la chute de régimes dictatoriaux à l’économie résumée au parasitisme. Mais derrière cette première révolution, il y en a une seconde, sociale et à dimension planétaire, visible au slogan « pain, justice sociale, liberté » et pour qui une réelle démocratie, tout de suite et pour tous, signifie la démocratie économique et l’égalité sociale. Bref, un processus de révolution permanente qui, derrière l’illusion des bulletins de vote, pousse à démasquer la dictature des conseils d’administration des banques et la tyrannie des détenteurs de la dette. Ce qui nous parle.

Quand les Egyptiens et les Tunisiens disaient « dégage Moubarak » ou « Ben Ali », la majeure partie d’entre eux voulait dire « dégage tous les petits Moubarak », « les petits Ben Ali » à tous les niveaux de l’appareil d’État ou économique, une remise en cause de toutes les oppressions, de la propriété aux frontières nationales, de la famille patriarcale à la religion.

C’est cette dimension qu’on dissimule derrière les hypocrites lamentations sur l’hiver islamiste ou l’horreur des violences militaires. C’est encore cela que le chaos d’une intervention militaire en Syrie pourrait masquer sinon contraindre.

 

Voilà la/les dimension(s) de cette révolution égyptienne que nous abordons dans ce dossier. 

 

Jacques Chastaing