Publié le Mercredi 10 décembre 2025 à 15h25.

Entretien : Trump à l’assaut des Caraïbes

Entretien avec Yoletty Bracho, enseignante-chercheuse et spécialiste du Venezuela, et Franck Gaudichaud, de la commission internationale du NPA.

Entretien vidéo à regarder en intégralité (27 mn) sur notre chaîne Youtube :
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Quelles sont les raisons des changements récents dans la géo­politique des Caraïbes ?

Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, on observe un changement géopolitique dans les Caraïbes : renforcement massif de la flotte militaire, bombardements de bateaux présentés comme transportant de la drogue vers les États-Unis, déploiement record de soldats et d’armements — porte-avions, sous-marins nucléaires, destroyers, soit peut-être 14 000 soldats. Il n’y a jamais eu autant de militaires dans l’espace caribéen depuis l’invasion du Panama contre Noriega ou l’intervention en Haïti dans les années 1990.
Cela fait partie de la politique impérialiste de Trump, mais constitue un saut qualitatif. L’Amérique latine a toujours été considérée comme l’arrière-cour des États-Unis depuis la fin du 19e siècle, mais l’entourage de Trump — dont Marco Rubio, très virulent — cherche à reprendre le contrôle de l’espace latino­-américain au nom d’une « sécurité hémisphérique ». Ce sont des continuités observables sous Obama ou Biden, mais Trump 2 franchit une nouvelle étape, mettant une pression maximale sur Maduro, menaçant l’ensemble de la mer des Caraïbes et la Colombie, et visant aussi les ressources naturelles.

Cet activisme militaire s’inscrit dans une concurrence inter-impériale. L’impérialisme étatsunien est en déclin, même s’il reste dominant. Certains parlent d’une « domination sans hégémonie » où la force brute est mise au premier plan par l’administration Trump. Depuis les années 2000, la Chine a pris une place considérable en Amérique latine : premier partenaire commercial de l’Amérique du Sud, deuxième du Mexique. L’amiral du Commandement Sud américain affirmait qu’il fallait opposer à la présence chinoise une présence militaire renforcée. La « stratégie MAGA impériale » décrite par John Bellamy Foster est contradictoire : base sociale protectionniste hostile à des déploiements militaires, mais bourgeoisie américaine exigeant le contrôle de son arrière-cour.

Est-ce que Trump essaie de renverser le régime vénézuelien ? 

Ces pressions militaires visent très clairement le Venezuela. Depuis l’arrivée de Chavez, les tensions entre les États-Unis et le Venezuela sont structurelles, liées à l’émergence d’un gouvernement qui se présentait comme de gauche, révolutionnaire, et qui a proposé au continent une alternative au leadership américain. La confrontation a été immédiate : éviction de Chavez, puis coup d’État de 2002 ouvertement soutenu par Washington, et soutien constant à l’opposition traditionnelle, ­parfois via la voie électorale, parfois engagée dans des tentatives de renversement extra-institutionnel.

Après le décès de Chavez, Maduro accède au pouvoir en 2013 et la pression américaine s’intensifie : sanctions contre des proches du régime, sanctions contre l’entreprise pétrolière nationale, puis sanctions interdisant à l’État d’acquérir de la dette, aggravant une crise économique déjà présente. La crise n’est pas seulement due aux sanctions : elle découle aussi des choix économiques du chavisme au pouvoir, mais les sanctions la rendent beaucoup plus dure.

Durant cette phase s’opère un tournant autoritaire du gouvernement Maduro, marqué par une rupture avec les valeurs démocratiques initialement mises en avant par la révolution bolivarienne, ainsi que par une répression accrue contre la population, contre des opposantEs, et très spécifiquement contre des forces de gauche. Cet autoritarisme réel est utilisé par les États-Unis pour se présenter comme défenseurs de la démocratie : soutien à l’opposante Maria Corina Machado — prix Nobel de la paix — et adoption d’un discours de « lutte contre le narcoterrorisme ». Selon ce récit, le gouvernement Maduro enverrait délibérément drogues et migrants pour déstabiliser les États-Unis. Bien entendu, les États-unis n’ont jamais eu pour objectif le bien-être des populations latino-américaines : ce n’est pas en tuant plus de 80 personnes en mer des Caraïbes qu’on construit une quête démocratique.

Trump souffle souvent le chaud et le froid : discussions ponctuelles avec Maduro, menaces d’interventions, pressions maximales, évocation d’actions de la CIA, sans intervention terrestre directe. La présence du porte-avions Ford marque toutefois une escalade militaire claire. Les frappes ne concernent pas seulement le Venezuela : des attaques en mer Pacifique ont visé des bateaux colombiens, et des personnes arrêtées étaient originaires d’Équateur, ce qui montre l’élargissement de la pression à l’ensemble de la région. Il existe aussi un volet interne, notamment dans les communautés latino-américaines étatsuniennes hostiles à Maduro, qui constitue une base électorale mobilisable, particulièrement par Marco Rubio.

Trump vise-t-il uniquement le régime vénézuélien ou s’agit-il d’un projet plus général pour la région ?

Trump soutient également les forces d’extrême droite latino­-américaines : soutien à Milei en Argentine avec menaces sur les relations bilatérales, pressions sur le Brésil après l’emprisonnement de Bolsonaro, félicitations immédiates après le basculement de la Bolivie à droite, et possible dynamique similaire au Chili.

Cette offensive impérialiste ne reproduit pas mécaniquement les politiques des années 1970, même si certains auteurs parlent d’une « nouvelle guerre froide ». Le contexte est plus complexe, mêlant pressions externes et négociations discrètes. L’exemple est parlant : alors que les États-Unis demandent d’éviter l’espace aérien vénézuélien en raison d’activités militaires, un vol arrive depuis les États-Unis avec douze expulséEs, montrant l’existence d’accords bilatéraux. Derrière une rupture diplomatique affichée, continuent des concessions pétrolières et des échanges de prisonnierEs.

Quelle est la réponse de Maduro face à la situation ?

Face aux premières frappes, la première réaction du gouvernement Maduro a été de nier les faits, affirmant que les images étaient produites par intelligence artificielle. Cela a laissé sans recours les familles des personnes exécutées, incapables de demander justice ni au gouvernement Maduro ni à celui des États-Unis. Ensuite, Maduro affiche une posture de force et mobilise la population, tout en cherchant des espaces de négociation diplomatique, en invoquant la paix et en présentant Trump comme un possible interlocuteur. Le gouvernement Maduro est conscient qu’il n’est absolument pas en capacité d’affronter militairement la plus grande puissance militaire du monde. Cette tension lui sert aussi en interne à resserrer les rangs, neutraliser les dissidences et réprimer les gauches critiques. 

Du côté régional, une position importante est celle du gouvernement Petro en Colombie : dénonciation explicite de la présence militaire étatsunienne, refus de soutenir Maduro, appel à une solution négociée, et opposition à toute intervention militaire, car la Colombie est elle aussi menacée et accusée de narco-État. La question est celle d’une solidarité régionale entre mouvements populaires et gouvernements progressistes — qui n’existe pas aujourd’hui.

Quel type de solidarité faut-il alors construire ?

Pour nous, ici, il s’agit d’abord d’une solidarité anti-impérialiste claire, qui dénonce la stratégie de Trump dans la mer des Caraïbes et cette nouvelle agression impérialiste. Pour le NPA, cela implique de réfléchir à une stratégie unitaire en France, car la situation risque de continuer à s’aggraver dans les prochaines semaines. 

En même temps, notre solidarité n’est pas un alignement avec le régime Maduro, qui est clairement autoritaire. Au sein de la gauche européenne et française, il existe parfois une vision très simplifiée où l’anti-impérialisme signifierait s’aligner derrière n’importe quel gouvernement dès lors qu’il est ciblé par Washington. Ce n’est absolument pas notre perspective. Notre solidarité doit être avec les peuples, les mouvements sociaux, les forces progressistes autonomes, et non avec les régimes autoritaires.

Les visions binaires de la situation empêchent de voir les luttes internes au Venezuela. Les gauches révolutionnaires vénézuéliennes, parfois issues du chavisme, dénoncent l’autoritarisme de Maduro et deviennent une cible : disparitions, arrestations, accusations de terrorisme ou d’incitation à la haine. Cela touche aussi journalistes, chercheurEs en sciences sociales, militantEs écologistes. Comprendre ces luttes suppose de dépasser une vision binaire où l’anti-impérialisme de façade du gouvernement justifierait automatiquement un soutien.

Pour comprendre cela, et pour faire ces liens-là, il faut dépasser une vision binaire : celle qui voudrait que le discours anti-impérialiste de Maduro — dénoncé comme un discours de façade par les gauches vénézuéliennes — justifierait automatiquement une solidarité avec son gouvernement. C’est justement en complexifiant le regard que l’on peut voir la réalité telle qu’elle est.

Propos recueillis par Martin Noda, synthèse proposée par la rédaction