Publié le Dimanche 15 mars 2015 à 07h42.

Etats-Unis – Cuba : la fin de la guerre froide ?

Comment interpréter la reprise des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et Cuba, annoncée le 17 décembre 2014 ? Nous publions à ce sujet une interview de Sam Farber, un auteur américain marxiste, né et élevé à Cuba, qui a publié plusieurs ouvrages de grande qualité sur l’histoire de ce pays et de sa révolution1, réalisée pour le site de l’ISO (International Socialist Organization), socialistworker.org. Le texte a été traduit de l’anglais par Jean-Philippe Divès.

Quelles sont les raisons fondamentales de ce dégel entre les Etats-Unis et Cuba ? Du point de vue américain d’un côté et cubain de l’autre ?

Je crois que plusieurs facteurs y ont poussé des deux côtés, même si le choix du moment restait une question ouverte. La fin de la Guerre froide avec l’URSS et, à peu près au même moment, le retrait d’Afrique de Cuba ont réduit l’importance de ce pays pour la politique étrangère états-unienne, à tel point que Cuba est à peine mentionnée dans les études stratégiques publiées ces deux dernières décennies par la Défense et les Affaires étrangères. La pression s’est ainsi relâchée par rapport à la situation qui prévalait auparavant.

Il y a aussi le fait que les capitalistes américains sont de plus en plus favorables au commerce avec Cuba. En 2000, les Etats-Unis ont approuvé une loi exemptant de l’embargo économique les exportations d’aliments et de produits agricoles, et des groupes tels que Archer Daniels Midland, Tyson Foods et d’autres se sont engagés dans des relations commerciales avec Cuba. De très nombreuses entreprises, à l’exception d’une frange très à droite, sont en faveur de cela.

S’y ajoute le fait que le Pentagone était depuis un certain temps favorable à la reprise des relations. Ses responsables ont des rencontres régulières avec les autorités cubaines à propos de la logistique de la base navale de Guantanamo Bay, du trafic de drogue et d’autres questions.

Enfin, mais ce n’est pas le moins important, le poids des exilés cubains de droite à Miami a décliné. La zone du comté de Dade a encore au Congrès trois représentants de la droite cubano-américaine, mais le soutien à leur politique est en déclin, tandis que la composition de la communauté cubaine a changé de façon assez significative. La majorité des Cubains et des Cubano-Américains résidant au sud de la Floride sont maintenant des gens arrivés après 1980, et cette majorité se renforce constamment. Entre 20 000 et 30 000 Cubains arrivent chaque année aux Etats-Unis et la vielle génération est en train de s’éteindre. Celle-ci conserve cependant un fort pouvoir de contrôle sur les médias et le système politique, parce qu’elle est composée des gens les plus riches.

Tous ces facteurs ont contribué à créer, du côté états-unien, une situation dans laquelle, pour toute une série de raisons, les politiciens ont considéré opportun d’évoluer sur la question de Cuba.

Du côté cubain, le pays est confronté à une situation économique préoccupante, caractérisée par une carence chronique d’investissements. Le ministre cubain de l’économie a estimé que le pays avait besoin de deux milliards de dollars par an pour pouvoir redémarrer. L’investissement à Cuba est deux fois inférieur à celui du reste de l’Amérique latine, et la productivité y est basse au regard des normes latino-américaines. La croissance économique a également été faible ces dernières années, n’atteignant que 1 % en 2014.

Tout cela a donc créé une situation dans laquelle les deux côtés étaient prêts à un changement dans leurs relations. Les élections de 2014 étant passées, Obama a considéré que c’était politiquement le meilleur moment pour le faire.

 

Quelle est votre appréciation de l’ouverture des relations diplomatiques ? Obama peut faire une série de choses à travers le pouvoir exécutif, mais seul le Congrès peut abroger la loi Helms-Burton [qui régit actuellement l’embargo, NdTr]. Quelles sont donc les limites de  l’accord au point actuel ?

La loi Helms-Burton, que le Congrès et le président Bill Clinton ont approuvée en 1996, prohibe toute activité économique entre les Etats-Unis et Cuba – ainsi, les investissements de sociétés américaines à Cuba sont interdits.

Pour détendre les relations politiques comme économiques entre les Etats-Unis et Cuba, Obama est allé un peu au-delà de ce que la loi permet. Il ainsi pu libéraliser les transferts de fonds en provenance des Cubano-américains, qui devraient passer de 1,5 milliard de dollars par an à 2 milliards en 2015, soit une augmentation de 25 %. Cela étant, le cœur du problème est que la loi Helms-Burton interdit toujours le plein rétablissement de relations économiques entre Cuba et les Etats-Unis.

Il revient maintenant au Congrès d’amender, modifier ou abroger la loi Helms-Burton. Un nombre significatif de Républicains, tels que le sénateur Jeff Flake de l’Arizona, sont favorables à un changement. Il reste à savoir combien de Républicains et de Démocrates adopteront une position similaire. Certains Démocrates, comme le sénateur Robert Menendez du New Jersey, y sont totalement opposés. Menendez est un cubano-américain allié depuis des années aux éléments les plus à droite de la communauté cubaine du sud de la Floride.

Il n’y a pas sur cette question une ligne de fracture nette entre Démocrates et Républicains. Elle traverse en fait les deux partis et je n’ai encore vu aucune estimation chiffrée du nombre de Républicains et de Démocrates qui seraient disposés à une abrogation. Cela reste à voir.

 

Si la loi Helms-Burton n’était pas abrogée et restait en l’état, qu’est-ce que cela signifierait pour les Cubano-Américains qui ont de la famille à Cuba ?

Les modifications à la marge de la loi Helms-Burton introduites par Obama ont changé de façon significative la situation des Cubano-Américains. Par exemple, ils peuvent maintenant envoyer des montants presque illimités à leurs proches – parents, frères et sœurs.

Les voyages vers Cuba ont été libéralisés d’abord du côté cubain et maintenant du côté américain, si bien que l’on prévoit une augmentation du nombre des visiteurs. Il y en avait déjà un certain nombre, surtout depuis que le gouvernement cubain avait commencé à autoriser les Cubano-Américains à recevoir les membres de leur famille à Cuba dans des hôtels. Varadero, le principal complexe hôtelier de Cuba, est ainsi rempli de Cubains dont les chambres sont payées par leurs parents de Miami qui viennent les visiter.

Beaucoup de choses ont donc déjà changé, et maintenant cela changera encore davantage. Mais il y a également des choses que les Cubano-Américains ne pourront pas faire. Par exemple les frères Fanjul, des Cubano-Américains qui sont de grands producteurs de sucre en Floride, très hostiles au gouvernement cubain, ont pris un tournant en décidant de soutenir l’établissement de relations économiques entre les deux pays. Ils se sont rendus à Cuba et entretenus avec le gouvernement cubain, mais ils n’auront pas la possibilité d’investir des millions pour ouvrir une raffinerie de sucre nouvelle et moderne. Pour cela, il faudrait l’abrogation de la loi Helms-Burton.

 

A gauche, beaucoup ont considéré cette ouverture comme une victoire pour le peuple cubain. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Je le vois également ainsi, dans le sens où le rétablissement des relations économiques avec Cuba est un coup porté contre la conception selon laquelle les Etats-Unis auraient le droit d’imposer à Cuba le système socio-économique et politique qui a leur préférence – et si Cuba ne l’accepte pas, alors les Etats-Unis auraient le droit de la sanctionner économiquement, pas seulement à travers les mécanismes du marché mais par des moyens extra-économiques.

Il faut garder à l’esprit le fait que c’est l’embargo/blocus économique, et non le marché libre, qui a créé la misère pour le peuple cubain. Le néolibéralisme est censé défendre la liberté des forces du marché. Mais c’est un pouvoir politique qui a interféré avec le marché et imposé des sanctions contre Cuba, de façon totalement extérieure à ce que le néolibéralisme bourgeois est supposé reconnaître comme légitime. Dans cette mesure-là, il s’agit donc d’une défaite pour ceux qui pensent que les Etats-Unis devraient avoir le pouvoir et le droit de donner ou non leur blanc-seing à un gouvernement étranger et à un système économique à l’étranger, et le cas échéant de le sanctionner par des moyens extra-économiques. En ce sens, il n’y a aucun doute qu’il s’agit d’une victoire.

 

Le Département d’Etat [ministère US des Affaires étrangères, NdTr] envoie à Cuba, en janvier, une délégation pour engager des discussions à un haut niveau. Le gouverneur de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, a par ailleurs annoncé qu’il prendrait la tête d’une mission commerciale. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

On peut parier que ces missions gouvernementales à Cuba vont conduire à une augmentation significative du tourisme pour l’année qui vient ! Dès à présent, il y a sur place une délégation de Démocrates du Congrès, tandis que le gouverneur Cuomo y est attendu prochainement et que la secrétaire [ministre fédéral, NdTr] au Commerce, Penny Pritzker, prévoit également de s’y rendre bientôt.

Je viens de voir une déclaration signée de responsables politiques et d’hommes d’affaires très importants – y compris George Shultz, l’ancien secrétaire d’Etat sous Reagan –, qui pour l’essentiel pousse à une normalisation des relations avec Cuba. Ils ne parlent pas explicitement d’une abrogation ou d’une modification de la loi Helms-Burton, mais c’est dans une large mesure ce que cela veut dire. C’est signé par d’autres figures de l’establishment, telles que Bill Richardson, l’ancien gouverneur du Nouveau Mexique, ambassadeur à l’ONU et secrétaire à l’Energie. Il est évident qu’il y a une forte pression, dans les milieux officiels politiques et des affaires, pour aller vers une normalisation avec Cuba.

 

Quel pourra être l’impact sur l’Amérique latine du rétablissement des relations entre les Etats-Unis et Cuba ? Je pense notamment au fait que Cuba accueille les négociations entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC, ainsi qu’à ses rapports étroits avec le gouvernement de gauche du Venezuela. Quelles pourront en être les conséquences, plus généralement, pour le rôle des Etats-Unis dans la région ?

Un des éléments pris en compte par Obama pour décider de la reprise des relations avec Cuba a été la nécessité de faire changer la perception des Etats-Unis en Amérique latine, en y éliminant une source permanente – et importante – d’irritation. Je pense que c’est entré pour beaucoup dans le calcul.

En ce sens, il sera d’une certaine façon plus facile de traiter avec le Venezuela et d’autres pays de l’hémisphère, en particulier ceux qui disposent de gouvernements de centre-gauche, certains moins radicaux comme l’Equateur et d’autres davantage tel le Venezuela. Il sera plus aisé pour les Etats-Unis de se confronter à ces pays si l’hypothèque des rapports avec Cuba est levée.

Je ne veux pas dire, comme le font certains, que Cuba va réduire son soutien au Venezuela et aux autres pays de centre-gauche dans la région. Ce ne sera pas le cas tant que les conditions actuelles perdureront. Mais il sera plus facile pour les Etats-Unis de gérer leurs relations avec ces pays. Je pense que les considérations de politique étrangère ont joué un rôle dans la décision d’Obama. C’était aussi le cas de gens tels que George Shultz, qui a signé des pétitions appelant à une normalisation des relations. Cet aspect a clairement joué un rôle.

 

Pensez-vous que cette ouverture va inaugurer un processus de changement politique à Cuba même ? Si oui, dans quel sens ? Et les Etats-Unis s’en préoccupent-ils ?

Je crois que c’est une question à plus long terme. Pour l’instant, il n’y a aucun doute qu’il s’agit d’une victoire pour le gouvernement cubain. D’ailleurs, celui-ci a eu le culot d’attaquer des dissidents – comme l’artiste performeuse Tania Bruguera, qui a tenté de montrer son spectacle sur la place de la Révolution, en a été empêchée puis a été arrêtée – au  prétexte qu’ils mettraient en danger les nouvelles relations avec les Etats-Unis.

Auparavant, l’accusation était que les dissidents faisaient le jeu du blocus. Maintenant, si vous êtes en désaccord, vous faites le jeu de ceux qui veulent perturber les relations avec les Etats-Unis !

Mais cela, c’est le court terme. A moyen et plus long terme, je crois que l’ouverture vers les Etats-Unis va miner la légitimité du gouvernement, parce qu’il ne lui sera plus possible de proclamer que les problèmes économiques à Cuba sont causés par l’embargo – surtout si la loi Helms-Burton est significativement modifiée voire abrogée.

 

Le gouvernement cubain semble très attiré par le modèle économique de la Chine ou du Vietnam. Pensez-vous qu’il pourrait aller dans cette direction ? Et vu ce que vous venez de dire à propos de la possibilité d’un changement politique, serait-ce viable ?

Je pense que c’est ce que veut le gouvernement. Lorsque nous parlons de modèle chinois ou vietnamien, cela ne veut pas dire que Cuba pourrait tirer des campagnes un renforcement de sa force de travail industrielle. La population de Cuba n’est rurale qu’à 25 %. La structure du pays est très différente de celle de la Chine ou du Vietnam. Il ne s’agit pas non plus d’un modèle économique spécifique.

Mais ce qu’à mon avis veut le gouvernement, c’est un modèle de système social où il y a un parti d’Etat et une absence de démocratie mais, en même temps, des possibilités d’investissement privé substantielles, en particulier d’investissement étranger dans des industries clés, mais avec un Etat qui se réserve la direction des lignes économiques directrices. Le système bancaire en Chine, qui reste monopolisé par l’Etat, en est un exemple.

Le problème à Cuba est que le gouvernement fait deux pas dans ce sens, puis un pas en arrière. La raison en réside certainement dans une résistance bureaucratique – puisque sous un tel modèle, de nombreux bureaucrates perdraient de leur pouvoir, risqueraient de perdre leurs fiefs. Depuis sa prise de fonctions, Raúl Castro a essayé de ne pas trop perturber le pouvoir bureaucratique – et c’est pourquoi tout ce processus a été contradictoire.

 

Cuba a ouvert récemment à Mariel une zone économique dédiée à l’exportation. Pensez-vous que les planificateurs économiques espèrent suivre un tel modèle, à l’instar du Vietnam ou de Macao ?

Jusqu’à présent, le port de Mariel n’a pas été un grand succès. L’Organisation Odebrecht, une très grande compagnie brésilienne, a investi une masse de capitaux pour rénover et moderniser le port de Mariel, qui comprend une zone de libre échange. Ils disent qu’ils attendent la fin des travaux d’élargissement du canal de Panama, nécessaires pour que de grands bateaux puissent utiliser ce port comme escale vers les Etats-Unis ou l’Europe.

En fait, au point actuel du développement économique de Cuba, le pays n’a pas grand-chose à offrir au niveau industriel ou agricole. Ce qu’il peut proposer, et dans quoi il est déjà largement engagé, ce sont des services. Il y a ainsi beaucoup d’enthousiasme pour le tourisme. Cuba a reçu en 2014 trois millions de touristes. La prévision de quatre millions pour 2016 est plausible. Cela créera de fortes tensions sur les infrastructures et la capacité hôtelière. Il faut donc s’attendre à ce que le capital européen accroisse ses investissements dans l’industrie hôtelière. Celle-ci a besoin de davantage d’hôtels, qui à leur tour auront besoin de nouvelles infrastructures.

Des possibilités existent également dans le domaine des biotechnologies et de l’industrie pharmaceutique. Des sociétés américaines ont déjà des projets de joint-venture pour la production de médicaments. Cela pourrait se développer, même si je pense que c’est une perspective à plus long terme.

 

Aux Etats-Unis, de nombreux radicaux craignent que des militants de gauche, comme Assatu Shakur [ancienne membre du Black Panther Party, condamnée sans preuve à perpétuité pour le meurtre présumé d’un policier, NdTr], qui a obtenu le statut de réfugiée politique à Cuba, puissent être extradés vers les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?

Je suis bien évidemment préoccupé aussi par cette question. Jusqu’à présent, aucun responsable cubain ou états-unien n’a dit la moindre chose à ce sujet. Il y a eu récemment un article dans le New York Times à propos de criminels cubains qui ont été extradés vers Cuba. Je ne suis pas spécialisé en droit international, mais il me semble que cela ne nécessite pas de traité d’extradition. Autant que je sache, il n’y a aujourd’hui aucun traité d’extradition en vigueur entre les Etats-Unis et Cuba.

Je ne sais pas non plus si Assata Shakur a reçu la nationalité cubaine. Elle est dans le pays depuis des dizaines d’années. Si elle a reçu la nationalité cubaine, ce sera un obstacle supplémentaire pour son extradition aux Etats-Unis.

Mais ce qui est frappant dans ce cas particulier, c’est que rien n’en a été dit. Evidemment, le gouverneur Chris Christie du New Jersey a sauté sur l’occasion en déclarant qu’elle devrait être renvoyée aux Etats-Unis. Mais personne au sein du gouvernement fédéral de Washington ni à La Havane n’a dit le moindre mot à ce sujet.

Qu’est-ce qui vous semble le plus important à retenir de ces événements ?

A moyen ou long terme, il y aura une remise en cause de l’idéologie qui domine au sein du pouvoir cubain, selon laquelle la piètre situation économique s’explique par le blocus états-unien. Cela pourrait faciliter le développement de la résistance à Cuba. Une certaine libéralisation – pas démocratisation, mais libéralisation –, qui d’ailleurs a déjà commencé, aidera dans ce sens. Les gens pourraient protester plus ouvertement que dans le passé.

En Chine, même avec un parti d’Etat unique, il y a chaque année des mouvements de dizaines de milliers de travailleurs, ce qui a conduit à des augmentations de salaire – à tel point que certaines entreprises citent, parmi d’autres facteurs, les salaires comme une raison de leur retrait de Chine. C’est ainsi que le Bangladesh est devenu le centre de la production de vêtements, la Chine n’étant plus considérée assez « abordable ». Dans la mesure où la libéralisation pourrait élargir l’espace que les gens ont pour s’organiser et revendiquer, ce serait un développement positif.

Propos recueillis par Lance Selfa

  • 1. Le dernier en date, publié en décembre 2011 par Haymarket Books (Chicago), est « Cuba Since the Revolution of 1959: A Critical Assessment » (Cuba depuis la révolution de 1959 : une évaluation critique).