Publié le Mercredi 13 novembre 2013 à 15h02.

Force et faiblesse du bonapartisme militaire

On estime que l’armée possède de 25 à 40 % de l’économie égyptienne. Mais c’est un sujet tabou, toute mention publique de son patrimoine est illégale. L’armée est un grand propriétaire foncier et possède de multiples fermes ; elle contrôle de très nombreuses entreprises dans la production d’armement, l’agro-alimentaire, la fabrique de pâtes, de sucre ou d’eaux minérales, les abattoirs, la pêche, la construction, l’hôtellerie, le tourisme, le pétrole, l’immobilier, le nettoyage, les cafétérias, les gardes d’enfants, les stations-service, etc. Ces entreprises au-dessus des lois sont souvent exonérées d’impôt et bénéficient de subventions comme aucune autre.

L’armée peut saisir des terrains au prétexte de « défense de la nation » – de fait pour la spéculation ou le commerce. Ses officiers supérieurs à la retraite sont à la tête des administrations, des entreprises nationales ou de celles récemment privatisées. Les privatisations ont profondément dégradé la situation des salariés, mais peu changé le parasitisme économique de l’armée.

L’institution militaire n’a jamais voulu d’un marché libre, craignant pour son empire économique. La supervision étatique des secteurs centraux de l’économie reste entre les mains des généraux ; le ministère de l’environnement en compte en son sein… 65. La grande majorité des gouverneurs, responsables de districts ou de villes sont des militaires à la retraite. L’armée continue ainsi à contrôler le secteur privé, non pour aider au développement du secteur productif ou protéger les salariés, mais pour continuer à capter les rentes parasitaires de situation. Une conséquence est l’amplification de la corruption aux sommets de l’armée : les scandales sont fréquents et provoquent la colère du petit peuple.

Divisions et fragilités

Dans les années 1970, Sadate avait grignoté l’empire en privatisant une partie du secteur public et en ouvrant le pays aux biens de consommation et aux services occidentaux, les mettant en concurrence avec les produits militaires. Moubarak a continué la libéralisation, mais ne s’est pas attaqué aux propriétés de l’armée. Celle-ci craignait cependant que son fils Gamal, ardent libéral qui se préparait à la succession de son père, ne reprenne la politique de Sadate. Cela explique en partie son absence d’états d’âme lors de son coup de force contre Moubarak et l’irritation des USA à son égard.

Mais l’armée est aussi pour les hommes du pays un passage obligé par la conscription, et l’une des rares institutions où un jeune d’origine modeste peut espérer une ascension sociale. Elle est divisée à sa base par cet aspect contradictoire, générant parmi ses cadres intermédiaires des trajectoires nationalistes nassériennes et au bas de la hiérarchie des oppositions totales.

Dans les fermes militaires, souvent de centaines de milliers d’hectares, les soldats pauvres issus de zones rurales travaillent de force, sans être payés. Traités comme des esclaves, humiliés, leur conception de la « patrie » en prend un coup. Dans les entreprises militaires, célèbres pour leur répression, les ouvriers ne sont pas soumis au code du travail et n’ont pas de syndicat. De plus, l’armée force des conscrits à acheter ses produits et à consommer dans les cantines militaires. Elle leur fait souvent distribuer ses produits en échange de quelques faveurs.

Le rôle bonapartiste au-dessus des factions que tente de jouer l’armée est donc particulièrement exposé à la révolte sociale. 

Bien des protestations ouvrières depuis la révolution ont visé des patrons militaires en demandant qu’ils soient « dégagés » pour corruption : 16 000 salariés de l’Organisation arabe de l’industrialisation contre son directeur militaire ; 2 000 travailleurs du secteur pétrolier contre la militarisation progressive de leur travail ; 5 000 ouvriers des entreprises militaires n°9, 63, 45, 999 et 200, associant revendications économiques à celles de « dégager » leurs dirigeants. En mars 2012, la plupart des grèves ont touché des secteurs contrôlés par l’armée. Le 20 de ce mois, un camp de tentes a été érigé devant le siège de l’Organisme des impôts avec comme slogan principal : « A bas le règne des militaires : notre organisme n’est pas un camp ! » La présidente des zones fiscale est l’épouse de Sami Anan, numéro 2 du Conseil supérieur des Forces armées. Le 3 mai, l’armée est intervenue pour libérer le gouverneur militaire de Suez, séquestré par les ouvriers du port qui voulaient sa démission.

Et puis, l’armée de conscrits n’est pas si fiable. Ceux du ministère de l’intérieur sont chargés de la plupart des tâches de répression. Le 6 mai 2012, ils se sont mutinés à cause du mépris, des brutalités dont ils sont victimes de la part de leurs officiers et des tueries qu’on leur ordonne de commettre. Après l’horreur des massacres des Frères musulmans, il est rien moins que sûr que les 500 000 conscrits acceptent de réprimer le peuple révolutionnaire.

J.C.