Publié le Vendredi 22 novembre 2013 à 20h19.

Hypothèses sur la crise égyptienne

L’Égypte vient à nouveau de connaître des conflits d’une rare ampleur. Un temps, la situation est restée très volatile, puis nous avons atteint un « palier » (provisoire) avec l’instauration du régime militaire. Même pour les non « spécialistes » de la région, il s’avère ainsi possible de réfléchir aux enseignements de la récente séquence de luttes1.

Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur les choix tactiques des révolutionnaires égyptiens face à une situation très complexe, faute d’une appréhension concrète des rapports de forces, mais de soumettre au débat les hypothèses suivantes :

1. Très profondes, les mobilisations sociales de 2011 conduisant au renversement de Moubarak exprimaient des exigences démocratiques et sociales à caractère révolutionnaire, sans pourtant que le niveau d’organisation du mouvement ouvrier et populaire indépendant ou de la gauche radicale permette l’émergence d’un double pouvoir politico-social. C’est le point de départ.

Nous restons ici dans un schéma qui caractérise la période au-delà du cas égyptien : les mobilisations populaires peuvent ouvrir des crises de régime, renverser des gouvernements, mais ce sont divers secteurs des élites qui en tirent d’abord profit. En règle générale, l’appareil d’État n’est pas fracturé et la domination de classe n’est pas directement menacée2.

En Égypte cependant, vu la profondeur des radicalisations dans le pays et la région, ni les classes dominantes ni l’impérialisme n’ont pu stabiliser la transition post-Moubarak. L’armée puis les Frères musulmans ont échoué à le faire. Le renversement de la dictature a ouvert une situation de crise durable.

2. La profondeur de la radicalisation sociale « d’en bas » n’explique pas seule l’avortement d’une « transition ordonnée ». Il tient aussi à l’acuité des contradictions au sein des élites. Le renversement de la dictature et la victoire électorale des Frères musulmans ont posé la question : quels secteurs des classes dominantes allaient-ils s’approprier les bénéfices du pouvoir ?

La notion de « bonapartisme » correspond à la capacité de l’armée de se présenter comme garante de l’unité du pays en temps de crise. Mais elle peut occulter le fait que le corps des officiers supérieurs et l’institution militaire représentent un secteur de la bourgeoisie égyptienne, possédant entreprises et terres. L’armée est directement partie prenante des luttes de pouvoir au sein de la bourgeoisie.

Les Frères musulmans et l’armée veulent tous deux mettre au pas le mouvement social3 ; mais ils cherchent aussi à assurer leurs propres positions au sein de l’ordre dominant et se retrouvent en conflit direct sur ce terrain.

3. Vu son discrédit en 2011-2012, l’armée a dû temporiser avec la Confrérie. Cependant les FM ont rapidement dilapidé leur influence, leurs orientations politiques (voir ci-dessous) provoquant l’immense rebond de manifestations démocratiques et sociales de 2013. Ces dernières, d’une ampleur exceptionnelle, ont à nouveau modifié la situation politique ; mais, comme en 2011, ce sont des secteurs de l’élite qui étaient en mesure de se saisir de l’occasion. L’armée a établi son régime dictatorial et règle, à coup de massacres, ses comptes avec la Confrérie.

La situation pourrait pourrir au point de déboucher sur une guerre civile – de plus ou moins haute intensité – entre secteurs de la bourgeoisie (chacun avec sa propre base de masse…), dont la population serait otage. Un désastre.

4. Toute l’attention se porte sur l’affrontement militaires/Frères musulmans. Cependant, bien que marginalisé dans la situation présente, le mouvement populaire n’a pas été brisé. Vu l’ampleur de l’impulsion démocratique et sociale de 2011, réaffirmée dans la rue en juin 2013, la partie est loin d’être conclue. Mais le combat progressiste se poursuit dans des conditions à nouveau très difficiles.

L’un des problèmes clés est que les secteurs progressistes qui défendent une position d’indépendance de classe (ou indépendance populaire dans un sens plus large) sont très minoritaires : les Socialistes révolutionnaires, une aile du syndicalisme militant (Fatma Ramadan), le Mouvement révolutionnaire des jeunes du 6 Avril... Cela tient notamment aux traditions dominantes dans la gauche ou les appareils syndicaux, qui les conduisent à basculer d’une alliance avec des secteurs bourgeois à une autre en fonction de la conjoncture. Les vagues de mobilisations sociales ne surmonteront pas par elle-même cette difficulté : l’indépendance politique et sociale se construit dans la durée et exige des formes organisées.

5. Quels que soient les cheminements concrets de l’action politique (la « tactique »), la « ligne de marche » (l’indépendance populaire) implique de ne se laisser instrumentaliser par aucune des composantes de la contre-révolution : les « restes » de l’ancien régime (de gros restes), l’armée, les Frères musulmans et les salafistes.

On a à faire en Égypte à une armée « possédante » qui n’a plus rien avoir avec les débuts du régime nassérien. Elle défend son ordre, l’ordre dominant. Le régime militaire égyptien doit être condamné – et condamné sans réserve.

Une partie de la gauche n’a pas voulu tirer les conséquences d’une analyse de classe de la Confrérie ou, plus généralement, de l’Islam politique d’aujourd’hui, sous prétexte de leur identité religieuse. Au gouvernement, les FM ont conduit la politique d’un parti bourgeois de droite : néolibéralisme, continuité répressive avec l’ancien régime, compromis avec l’impérialisme, encadrement des syndicats et du mouvement social, conservatisme (à l’encontre des femmes…), tendances autoritaires et à la confessionnalisation de l’Etat, menaces anti-coptes… La Confrérie s’inscrit dans les conflits « sectaires » qui déchirent le monde arabe (sunnisme, chiisme…) au risque d’ouvrir une dynamique infernale de surenchère entre courants politico-religieux, avec des conséquences dévastatrices pour la société.

Il ne s’agit ici ni de « religion » ni d’Islam, mais de l’Islam politique réellement existant. Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, le courant lié au SWP britannique (notamment) espérait que l’islamisme exprime l’anti-impérialisme montant dans le monde musulman – devenant notre allié objectif si ce n’est subjectif.  Bien entendu, chaque cas doit être analysé dans son contexte propre (voir la Palestine), mais l’expérience égyptienne montre ce qu’est l’Islam politique réellement existant au pouvoir. Face à une répression sanglante, les droits des Frères musulmans doivent être défendus, mais la Confrérie ne doit pas être pour autant soutenue.

Quant aux courants de type salafistes, disons que, dans le contexte présent, nombre d’entre eux occupent une niche politique similaire à celle des fascismes européens – sans prétendre à une définition scientifique, ils sont terroristes ou « clérico-fascistes », provoquant de violents conflits de la Tunisie à la Syrie ou au Kurdistan, sans parler du terrible précédent du Pakistan4.

6. L’expérience égyptienne confirme qu’il ne faut pas opposer revendications sociales et démocratiques, mais les lier. Le débat sur la Constitution n’est pas secondaire et ne concerne pas seulement des « élites » – les femmes de milieux populaires sont tout particulièrement concernées. Le projet de Constitution préparé par les Frères musulmans et les salafistes faisait du sunnisme la religion d’État, introduisait une conception réactionnaire de la charia (un corpus législatif et non un guide spirituel) et lui donnait un domaine d’application sans rivage. Pas de démocratie réelle dans ce cas (c’est un comité religieux et non pas le peuple qui décide de la « conformité » des lois) ni d’égalité citoyenne : les Coptes en savent quelque chose, mais aussi les adeptes d’autres dénominations musulmanes, sans parler des athées, apostats et libres penseurs…

La laïcité (secular) dans sa définition « fondamentale » – la séparation des églises et de l’État, l’absence de religion d’État – et indépendamment de ses formes multiples, est une garantie d’égalité citoyenne et l’une des conditions d’une « démocratie réelle ». C’est aussi une protection réciproque : contre l’ingérence des églises dans l’État et pour la liberté de croyance vis-à-vis de l’État.

Il y a bien entendu des conceptions de la « laïcité » qui sont liberticides et des courants laïcs qui sont bourgeois. Le cas égyptien l’illustre : au nom de la laïcité, des forces néolibérales demandent son soutien au « peuple » et soutiennent elles-mêmes la dictature militaire.

Les thèmes de la « laïcité » et de la « démocratie » ne justifient pas en eux-mêmes la constitution d’alliances plus ou moins stratégiques avec des forces bourgeoises. En revanche, l’indépendance de classe et populaire se construit en tous domaines – y compris celui de la Constitution – et pas seulement sur le terrain social (au sens restreint).

7. Et la géopolitique dans tout cela ? L’une des caractéristiques des mouvements populaires dans le monde arabe, à la suite de la Tunisie, est qu’ils se dressent contre les conditions sociales qu’ils subissent dans chaque pays, contre les régimes dictatoriaux qui les répriment. Ils ne sont le produit d’aucun « plan » impérialiste. Ils bousculent l’ordre régional comme ils bouleversent l’ordre national. Les puissances mondiales ou régionales réagissent à l’événement beaucoup plus qu’elles ne l’initient même si, une fois la crise ouverte, chaque impérialisme et chaque bourgeoisie pétrolière abattent leurs propres cartes.

Les puissances occidentales ont été incapables d’instaurer des transitions ordonnées sous leur contrôle ; le chaos l’emporte. Dans ce contexte, plus que par le passé, le schisme sunnite/chiite s’affirme dans l’espace régional ; mais lui aussi se heurte aux fondements sociaux des révoltes en cours et à la peur des dynamiques sectaires, des violences intercommunautaires.

Construire l’indépendance de classe, c’est refuser de se laisser instrumentaliser par un impérialisme, une monarchie pétrolière ou la théocratie iranienne. C’est aussi définir sa politique en partant de la dynamique des luttes propres à chaque pays. La géopolitique vient après. Les contradictions internes sont premières, les manœuvres des puissances mondiales ou régionales sont secondes (ce qui ne veut pas dire sans importance).

Pierre Rousset

Notes

1 Une première version de ce texte est parue sur le site d’ESSF (article 29521) : http://www.europe-solida…. Voir aussi le « rebond » suivant (article 29719) : http://www.europe-solida….

2 L’appareil d’Etat a été fracturé en Libye et en Syrie. Dans ce dernier cas, d’importantes structures d’auto-organisation populaire ont vu le jour.

3 Haitham Mohammadein a été inculpé en tant que membre dirigeant des Socialistes révolutionnaires accusés de vouloir « changer le type de gouvernement par des moyens terroristes. »

4 Voir http://www.europe-solida….