Publié le Dimanche 15 mars 2015 à 07h31.

La « promesse non transformée en acte » du gouvernement Syriza

« Changer le nom de la “troïka” en “institutions”, celui du “mémorandum” en “accord” et celui des “créanciers” en “partenaires” ne change en rien la situation antérieure. Plus d’un mois est passé et la promesse n’est toujours pas transformée en acte. Pour ma part, je demande au peuple grec de me pardonner pour avoir contribué à cette illusion. » C’est ainsi que s’exprimait Manolis Glézos, eurodéputé de Syriza célèbre pour avoir décroché en 1941 le drapeau nazi de l’Acropole, après l’accord passé entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe… 

Les élections législatives du 25 janvier dernier ont confirmé la victoire prévue de Syriza et le rejet massif des politiques d’austérité. La coalition de la gauche radicale a obtenu 36,34 % des suffrages, soit 591 000 voix de plus par rapport aux élections de 2012 (26,89 %). Syriza est arrivée en tête dans toutes les grandes villes et a fait ses meilleurs scores dans les quartiers populaires. Anel (Grecs Indépendants), l’autre composante du gouvernement de « salut national », a obtenu 4,8 % (7,1 % en juin 2012 et 10,62 % en mai 2012).

Nouvelle Démocratie, le parti historique de la droite, a enregistré un léger recul (27,81 % contre 29,26 % en 2012) et est entré dans une période de crise interne et de lutte pour sa direction. Plusieurs cadres du parti accusent l’ex-premier ministre Samaras d’avoir éloigné le parti de l’électorat du centre-droit. 

Le parti néonazi de l’Aube Dorée obtient 6,3 % des voix, un score en baisse de seulement 38 000 voix par rapport aux législatives de juin 2012 (6,92 %)  mais de près de 140 000 par rapport aux européennes de 2014 (où il avait obtenu 9,32 %, 536 000 voix). Néanmoins, fort de ses 388 000 voix, il s’installe dans le paysage politique grec et devient la troisième force parlementaire avec 17 députés et un électorat fidèle. Ceci malgré l’assassinat du rappeur Pavlos Fyssas et du jeune pakistanais Sachzad Loukman, ainsi que l’emprisonnement du président, des principaux cadres et de plusieurs militants d’Aube Dorée (72 personnes au total), accusés d’appartenance à une organisation criminelle, de tentatives de meurtre, détention d’armes et violences racistes.

Depuis, l’organisation fait profil bas, dans l’attente du procès qui pourrait avoir lieu avant la fin mai. Dans un communiqué du 28 janvier, les nazis ont approuvé la décision de Syriza de stopper la privatisation de DEH (l’EDF grec) et du port du Pirée. Il semblerait par ailleurs qu’ils mobilisent moins leurs troupes, comme l’a montré la faible participation à leur commémoration annuelle de Imia (leur fête de Jeanne d’Arc à eux) : environ 1500 manifestants le 31 janvier selon la police, contre 3500 à 4000 l’an dernier.

To Potami (« La Rivière »), une formation de centre-droit créée de toutes pièces par un journaliste de télévision peu avant les européennes de 2014, a obtenu 6 % des voix. Elle n’a pas atteint son objectif, à savoir éviter que les électeurs déçus du Pasok (PS) et de Dimar (centre-gauche) se tournent massivement vers Syriza, et fait actuellement pression sur le gouvernement pour qu’un accord soit trouvé rapidement avec la troïka. 

Les deux composantes minoritaires des gouvernements précédents ont été sévèrement sanctionnées pour la mise en place des mémorandums : Dimar disparaît du paysage politique (0,44 %) et le Pasok enregistre un score historiquement bas (4,68 %, contre encore 12,28 % en 2012). Toutefois, les syndicalistes du PS grec restent majoritaires au sein de la direction des deux centrales syndicales du public et du privé.

Le KKE, le PC grec très sectaire, enregistre un meilleur score qu’en 2012 (5,47 % contre 4,5 %). Le résultat d’Antarsya, la coalition de l’extrême gauche, reste marginal (0,64 %) quoique en hausse par rapport à 2012 (0,33 %).

Entre démoralisation sociale et espoir électoral

Le vote des couches populaires ne suffit pas à expliquer la victoire de Syriza. Tout d’abord, des couches plus larges de la population grecque ont voté pour la coalition dans le but d’éviter les nouvelles mesures d’austérité prévues par le gouvernement sortant (nouvelles hausses de la TVA et de l’âge de départ à la retraite, nouvelles coupes dans les pensions de retraite, etc.). Ensuite, il semblerait que le vote Syriza soit motivé pour beaucoup par le besoin d’améliorer, ne serait-ce qu’à la marge, le quotidien et non par des illusions sur un changement majeur grâce à un gouvernement Syriza.

Par ailleurs, sans sous-estimer l’importance des luttes menées depuis deux ans et demi, force est de constater que le gouvernement Samaras a pu imposer toutes les mesures d’austérité prévues par les mémorandums. Les défaites successives du mouvement ouvrier ont entraîné une certaine démoralisation. Selon Adedy, la centrale syndicale du public, il y a eu une baisse significative du nombre des grèves et de la participation à ces grèves par rapport à la période 2010-2011. Il semble que la voie électorale soit alors apparue plus que jamais comme l’unique possibilité de se débarrasser d’une politique qui a plongé la population grecque dans la pauvreté (4 millions de personnes touchées selon Elstat, l’Insee grec) et le chômage (25,8 % en novembre 2014).

Enfin, selon un sondage publié le 22 janvier dans le Huffington Post Greece, une personne sur deux n’avait plus peur d’une éventuelle sortie de l’euro ; il semblerait donc que la propagande du précédent gouvernement sur les conséquences néfastes du vote Syriza n’ait pas fonctionné. Cela étant dit, la possibilité d’une sortie de l’euro ne constitue pas non plus une option pour Syriza. Par ailleurs, toutes les voix discordantes au sein de la coalition ont été sommées de se taire au profit d’une prétendue homogénéité du parti. 

En effet, Syriza s’est attelée depuis deux ans et demi à débarrasser son programme des mesures les plus radicales (ainsi, on ne parle plus d’une annulation pure et simple des mémorandums, ni même d’une commission d’audit sur la dette) et à assurer la classe bourgeoise, aussi bien grecque qu’européenne, qu’elle n’a rien à craindre d’un gouvernement Syriza. Il reste qu’une victoire de la droite aurait plombé davantage le moral des travailleurs grecs, et que la défaite des partis représentant la classe bourgeoisie grecque et adoubés par la troïka est donc positive. Suffira-t-elle pour que les classes populaires s’engouffrent dans la brèche et décident d’en finir avec les politiques d’austérité ?

 

Soutien populaire mais faibles mobilisations

Selon un sondage publié le 6 février par la chaîne privée Skai, la coalition Syriza-Anel bénéficiait du soutien de 72 % des interrogés dans son effort de négociation avec la troïka, alors que 75 % se disaient confiants dans le fait que le gouvernement appliquerait les mesures annoncées.

Le contenu et les modalités d’application de ces mesures qui, selon Syriza, visent à faire face à la crise humanitaire, restent cependant flous et changeants. Le Smic à 751 euros ne serait pas pour tout de suite, mais rétabli progressivement d’ici à 2016 ; les 3500 réembauchés dans la fonction publique (sur 7000 licenciés ou mis en disposition selon Adedy) seront déduits des 15 000 embauches prévues pour 2015 dans un budget que Syriza n’a pas voté ; les privatisations en cours seront suspendues mais celles déjà réalisées seront respectées ; le 13ème mois de pension serait versé en décembre 2015 uniquement pour les retraites inférieures à 700 euros – etc.

Sans nier le caractère positif des mesures annoncées, force est de constater qu’elles ne seront réalisables que sous deux conditions : trouver les capitaux nécessaires pour les financer et que les travailleurs se mobilisent pour les imposer. Et si la hausse du Smic peut constituer une avancée dans un pays où il est descendu actuellement à 560 euros pour les plus de 25 ans, elle reste conditionnée… à l’obtention d’un emploi et surtout au paiement des salaires par le patronat : aujourd’hui, un salarié sur quatre accumule des impayés (jusqu’à 12 mois de salaire) !

Toutefois, Syriza ne compte toujours pas taxer les armateurs (dont les bénéfices fleurissent) ou la richissime Eglise grecque (le programme de Thessalonique lui accorde le statut de partenaire du gouvernement dans sa lutte contre la crise humanitaire), ni relever le taux d’imposition des sociétés. En ce qui concerne la mobilisation des travailleurs, Syriza s’est cantonnée à un appel (officieux et via les réseaux sociaux) à manifester pour le soutenir lors des rendez-vous cruciaux avec la troïka. L’appel, largement relayé par les médias, a été suivi : des milliers de personnes (20 000 à Athènes, 8000 à Thessalonique) se sont rassemblées dans plusieurs grandes villes le 15 février. Un brin de patriotisme et de fierté nationale (« l’unité de tous les Grecs » contre la mainmise de la troïka, mais pas un mot sur la bourgeoisie grecque) est bien présent dans ces rassemblements, mais ce qui les caractérise est l’envie des manifestants de dénoncer l’austérité et de défendre leur dignité. 

Ces rassemblements constituent aujourd’hui les seuls signes visibles d’une mobilisation des classes populaires. Un certain attentisme caractérise la situation actuelle : les mesures annoncées sont favorablement accueillies, y compris par les électeurs de droite, et un état de grâce semble être accordé à la coalition gouvernementale.

 

D’ailleurs, les deux centrales syndicales ne comptent pas pour l’instant mobiliser les salariés pour annuler les reculs imposés par les plans d’austérité successifs. Dans un communiqué publié le 4 février suite à une réunion avec le ministre de la fonction publique, Adedy, la centrale du public, dénonce les intentions du ministre : aucune revalorisation salariale en 2015 (« les caisses sont vides » selon le ministre), maintien très contesté du principe de l’évaluation des fonctionnaires (notamment dans l’éducation nationale), pas de réouverture des organismes publics supprimés (comme celui qui éditait les manuels scolaires, ou gérait les HLM), aucune embauche immédiate pour pallier le manque de personnel dans les hôpitaux et les écoles... En bref, application du budget d’austérité voté par le précédent gouvernement. Mais la centrale se garde bien d’appeler les salariés à se mobiliser.

Et si cela peut s’expliquer par le fait que sa direction est toujours contrôlée par les tendances syndicales proches du Pasok (34,52 % aux élections professionnelles de 2013) et de la Nouvelle Démocratie (24,35 %), il n’en demeure pas moins que META (10,4 %), la tendance liée à Syriza (quatrième force derrière la DAS du KKE, 22,2 %), ne semble pas vouloir davantage mobiliser les travailleurs. Dans un communiqué du 5 février, la tendance syndicale (au sein de laquelle les syndicalistes du Courant de gauche de Syriza sont majoritaires) souligne le caractère positif des mesures déjà annoncées mais ne propose aucune perspective claire, ne faisant qu’évoquer la nécessité de poursuivre la lutte contre les politiques d’austérité. Elle se limite à appeler aux rassemblements de soutien au gouvernement, aussi bien pour lutter contre l’austérité que pour le rétablissement de la souveraineté nationale. 

 

L’injustifiable « négociation honorable » de Syriza

Le jeu de bras-de-fer avec la troïka (la bourgeoisie grecque est toujours épargnée dans le discours et les mesures du gouvernement) est aussi responsable d’un certain attentisme de la part des travailleurs grecs. Dans la négociation engagée avec les créanciers, Syriza demandait la suspension de l’actuel plan d’ajustement structurel (le mémorandum), la prolongation de six mois de l’accord de prêt, le remplacement d’une partie des emprunts par des obligations perpétuelles et l’indexation de l’autre partie sur la croissance.

Aucune de ces propositions n’a été acceptée par l’Eurogroupe du 16 février, qui a « conseillé » à l’Etat grec de solliciter une extension du programme actuel, c’est-à-dire de continuer l’application du mémorandum. Et ceci, malgré la volonté du ministre grec des finances de renoncer à toute application de mesures qui pourraient déséquilibrer le budget, en échange de l’abandon de nouvelles mesures d’austérité. C’est dire à quel point la coalition Syriza-Anel était prête à reculer face à l’intransigeance tellement attendue d’un capitalisme européen qui ne compte pas dévier d’un iota de sa stratégie centrale : faire payer la crise aux travailleurs, rétablir à tout prix ses marges pour faire face à la concurrence internationale. Comme le président de la Commission européenne, Jean Claude Juncker, l’a déclaré au Figaro le 29 janvier, « dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités (…) Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ».

Un accord a finalement été signé le 20 février entre le gouvernement Syriza et ses créanciers. Syriza y recule sur tout : la dette sera remboursée, le mémorandum sera honoré et la troïka (nouvellement nommée « les institutions ») continuera à contrôler son application. Le 23 février devait se jouer le dernier acte de la « négociation » actuelle : la proposition par Syriza de quelques modifications des réformes imposées par la troïka, à condition que l’équilibre budgétaire soit préservé. Dorénavant, les mesures d’austérité seront décidées aussi bien par la troïka que par le gouvernement Syriza-Anel. C’est ce dont le nouveau ministre des finances grec ose se féliciter en déclarant que la Grèce… « devient coauteur des réformes et de sa destinée ». 

La capitulation face à la troïka s’accompagne d’une inquiétante continuité de l’Etat grec quant à sa politique répressive. Ainsi, le 19 févier, le gouvernement a envoyé les CRS charger une énième manifestation contre une mine d’or dans le nord de la Grèce (deux arrestations et quatre blessés). Le 21 février, les CRS ont chargé les manifestants qui demandaient la fermeture du centre de rétention d’Amigdaleza suite à la mort de deux immigrés quelques jours auparavant. Enfin, pour la présidence de la République Syriza a choisi Prokopis Pavlopoulos, ministre de l’intérieur en fonctions au moment de la révolte de décembre 2008, provoquée par l’assassinat par un policier du jeune Alexandros Grigoropoulos.

Plus que jamais, le sort des travailleurs grecs ne dépend que de leur mobilisation afin d’imposer l’annulation de la dette et de tous les plans d’austérité appliqués depuis 2010. Ici, en France, il demeure urgent d’affirmer notre solidarité avec les travailleurs et les classes populaires grecs et d’exiger l’annulation des 40 milliards d’euros de dette grecque détenus par l’Etat français.

Yanis Kastanos