Gênes, juillet 2001. La réunion du G8 suscite l’une des plus importantes mobilisations anti-/altermondialistes au tournant du siècle – mais aussi l’une des plus violentes répressions étatiques dans un pays européen : un mort, Carlo Giuliani, des centaines de blessés et d’arrestations.
Le 27e sommet du G7-G8 s’est réuni à Gênes, en Italie, les 20 et 21 juillet 2001. Du côté des mouvements progressistes, la mobilisation s’annonçait comme la plus importante alors jamais organisée contre le « directorat » des puissances et la mondialisation libérale. Plus de 10 000 manifestantEs étaient attenduEs en provenance de divers pays européens, avec de fortes délégations allemande, britannique, espagnole, française et grecque. Le Forum social de Gênes (ou GSF pour Genoa Social Forum) espérait réunir plus de 100 000 personnes le samedi, point culminant des manifestations.
Les prévisions italiennes les plus optimistes ont été dépassées. Quatre jours durant, du 19 au 22 juillet, les initiatives se sont succédé en une sorte de contre-sommet pluriel en crescendo, une lame de fond : 50 000 manifestants en défense des immigrés, puis des dizaines de milliers pour encercler la « zone rouge » (où se retrouvaient les chefs d’État sous protection policière maximale), et enfin 300 000 contre la mondialisation capitaliste et la répression étatique.
Comme souvent, les ressorts de cette mobilisation exceptionnelle étaient multiples. Elle s’inscrivait sur le plan international dans la montée en puissance des révoltes contre l’ordre néolibéral, l’entrée en lutte d’une nouvelle génération jeune et l’envol du mouvement anti ou altermondialiste sur le Vieux Continent. En Italie, il s’agissait aussi de l’une des premières ripostes de masse à la réélection en juin de Berlusconi. Face aux mesures antisociales immédiatement annoncées par le nouveau gouvernement (flexibilisation accrue du marché du travail…), les syndicats de métallurgistes avaient déjà réuni dans la rue, à la fin du mois, 300 000 personnes.
L’enjeu de Gênes, sur le plan européen, était de consolider la coordination des mouvements à l’échelle de l’Union et de reprendre l’initiative après la violente répression, un mois plus tôt, des manifestations (près de 20 000 personnes) à Göteborg (Suède), où la police avait tiré à balles réelles, provoquant un choc politique majeur.
Le Forum social de Gênes
En Italie, il s’agissait de construire dans tout le pays un mouvement opposé à la mondialisation libérale, tester de nouvelles modalités de mobilisation et de convergences militantes, élargir la capacité de riposte unitaire à Berlusconi – et affirmer l’existence d’une autre gauche, vivace, alors que la gauche institutionnelle venait d’être spectaculairement désavouée aux élections.
Le centre-gauche et la gauche institutionnelle ont senti la pression du mouvement. Les démocrates de gauche (DS, ex-PDS) ont même essayé de se refaire une virginité en annonçant à la onzième heure leur volonté de se joindre aux manifestations, avant de se rétracter en dénonçant les violences. C’était pourtant le gouvernement de centre-gauche qui avait organisé le G8, puisqu’il était au pouvoir jusqu’en mai !
Le GSF était une structure unitaire, ouverte, réunissant quelque 800 organisations. Refondation communiste (PRC) était le seul parti dans le mouvement avec son organisation de jeunesse, les Giovani comunisti (Jeunes communistes). Les gauches syndicales étaient très présentes : syndicats extraconfédéraux comme les Cobas et courants de gauche de la CGIL, ou encore la fédération des métallurgistes (la Fiom). Le monde associatif aussi (ManiTese, Lega Ambiante, ARCI – Attac venait d’être créé...) avec d’importants réseaux comme celui des centres sociaux, ainsi que des groupes pacifistes, ou les Invisibles – les Tute bianche (« Tuniques blanches ») –, partisans de la désobéissance civile active…
Le trait le plus marquant du mouvement, c’est sa jeunesse et sa diversité. Au lendemain des mobilisations, Flavia D’Angeli, alors membre de la direction des Giovani comunisti et l’une des animatrices du Forum social de Gênes, prenait la mesure de l’événement : « Le bilan est double : nous sommes frappés par la violence policière, mais aussi par le succès du GSF. Un mouvement énorme est en train de se développer. Une manif comme celle du 21, seuls le PCI et la CGIL étaient capables de l’organiser il y a un certain nombre d’années. Le GSF est en train de se transformer en Forum social italien : il va organiser la mobilisation à l’automne, ainsi que le prochain forum social de Porto Alegre. La participation des jeunes est l’un des traits fondamentaux de ce mouvement. Depuis la guerre du Golfe, on n’avait pas vu la jeunesse se mobiliser ainsi. Au stade Carlini, dès jeudi, il y avait 10 000 jeunes. Et tous ces jeunes ont subi les charges des policiers, mais sont restés là, pour manifester. Cette jeunesse exprime une grande révolte face à la mondialisation, face à la précarité qu’elle subit, dans le travail, mais aussi dans son existence. Sa révolte est très spontanée, mais pas toujours très politique. Un mouvement comme les Tute bianche, qui mène la mobilisation des jeunes, mêle une critique radicale du capitalisme et des discours parfois assez réformistes. La radicalité s’exprime davantage dans les formes de lutte que dans les contenus. Mais en tout cas, et même si on a une lecture différente de la société, il faut être à fond dans ce mouvement, qui existe à cause de la condition sociale de la jeunesse. »1
Les manifestations de Gênes ont commencé sans violence. Le jeudi, 50 000 jeunes (surtout) ont défilé en défense des droits des immigréEs, sans incident. Le nouveau gouvernement symbolisait non seulement le pouvoir de l’argent (Berlusconi représentait alors la 14e fortune mondiale), mais aussi l’extrême droite xénophobe avec en son sein certains des groupes les plus réactionnaires d’Italie comme l’Alliance nationale, d’origine fasciste et premier allié du parti de Berlusconi, Forza Italia, ainsi que la Ligue du Nord, populiste raciste.
Vendredi matin, divers regroupements «affinitaires» se sont mis en place pour encercler la zone rouge, autour de plusieurs pôles : Attac et Globalize Resistance, les Cobas… La LCR et les JCR ont décidé de manifester avec les Tute bianche et les jeunes de Refondation communiste, l’objectif de ce cortège étant d’essayer d’entrer pacifiquement dans la zone rouge. Mais ces divers pôles, tous partie prenante du GSF, ne sont pas les seuls à manifester. Sont également présents des groupes du « black bloc » qui suscitent les premiers affrontements en essayant d’y impliquer les diverses composantes du Forum social. La police prend prétexte de cette situation pour déclencher une répression d’une extrême violence.
Répression préméditée
S’il ne faut pas criminaliser celles et ceux qui se retrouvaient dans les « black blocs » (pour la majorité de jeunes radicaux), ils affichaient aussi clairement une orientation différente de celle du GSF, qu’ils taxaient de « réformiste ». Plutôt que d’encercler la zone rouge et de tenter d’y pénétrer, ils voulaient surtout s’attaquer aux « symboles » du capitalisme, des façades de banques aux vitrines de commerces ou voitures de luxe. L’action des « black blocs », facile à manipuler par la police, posait alors problème dans de nombreux pays européens. Elle a été utilisée en Italie pour déclencher une répression préparée de longue date par le ministre de l’Intérieur, Scajola. La violence des forces de l’ordre n’était pas un dérapage, mais un choix politique délibéré pour criminaliser un mouvement de contestation en pleine ascension et user de l’arme de la peur pour démobiliser les manifestantEs.
Depuis Seattle (1999), les gouvernants s’inquiétaient de voir chaque réunion internationale (FMI, G8, sommets européens...) être soumise à de véritables sièges militants. Silvio Berlusconi, pour sa part, avait bien compris l’enjeu italien de Gênes. Il ne voulait pas que son triomphe encore frais soit terni alors qu’il recevait en grandes pompes les chefs d’État des puissances mondiales. Une pression idéologique considérable a été exercée pour mettre en garde l’opinion contre le mouvement. Des semaines durant, les médias italiens, puis européens ont couvert la préparation des manifestations. Ainsi, le jour dit, la ville de Gênes était en état de siège, des barrières hautes de quatre mètres bloquant les accès à la zone rouge. La plupart des commerçants avaient fermé boutique.
La police s’est livrée à des charges et des exactions d’une violence extrême : tirs de grenades lacrymogènes à bout portant, utilisation de balles en caoutchouc, tabassages massifs… Tous les cortèges, sans exception, même les plus pacifiques comme celui des Lilliput, ont été frappés par une répression qui a fait quelque 600 blessés. Carlo Giuliani, 23 ans, est tué, touché à la tête par des balles réelles avant d’être écrasé par un véhicule blindé de la gendarmerie (carabinieri).
Face aux violences policières du vendredi, un appel a été lancé pour que la manifestation du samedi soit la plus massive possible : 300 000 personnes se sont retrouvées place Sturla pour une manifestation à la fois grave et très déterminée. Les forces de l’ordre ont à nouveau chargé, pour briser le cortège en plusieurs endroits.
Dans un climat de terreur policière et après le départ des manifestants étrangers, le dimanche 22, les forces de l’ordre ont investi l’école Diaz où se trouvait le centre de convergence des médias alternatifs. Matériel saccagé, disques durs saisis... Les 307 personnes qui y dormaient sont pour la plupart arrêtées puis séquestrées pendant trois jours à la caserne de Bolzaneto. Elles y subissent de nombreux sévices, violences et humiliations : insultés, sommés de chanter des chants fascistes, frappés à coups de matraque, giflés, obligés de rester des heures durant les jambes écartées, les bras tendus contre le mur – filles dénudées et moquées, garçons frappés dans les testicules, atmosphère de lynchage… La raison de cette intervention semble bien être la recherche de photos et d’une vidéo démontrant l’infiltration de certains groupes du « black bloc » par la police, et non la recherche d’armes comme il était officiellement affirmé.
Pour Claudio Sabattini, secrétaire de la Fiom, fédération CGIL des métallurgistes : « Ce fut un acte de terrorisme. [Ils] ont sauvagement et gratuitement frappé des gens sans défense, dans un style sud-américain. […] Dans les années 1980 à la Fiat, on a voulu établir une équation entre conflit social et terrorisme. Aujourd’hui on voit le même schéma, c’est ainsi que le gouvernement veut affronter chaque mouvement d’opposition, pour l’étouffer dans l’œuf ». La Fédération nationale de la presse (FNSI, syndicat unitaire des journalistes italiens) a dénoncé « la dramatique agression contre le centre de presse et le siège légal du GSF de la part des forces de l’ordre, un blitz sans discernement, violent, et disproportionné par rapport à son objectif ». La FNSI souhaite que « la magistrature fasse immédiatement la clarté sur cet assaut et que le ministre de l’Intérieur explique les raisons de tant de violences. Les forces de l’ordre ont détruit des ordinateurs et du matériel de radios privées, elles ont frappé et blessé des journalistes et des collaborateurs de titres nationaux et locaux, rendu inutilisable un réseau informatique. À tous les journalistes, sans en exclure aucun, attachés à garantir l’information dans une situation des plus difficiles, et à ceux qui ont été blessés, va la solidarité de la FNSI ».
C’est une répression sans précédent dans un pays d’Europe occidentale depuis un quart de siècle. Elle provoque en retour un élargissement de la mobilisation : la peur ne fait pas la loi. Comme le relate Flavia D’Angeli, « Après Göteborg et parce que Gênes s’annonçait comme un rendez-vous massif, on s’attendait à un certain niveau de répression, mais jamais nous n’aurions pu imaginer quelque chose d’aussi violent et grave. Depuis 25 ans, jamais la police n’avait tué un manifestant en Italie. Le gouvernement et le ministre de l’Intérieur défendent la police et le carabinier qui a tué Carlo Giuliani, ce qui évoque davantage un régime policier qu’une démocratie, tout comme l’attaque du siège du Genoa Social Forum (GSF), qui a eu lieu parce que venaient d’être diffusées des images montrant que le « black bloc » et la police étaient coordonnés.
« La réponse est incroyablement massive. Vu qu’une grande partie des acteurs de ce mouvement sont des jeunes qui n’ont jamais connu de tels affrontements avec la police, on pouvait s’attendre à une réaction de peur. C’est le contraire qui se passe. Des manifestations ont aussitôt eu lieu, et la coordination du GSF a appelé à une journée de mobilisation mardi. La participation est énorme, surtout pour cette période de l’année. Lundi il y avait 200 000 personnes à Milan, 5 000 à Bologne dimanche, et il y a eu des milliers de personnes dans de petites villes et villages...»
Un point d’inflexion
Gênes a représenté un très important point d’inflexion dans le développement des résistances à la mondialisation capitaliste en Europe. Le choix du nom de Forum social de Gênes affirmait une filiation avec le Forum social mondial de Porto Alegre (Brésil). Le processus prenait pleinement pied dans l’Union européenne.
Depuis des années, des conférences internationales de tous ordres, souvent à dominante ONG, se réunissaient, mais de façon largement décousue. Cette fois-ci, les initiatives s’enchaînaient, la précédente nourrissant la suivante, enclenchant une dynamique d’accumulation de forces militantes et d’extension des réseaux. C’est par exemple à Nice, en décembre 2000, lors des mobilisations contre le sommet de l’UE, que des mouvements français ont décidé de préparer Gênes. Chaque rencontre ou mobilisation permettait de renforcer des liens de confiance entre des équipes militantes très diverses, donnant naissance à une véritable trame solidaire internationale ; l’apprentissage de nouvelles pratiques unitaires se généralisait. Simultanément, le centre de gravité du processus se déplaçait vers les mouvements sociaux et l’implication de composantes syndicales commençait à se renforcer.
Gênes s’est ainsi inscrite dans un processus transcontinental qui a débuté bien avant Seattle (1999), puis a pris forme lors de conférences militantes comme à Bangkok et Genève d’où, en juin 2000, a été lancé l’appel international pour le Forum social mondial de Porto Alegre. Dès l’origine, le FSM s’est, entre autres, constitué comme « un mouvement de mouvements », une caractéristique sans laquelle on ne peut pas comprendre son extraordinaire dynamisme, son inventivité initiale, sa très rapide extension géographique et sa capacité rare à s’élargir tout en se radicalisant face à la violence des politiques néolibérales.
Après celle de Göteborg, l’expérience de Gênes à ouvert au sein du mouvement anti-/altermondialiste un débat parfois difficile sur la violence. Mais elle a surtout manifesté la capacité de jeunes générations militantes à résister à la répression et aux menaces gouvernementales. Une capacité qui allait se révéler précieuse quelques mois plus tard quand, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le mouvement allait être la cible d’une vaste offensive idéologique et politique pour sa remise au pas au nom de la lutte antiterroriste.
Pierre Rousset
1. Interview parue dans Rouge n° 1933 du 26 juillet 2001. Les citations sont tirées de ce numéro. Flavia D’Angeli est aujourd’hui une dirigeante de Sinistra critica (Gauche critique) en Italie.