Publié le Lundi 20 octobre 2014 à 18h48.

Le renouveau du syndicalisme enseignant américain

Article publié sur “Terrains de lutte”. Cela faisait 25 ans qu’ils ne s’étaient pas mis en grève. En septembre 2012, les enseignant-e-s de Chicago, troisième ville des Etats-Unis, ont lancé l’une des plus grandes grèves de l’histoire récente du pays. Mobilisés en masse contre la privatisation du système éducatif, la fermeture de nombreux établissements dans les quartiers populaires à forte majorité afro-américaine et/ou latino, les réductions budgétaires drastiques et la dégradation des conditions de travail, les enseignant-e-s et leur syndicat, la Chicago Teachers Union, ont redonné vie au syndicalisme en rompant avec ses routines bureaucratiques et gestionnaires. La grève des enseignant-e-s de Chicago a remporté une victoire décisive contre les politiques austéritaires néolibérales du maire démocrate Rahm Emanuel, qui cherchait à mettre en place une rémunération au mérite ou licencier des enseignants récalcitrants. La grève de 2012 représente ainsi un immense espoir non seulement pour les enseignants, mais pour le mouvement ouvrier et la gauche en général. Dans le texte qui suit, publié en anglais sur le site Labor Notes, le journaliste Jeff Abbott met en lumière les liens internationaux entre enseignant-e-s qui ont sous-tendu la grève. Qui a dit que l’internationalisme du mouvement syndical était une relique du passé ?

 Un vieil enseignant grec l’a récemment abordée à une conférence internationale d’enseignants, se rappelle Kristine Mayle, du Syndicat des enseignant-e-s de Chicago (Chicago Teachers Union, CTU) et, malgré son anglais approximatif, lui a récité les paroles de la chanson « Chicago Teacher » du groupe de rap Rebel Diaz.

Les enseignant-e-s qui sont confrontés à des conditions de travail similaires s’inspirent les uns les autres, par-delà les frontières. Il y a quelques années, c’étaient les enseignant-e-s de Chicago qui tiraient leur inspiration des enseignant-e-s canadiens et mexicains.

Tout a commencé par une conférence de la Coalition tri-nationale (Tri-National Coalition), un groupe fondé en 1993 pour réunir les enseignant-e-s des trois pays, qui se préparaient à l’attaque contre l’éducation publique qu’ils voyaient poindre avec l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

 

« Un autre syndicalisme »

En avril 2008, Jackson Potter a pris l’avion pour assister à la conférence, organisée cette année-là par le syndicat des enseignant-e-s de Los Angeles (United Teachers of Los Angeles, UTLA). A l’époque, Potter était professeur d’histoire au lycée Englewood High, dans le sud de Chicago. Avec d’autres militant-e-s de base et des membres de la communauté, il luttait alors contre les fermetures d’écoles dans la ville, sans aucun soutien des permanents et délégués syndicaux.

« La Chicago Teachers Union n’a rien fait pour empêcher les fermetures, explique Pauline Lipman, directrice du groupe Collaborative for Equity and Justice in Education et professeure à l’Université de l’Illinois à Chicago. Les enseignant-e-s ont été obligé-e-s d’agir en dehors des cadres du syndicat et de travailler avec la communauté et les parents. »

C’est Lipman qui a parlé de la conférence de la Coalition tri-continentale à Potter, qui y a découvert les exemples d’un tout autre syndicalisme enseignant venant du Mexique et du Canada. D’après Lipman, « ce sont des syndicats qui font preuve d’un courage énorme. Ils ne se contentent pas de lutter pour les enseignants, ils remettent en cause le programme néolibéral tout entier. » Concrètement, cela veut dire lutter contre les privatisations et les réductions budgétaires.

Potter ne savait pas trop à quoi s’attendre à Los Angeles. Mais la conférence lui a fait découvrir la tendance des éducateurs progressistes pour l’éducation (Progressive Educators for Action Caucus, PEAC), le groupe qui venait tout juste de prendre la tête de l’UTLA[1]. « Leur organisation était très différente de la nôtre, dit Potter. » Et cela lui a permis « de commencer à réfléchir à toutes les différences qui pourraient émerger et qu’on pourrait ressentir [à tout ce qui pourrait concrètement changer ?] si on était capables d’influer sur les décisions syndicales et sur le rapport aux adhérents. »

 

S’inspirer d’une grève illégale en Colombie britannique (Canada)

La conférence s’est déroulée sur trois jours ; ses ateliers étaient bondés, les intervenants étaient nombreux. Potter rencontra également Jinny Sims, de la Fédération des enseignant-e-s de Colombie britannique (British Columbia Teacher’s Federation, BCFT), province du Canada située sur la côte Ouest. Elle avait mené une grève illégale après le rejet par le gouvernement libéral des revendications des enseignant-e-s, qui demandaient de meilleures conditions de travail dans les classes, le droit à la négociation collective et une augmentation salariale convenable.

Au bout d’une semaine de grève, la BCFT était accusée de contrevenir à une décision du Bureau administratif des relations de travail (Labor Relations Board) et ses fonds étaient gelés. Mais la population locale se joignit alors aux enseignant-e-s, leur manifestant son soutien et leur distribuant de la nourriture. Deux semaines plus tard, les enseignant-e-s victorieux/ses retournaient à leurs salles de classe avec un nouveau contrat en poche, bien qu’ils n’aient pas obtenu le droit à la négociation collective.

Potter raconte que « Sims a été très honnête sur les risques qu’ils avaient pris, et sur la nécessité d’impliquer la communauté et toute la population autour de ces questions décisives : comment peut-on mieux équiper les salles de cours, comment peut-on limiter le nombre d’élèves par classe, comment faire le pont entre les valeurs que nos membres défendent et celles de la communauté pour qui nous œuvrons ? »

« Pour moi, ça a été évident, ajoute Potter. Elle mettait le doigt sur quelque chose que nous essayions de mettre en place à Chicago. » A son retour, Potter a proposé d’organiser un courant dans le syndicat. Quelques mois plus tard, Sims rencontrait 35 enseignant-e-s de Chicago intéressés par ce projet. « Les gens se mettaient soudain à piger des trucs, explique Potter. C’est exactement ce dont on avait besoin pour relancer le syndicat. »

L’histoire des enseignant-e-s de Colombie britannique a été une source d’inspiration pour les tendances progressistes de la CTU. « Ils avaient pu bloquer toute la ville de Vancouver parce qu’ils avaient noué des liens avec les parents d’élèves, les communautés locales et d’autres syndicats, rapporte Karen Lewis, qui est par la suite devenue présidente du CTU. Pour nous à Chicago, [Sims] était la voix de la résistance. »

Sims, qui est désormais députée au parlement canadien, dit qu’elle aussi a été « incroyablement inspirée et enthousiasmée » par les enseignant-e-s de Chicago et par le courant qu’ils ont formé, CORE. « Ils voulaient réussir à faire la différence, y compris sur les façons d’enseigner. » Sims et la BCFT ont continué d’apporter leur soutien aux enseignant-e-s de Chicago pendant la préparation de la grève de 2012 où, une fois de plus, le soutien de la société a fait toute la différence.

 

Les liens étroits avec les enseignant-e-s révoltés d’Oaxaca (Mexique)

Les enseignant-e-s mexicain-e-s ont, eux aussi, inspiré CORE. Grâce à un documentaire projeté à la conférence de la Coalition tri-nationale sur la révolte de 2006 dans l’État d’Oaxaca, au cours de laquelle les enseignant-e-s se sont alliés avec d’autres secteurs populaires contre la corruption de l’Etat.

La révolte était menée par une section syndicale radicale, la Sección 22 des syndicats enseignants mexicains SNTE et CNTE. Les enseignant-e-s s’étaient mis en grève pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail et un soutien accru aux écoles rurales. La grève s’est transformée en révolte, certains demandant la démission du gouverneur Ulises Ruiz Ortiz après que ce dernier avait envoyé 3 000 policiers pour déloger les grévistes.

« Les profs mettaient leur vie en jeu, c’était clair. Certains sont morts pendant la révolte populaire, raconte Potter. » Les profs mexicains insistaient aussi sur la corruption de leurs dirigeants syndicaux nationaux, qui « s’en prenaient aux intérêts de leurs propres membres pour garantir leurs privilèges. »

Potter a rencontré Maria de la Luz Arriaga, professeure à l’Université autonome de Mexico, qui a étudié l’impact des politiques néolibérales sur l’éducation. « Mariluz m’a accueilli à bras ouverts lorsque je suis arrivé comme représentant de Chicago, elle a tout de suite accepté mon groupe dans la coalition, explique Potter. » Elle a souligné que les attaques contre les enseignant-e-s et leurs syndicats, la compression des budgets des écoles et la standardisation des modèles d’enseignement font partie d’un stratégie plus globale de consolidation du pouvoir des entreprises.

Les deux syndicats continuent d’entretenir des liens très forts. La CTU a même envoyé en 2013 une délégation à Mexico pour participer à la manifestation des enseignant-e-s mexicain-e-contre les réformes draconiennes du système éducatif que propose le président Enrique Peña Nieto. Là encore, c’est la Sección 22 qui a mené la manifestation.

Nancy Serrano, l’une des fondatrices du caucus latino de la CTU, faisait partie de la délégation. « Je suis allée au Mexique en pensant qu’il s’agissait d’une lutte qui ne concernait que les Mexicain-e-s, dit-elle. Mais en repartant, j’étais intimement convaincue que la lutte était en fait internationale. Les points communs avec les Etats-Unis sont tellement nombreux ! » Parmi ces points communs, l’utilisation des fonds publics normalement alloués à l’éducation publique qui sont redirigés vers les entreprises. Comme le dit Lewis, « il est injuste de décider qui mérite une éducation de qualité et qui ne la mérite pas : c’est contre ça que nous nous battons ».

 

Un mouvement social en devenir

Les relations entre les enseignant-e-s de Colombie britannique et d’Oaxaca ont permis d’alimenter « l’émergence de la CTU en tant que mouvement social », indique Lipman. Les trois syndicats se sont appuyés sur les liens très forts avec la population locale pour s’opposer aux réformes anti-profs et anti-élèves. Selon Potter, les stratégies politiques qu’ils ont mises en place se fondent sur « une analyse de ce qui est en train de se passer, et de la manière dont les gens sont capables de résoudre les problèmes par eux-mêmes ».

Aux Etats-Unis, l’exemple de Chicago a inspiré des dizaines de syndicats enseignants et de groupes en leur sein pour élaborer leurs propres versions de l’exemple CTU. Un réseau national s’est constitué qui permet d’échanger des informations et des conseils stratégiques. Après avoir été battue une première fois, une coalition incluant des militants de PEAC a récemment repris le contrôle du syndicat enseignant de Los Angeles.

En attendant, la Coalition tri-nationale continue de s’étendre, invitant des délégués de Porto Rico, du Chili, d’Equateur et du Japon. Cette année, ce sont les enseignant-e-s de Chicago qui ont organisé la conférence de la coalition. A la suite de quoi une coalition tri-nationale étudiante a vu le jour. Les syndicats continuent de se renforcer mutuellement. « La CTU a été reconstruite depuis la base, raconte Jim Iker, actuel président de la BCFT. Nous, en Colombie britannique, ça nous a inspirés. »

 Jeff Abbott

Jeff Abbott est journaliste indépendant. Il vit actuellement au Guatemala et travaille sur les droits de l’homme, les mouvements sociaux et les questions d’éducation, d’immigration et de propriété terrienne aux Etats-Unis, au Mexique et au Guatemala.

[1] Aux Etats-Unis, plusieurs tendances (caucus) peuvent coexister dans le même syndicat, unité organisationnelle de base. Ce syndicat peut ensuite appartenir – ou non – à une fédération nationale, les deux plus importantes étant l’AFL-CIO et Change to Win (NdT).