Carlos Carcione, Stalin Pérez, Juan Garcia, Gonzalo Gomez, Zuleika Matamoros, Alexandre Marin *
La disparition de Chavez ouvre un nouveau chapitre dans la lutte féroce pour la distribution de la rente pétrolière dans le contexte d’une situation d’attaque globale contre les acquis sociaux qu’a construits le processus bolivarien. Si les mesures annoncées par le ministre des Finances Merentes sont appliquées, nous perdrions l’un des principaux acquis de la révolution. Et viendrait à s’approfondir un processus de contre-réformes, voie vers un retour rapide à l’ordre du jour néolibéral.
Chávez a consacré une partie essentielle de la rente pétrolière à répondre aux besoins fondamentaux de la population et une autre part à orienter les investissements de l’État en fonction d’un plan de développement.
Caracas, le 22 Septembre 2013 - article publié sur Inprecor
Le ministre des Finances, Nelson Merentes, a annoncé le 17 septembre, dans un entretien exclusif avec Globovisión, que dans quelques semaines sera mis en place un nouveau système d’octroi de devises, qui s’ajoutera aux deux qui existent déjà.
Se rendant aux arguments qu’élaborent les économistes libéraux, alignés sur les intérêts du grand capital local et du capital financier, le gouvernement est prêt à octroyer les dollars exigés par les employeurs dans le cadre des accords qu’ils ont négociés pendant les cinq derniers mois avec le ministre. Négociation sur laquelle le gouvernement national parie à tort et sans résultats positifs en vue.
Pendant ce temps, l’inflation, la spéculation, l’usure éhontée sur les prix ainsi que les pénuries et l’accaparement des produits de première nécessité tels que la nourriture et les médicaments les plus indispensables font partie du décor planté par le capital, dénoncé par le gouvernement, mais toléré par les sommets de la bureaucratie de l’État afin de faire pression pour cette issue des négociations.
Du même coup ils augmentent de manière extraordinaire la mauvaise humeur au sein du peuple bolivarien face à l’incapacité du gouvernement du président Maduro à résoudre ces problèmes.
Qu’on ne s’y méprenne pas, ce que nous vivons aujourd’hui, sans la présence physique du commandant Chávez, est un nouveau chapitre dans la lutte féroce pour la distribution de la rente pétrolière. Et nous le voyons dans le contexte d’une situation d’attaque globale contre les acquis sociaux qu’a construits le processus bolivarien. Nous traversons une situation où se dessinent et se déploient de profondes contre-réformes en opposition au modèle chaviste. Un pas sur le chemin au bout duquel, selon certains économistes, le FMI nous tend ses bras.
Le commandant Chávez a consacré une partie essentielle de la rente pétrolière pour répondre aux besoins fondamentaux de la population et une autre part importante à orienter les investissements de l’État en fonction d’un plan de développement stratégique. Merentes et avec lui le gouvernement, en revanche, cèdent à la pression de la vieille oligarchie et de la nouvelle bourgeoisie rouge. Dans cette guerre économique le perdant est le peuple bolivarien qui vit de son travail et qui voit avec indignation s’évaporer son salaire et les revenus de la famille. Il est nécessaire de mettre sur pied le dispositif de lutte que ce peuple a montré aux moments critiques du processus pour infléchir ce cours qui nous conduit à perdre la révolution.
I. L’octroi de dollars pour « l’importation » est la manière dont l’oligarchie s’approprie la rente pétrolière
Lorsque la révolution bolivarienne, issue de la victoire contre le coup d’État d’avril 2002, écrase la grève-sabotage (1) et inflige une déroute à la prétendue « méritocratie » pétrolière, c’est là qu’on a pu commencer à construire la politique sociale et le projet de plan de développement de la nation.
Deux mesures fondamentales de la politique économique souveraine sont celles qui ont permis de mettre en place, dans un court laps de temps, la reprise économique du pays, qui avait perdu, durant ces plus de 60 jours de sabotage criminel, 30 milliards de dollars. Ces mesures furent les suivantes :
— le contrôle par l’État, pour financer ses politiques, de la plupart des ressources obtenues par la compagnie pétrolière d’État PDVSA, anciennement gérées à la discrétion de la « méritocratie ».
— et le contrôle des changes pour que ce soit l’État seul, grâce au monopole de la gestion de la devise internationale, qui oriente les dépenses d’investissement et l’allocation des fonds issus de la rente pétrolière, et pour éviter la fuite des capitaux.
Quelques chiffres permettent de comprendre ce que nous venons de dire : en 2000, les exportations de PDVSA se sont élevées à 50 000 millions de dollars et PDVSA n’a remis à l’État vénézuélien que 20 % de ses recettes, soit 10 000 millions. Alors que les 80 % restants ont été utilisés par les « gens du pétrole » pour les dépenses de fonctionnement et reversements au capital international pétrolier (Shell, Exxon Mobil et autres). À l’opposé, en 2012, sur un montant de près de 100 000 millions de dollars de PDVSA, l’État vénézuélien a reçu près de 60 %, un peu plus de 57 000 millions d’euros, tandis que les charges d’exploitation étaient d’un peu plus de 30 000 millions, soit un bénéfice net de 10 000 millions.
En d’autres termes, ce que reçoit l’État des ressources pétrolières a été multiplié par 3 en chiffres absolus, en 12 ans seulement.
Par ailleurs, pour comprendre l’effet qu’eut alors le contrôle des changes il faut se rappeler ceci : durant les mois du coup d’État et du sabotage, l’oligarchie a fait fuir du pays 28 500 millions de dollars, à quoi il faut ajouter les 30 000 millions perdus par l’absence de production durant la grève patronale et le sabotage (la somme représente un montant plus élevé que le chiffre d’affaires annuel de PDVSA de l’époque). L’application du contrôle des changes a freiné la fuite des capitaux pendant un certain temps et a permis d’orienter l’utilisation des dollars pour mettre en place l’alimentation de la population, c’est l’époque du lancement de la mission Mercal (2) et aussi des premières missions dans l’éducation et la santé… Missions qui eurent en leur temps un grand impact social et qu’il faudrait aujourd’hui évaluer et relancer sous contrôle social car, malheureusement, elles sont presque paralysées.
Ce sont aussi bien les débuts de la planification et le commencement de la construction d’infrastructures indispensables pour accomplir un véritable plan de la nation comme le Chemin de fer du centre et de nouveaux barrages en aval du Guri (tout cela autofinancé et dans l’exercice de la souveraineté nationale, sans recours au FMI ni à la Banque Mondiale).
Au-delà de la déformation et de la corruption auxquelles a abouti l’actuel contrôle des changes, qui rendent nécessaire une révision de son fonctionnement et le châtiment exemplaire des hauts fonctionnaires corrompus ainsi que de leurs complices privés, c’est un fait que ce mécanisme lui-même s’est montré hautement efficace pour relever le pays de l’énorme désastre économique et social provoqué par le sabotage pétrolier. Cette efficacité provient du contrôle de notre principale ressource, tel qu’il n’avait jamais existé, combiné au contrôle des changes.
Aujourd’hui, le plan de l’oligarchie locale et du capital financier est le même : s’approprier la plus grande part possible de la rente pétrolière, c’est la base matérielle de la guerre économique que nous vivons.
Une fois perdu le contrôle direct sur PDVSA, l’offensive contre le système d’allocation des devises est la façon dont cette oligarchie parasite et improductive compte s’approprier un pourcentage plus important de la rente. En d’autres termes : des dollars grâce auxquels cette rente peut fonctionner comme un instrument d’accumulation du capital ou comme thésaurisation des gains usuraires des entrepreneurs et des banquiers.
Derrière les négociations entre le gouvernement et l’oligarchie menées à bien par Merentes, la crise actuelle reflète une offensive pour l’accès aux dollars par lesquels se quantifie la rente. Ce que nous voyons est en fait une offensive ouverte de l’oligarchie, clairement alliée avec des secteurs de la bureaucratie de l’État, pour le contrôle de l’appropriation de la rente. Offensive à laquelle le gouvernement est en train de céder à la table des négociations.
II. Un système conçu pour l’accumulation illégitime du capital
Le système dont le gouvernement se porte garant et que le ministre Merentes présente comme transparent masque en fait un mécanisme d’accumulation de capital et d’accaparement de caractère mafieux.
Il pourra devenir légal si, comme on l’annonce, l’Assemblée nationale l’approuve. Mais il sera irrémédiablement illégitime et désavoué à juste titre par le peuple bolivarien mobilisé parce qu’il rompt avec l’héritage de Chávez dans le domaine économique.
Le secteur privé de l’économie, quelle qu’en soit la couleur — jaune (3), blanc (4) ou rouge de chez rouge (5) —, a accumulé d’énormes quantités de dollars à travers un processus de « conchupancia » (6), de complicité ou partenariat direct avec la bureaucratie et les secteurs qui gèrent le système d’État de contrôle des changes. Et dans une moindre mesure grâce à des mécanismes légaux, mais spéculatifs, comme la possession de titres de la dette souveraine de l’État ou de PDVSA.
Voyons comment cela se traduit dans les chiffres : selon des données citées par plusieurs économistes et qui, nous le constatons, se trouvent sur le site web de la Banque centrale du Venezuela, vers la fin de 2012, sur les 290 866 millions de dollars que le Venezuela détenait en actifs à l’étranger, la majeure partie, 160 279 millions, correspond au secteur privé, et la plupart se trouvent dans des comptes bancaires, c’est-à-dire qu’ils sont immédiatement disponibles.
Sur ce total, seulement 60 000 millions, soit environ un tiers, correspondent à des titres de la dette souveraine de l’État ou de PDVSA, émis par le processus bolivarien, c’est-à-dire que ce sont des placements supposés « légaux ». Le reste, les deux autres tiers, sont le produit de deux mécanises illégaux, autrement dit de crimes contre l’État :
— une partie est un produit de la surfacturation des importations ;
— l’autre vient de la manipulation des prix des titres financiers qui se négocient sur les places financières. Ou directement du vol éhonté sans armes et à visage découvert comme ce qui s’est produit dans l’affaire du SITME (7).
Mais le remède proposé par Merentes est pire que le mal. Et ce n’est pas nous qui le disons, mais il a déjà été testé auparavant avec des résultats catastrophiques pour l’économie du pays.
Le nouveau système proposé par le ministre est similaire à celui qui a été supprimé en 2010 par le commandant Chávez, suite à la crise bancaire de la fin 2009, la crise la plus importante que le secteur a connue en quinze ans de processus bolivarien. Il est bon de rappeler que lors de cette crise bancaire — où onze banques ont été l’objet d’une intervention puis fermées — le système appelé « dollar permuta » (8) exploité par les firmes de courtage et les banques a fonctionné comme l’instrument nécessaire de l’escroquerie bancaire qui a permis la fuite de 30 000 millions de dollars. Ce à quoi aboutirait le nouvel instrument proposé est la légalisation de la fuite des capitaux.
III. Combien faut-il de dollars pour importer ?
Avec le chantage au manque de dollars, le secteur privé de l’économie nationale provoque des pénuries, l’inflation et les prix usuraires. Dans le même temps il exige qu’on lui alloue plus de dollars pour augmenter les importations de biens et services à consommer.
Cependant, le présupposé manque de dollars de cette équation est faux, et donc toute l’équation est fausse. Tout aussi faux l’argument selon lequel on ne peut importer ce qui manque pour répondre aux besoins du peuple.
Si nous prenons les indicateurs de la Banque centrale du Venezuela et les déclarations qui apparaissent dans la presse nationale, nous pouvons nous intéresser au développement de l’année 2012, année où il n’y avait pratiquement pas de pénurie et pendant laquelle l’inflation a été réduite de manière significative, alors que l’économie avait un niveau de croissance important, de l’ordre de 5 %.
Le montant total de dollars alloués aux importations de biens et services (compte non tenu des assurances ou des coûts de fret) de cette année-là a été, selon la Banque centrale du Venezuela, d’environ 59 339 millions. Sur ce total, le secteur privé a reçu 36 167 millions. Mais ce qui est intéressant, c’est ce qu’ont dit des des voix officielles, comme celle de l’ancienne présidente de la Banque centrale du Venezuela, Edme Betancourt. Elle a déclaré à plusieurs reprises à la presse, alors qu’elle était en fonctions, sans recevoir le moindre démenti, que sur ce montant total reçu par le secteur privé au moins 20 000 millions ont été attribués à des sociétés-écrans (privées) qui n’ont pas importé le moindre bien ou service, autrement dit il y a flagrant délit de vol.
Sans entrer ici dans le débat sur le comportement corrompu à propos de ces assignations de devises et les crimes pour lesquels il n’y a aucun fonctionnaire ou homme d’affaires en prison, ce qui est intéressant à cet égard, c’est de noter ceci : sur les 36.000 millions de dollars alloués au secteur pour les importations, 16.000 millions de dollars ont suffi à couvrir effectivement les besoins pour l’importation de marchandises traitées par ce secteur.
Plus intéressant encore est l’examen des données de la Banque centrale du Venezuela pour les deux premiers trimestres de cette année 2013 où la pénurie, la spéculation et l’usure font des ravages dans les revenus et dans les vies de ceux qui vivent uniquement de leur travail. Nous verrons alors que, au cours des six mois à propos desquels la Banque centrale dispose de données publiques effectuées, ont été alloués 27 519 000 dollars au total, dont 15 001 000 pour le secteur privé. Cela, en considérant seulement les biens, sans prendre en compte les importations de services ou de paiements pour le fret et l’assurance.
Cela signifie que, actuellement, pour les deux premiers trimestres de 2013, le comportement d’allocation de devises est similaire en volume de l’année 2012. Année où il n’y a pas eu de pénurie et où l’inflation a été réduite et où ont été volés 40 % des dollars alloués par le SITME. Selon ces données, on pourrait faire valoir qu’avec ce qui a été alloué pendant les deux premiers trimestres de cette année, ont été satisfaites la quasi totalité des attentes de dollars que le secteur privé a effectivement employés pour importer en 2012.
Il en résulte clairement que ce n’est pas un manque de dollars qui provoque les pénuries et l’inflation, c’est une offensive des secteurs privilégiés pour s’approprier la rente pétrolière.
IV. La bureaucratie d’État complice des pénuries, de la spéculation et de l’usure
Mais le secteur privé à lui seul ne pourrait pas imposer le climat de spéculation et d’usure qu’on subit dans le pays. La collaboration ou la complicité directe de la bureaucratie, qui est à la tête des postes de décision clés de l’État, est indispensable dans ce cas-là. Et il en va ainsi parce que l’État dispose des outils légaux et de la force politique pour mettre en œuvre les règles et les règlements en vigueur pour mettre un frein à cette escroquerie.
1. Inflation et usure sur les prix.
Le non-respect des prix réglementés sur de nombreux produits du panier de base (9) résulte du manque de contrôle des institutions dont c’est la tâche. La viande, la volaille et la majorité des produits alimentaires importés ne respectent pas la réglementation des prix de détail. De fait la viande qui devrait être à 29 bolivars (bs) le kilo ne se trouve pas à moins de 120 bs (10). Et il n’y a pas de sanction pour les responsables de l’importation ni pour ceux qui vendent.
Mais cela ne concerne pas seulement le prix des denrées alimentaires, c’est ce qui a lieu à tous les niveaux. Les hommes d’affaires importent des marchandises avec les dollars alloués par l’État au cours de 6,30 bs ou en reçoivent des enchères SICAD (11) à 11 ou 13 bs, mais calculent leurs prix comme s’ils avaient acheté les marchandises au prix du dollar parallèle. C’est pourquoi les prix sont multipliés par 5 dans certains cas, un véritable racket quand ils atteignent le consommateur. Sur cette tarification arbitraire, aucun contrôle et encore moins de sanctions exemplaires.
C’est ainsi que s’est mis en place un mécanisme spéculatif qui chaque semaine est à l’origine d’une augmentation des prix sans qu’il y ait aucun lien avec un changement dans la situation économique ou politique du pays.
2. Pénuries et l’accaparement.
La disparition des produits sur les rayons des marchés correspond plus à des manœuvres spéculatives qu’à un réel manque de produits. Il est notoire que l’accaparement de la part du privé, mais aussi les entraves administratives de certains secteurs de l’État, imposées par l’autorité de tutelle du secteur, provoquent une pénurie fictive. Le cas de la Estatal Industrias Diana (12) est un exemple de ce que nous disons : on a pu savoir, grâce à une lutte ouvrière, que les hangars de la société étaient abondamment garnis de produits, tandis que le ministère de tutelle refusait des directives pour la distribution et qu’on était proche de l’arrêt imminent de la production en raison du manque d’espace de stockage. Par ailleurs un mécanisme de sous-investissement de la société d’État qui produit du papier toilette l’empêche de produire à pleine capacité, ce qui couvrirait 60 % du marché. La récente décision du président Maduro d’intervenir sur la société Manpa sera une avancée si elle est mise sous contrôle social, pour faire face à l’approvisionnement dans ce secteur, en même temps qu’au retard des investissements dans l’entreprise d’État.
3. La fuite des capitaux, l’accumulation mafieuse du capital et le dollar parallèle.
Sans la « conchupancia » de ceux qui sont en charge de l’allocation et du contrôle des changes, qui ne surveillent pas les prix facturés pour les produits importés et qui ne font pas un contrôle a posteriori de ce qu’ont réellement rapporté les importations, on éviterait deux phénomènes criminels : a) la surfacturation des importations, b) les manœuvres par lesquelles des dollars sont attribués à des sociétés écrans qui n’importent ni des biens ni des services. Par exemple les 20 000 millions de dollars qui ont été perdus de cette manière par le SITME en 2012. De telles manœuvres mafieuses ne peuvent être menées à bien que si elles sont tolérées ou magouillées par des hauts fonctionnaires ou de connivence avec eux.
4. La hausse du dollar parallèle, quant à elle, doit être comprise dans le contexte des bénéfices exorbitants engendrés par les prix usuraires. Ces bénéfices démesurés, du niveau de l’escroquerie, conduisent les entrepreneurs à chercher à se débarrasser du surplus de bolivars obtenus grâce aux prix usuraires qu’ils fixent arbitrairement, et à thésauriser ces gains criminels dans un bien plus sûr et disponible à tout moment et en tout lieu, tel que le billet vert : elle est là, la véritable pression qui existe sur le dollar parallèle.
Les raisons du bond en avant, depuis l’an dernier, de ces comportements spéculatifs et criminels de la part du patronat, ainsi que de la « conchupancia » bureaucratique, doivent être cherchées du côté de la faiblesse politique extrême où se trouve le processus depuis la mort du commandant Chávez. Mais c’est surtout le résultat de la conciliation avec l’oligarchie choisie par le gouvernement pour surmonter sa faiblesse électorale de départ.
C’est ainsi qu’on laisse filer les prix usuraires avec l’illusion qu’on trouvera les produits. Mais comme tout maître chanteur sans foi ni loi, les patrons, qu’ils soient traditionnels ou « rouges de chez rouge », en veulent toujours plus. Grâce à cette « faiblesse politique » du gouvernement, ces secteurs ont cru que le moment était venu pour eux d’aller chercher les dollars de la rente pétrolière.
Telle est l’explication fondamentale du système de changes qui est apparu à la suite de cinq mois de rencontres entre les organisations patronales et bancaires et le ministre Merentes. Et ils ne se contenteront pas du nouveau « Dollar Permuta », ils ont pour objectif de reprendre le contrôle de PDVSA. C’est dans cette direction que prend sens la campagne qu’ils développent depuis des années en affirmant que l’entreprise est en faillite.
V. Changement de cap pour revenir à l’héritage de Chávez
Si les mesures annoncées par Merentes sont appliquées, nous perdrions l’un des principaux acquis de la révolution qui a bouleversé le pays et l’Amérique latine en 2002 et 2003, quand nous avons mis en déroute le coup d’État d’avril et la grève-sabotage. Et viendrait à s’approfondir un processus de contre-réformes, voie vers un retour rapide à l’ordre du jour néolibéral.
Nous serions en train de lâcher sur la table des négociations une des armes fondamentales pour décider une politique économique relativement indépendante. Et en train d’attaquer sur le terrain économique une des principales clés de l’héritage de Chávez : la gestion souveraine de la rente pétrolière et l’utilisation et l’orientation des dollars dans lesquels elle est exprimée.
Le critère de base pour un changement de cap et le retour à l’héritage de Chávez en matière d’économie est de concevoir l’économie avant tout au service des plus humbles, des dépossédés, des exploités. Et, en second lieu, de poursuivre le plan de développement de la nation, qui s’exprime à travers les plans pluriannuels Simón Bolívar, dont le dernier, qui correspond à la période 2013-2019, que le peuple a massivement ratifié le 7 octobre 2012, connu comme le Programme de la Nation. Et c’est ce que le président Maduro a promis de mettre en œuvre.
Rechercher dans des négociations avec les groupes du pouvoir économique opérant dans le pays la force politique, que le gouvernement n’a pas obtenue aux élections d’avril dernier, est une erreur fatale. Parce que ce qui se dégage de ces négociations est un plan de démantèlement des avancées des 14 années de Chávez. Et, si c’est appliqué, comme c’est le cas, par le gouvernement pour « se consolider », c’est par surcroît une naïveté suicidaire.
Nous sommes dans une situation similaire à celle de la grève-sabotage, en ce sens précis qu’a été déclenchée une offensive féroce pour le contrôle de la rente pétrolière. Pour opposer une force suffisamment dissuasive à l’offensive de l’oligarchie, quelle que soit sa couleur, il est nécessaire de déchaîner l’énergie révolutionnaire du peuple bolivarien civil et militaire.
La réaction du président Maduro, avertissant qu’il pourrait intervenir et exproprier les grands distributeurs qui accaparent les produits de première nécessité et l’intervention à Manpa (13), peut être, si elle va jusqu’au bout, un premier pas vers un tournant qui rompe avec la politique actuelle de conciliation. Le peuple bolivarien mobilisé doit exiger que le président ne s’arrête pas à ce premier pas.
VI. Quelques propositions d’urgence
Notre point de vue pour faire ces propositions, c’est de mettre un frein à l’offensive contre la révolution bolivarienne déployée par l’oligarchie et le capital financier et les secteurs bureaucratiques complices.
Nous ne voyons pas la situation comme un simple problème de conjoncture économique. Ces propositions, nous les présentons au débat du peuple bolivarien civil et militaire et des mouvements sociaux qui peuvent impulser un véritable combat pour sauver la révolution. Et nous le faisons à partir de notre place dans le cadre du peuple chaviste, bolivarien et révolutionnaire.
1. Casser les reins à la pénurie et à la spéculation. Depuis l’aggravation de la santé du président Chávez et surtout après sa mort, nous assistons à une offensive brutale de l’oligarchie dont l’arme principale est la pénurie, la spéculation et les prix usuraires afin de réduire à néant le soutien politique au processus bolivarien et au gouvernement élu à la demande de Chávez. Pour mettre en déroute cette offensive il faut des mesures radicales, parmi lesquelles nous proposons :
a) lancer le peuple bolivarien, civil et militaire, avec ses organisations sociales et politiques, à la recherche des lieux de stockage des accapareurs ;
b) confisquer tous les biens accaparés et les faire distribuer au peuple par les comités populaires qui les auront confisqués ;
c) enjoindre au gouvernement national d’exproprier sans indemnité ni rachat les accapareurs, de les incarcérer sur flagrant délit et de mettre sous le contrôle des travailleurs et des communautés les établissements expropriés.
2. Rétablir le revenu familial du peuple bolivarien au niveau d’avant la dévaluation de février. La dévaluation du 8 février a été la première étape de cette guerre économique contre le peuple bolivarien. Depuis lors a été déclenchée une spirale de hausse des prix usuraires qui a anéanti le pouvoir d’achat des salaires et autres revenus des ménages du peuple le plus humble comme les pensions, les aides sociales, etc. Dans le même temps, il y a eu une paralysie des missions sociales qui pourraient atténuer la pénurie comme Mercal, Pdval (14) et autres. Pour s’attaquer à ce problème nous proposons :
a) une politique de restructuration générale des salaires, pensions, allocations et aides sociales permettant de rétablir au niveau antérieur à la dévaluation de février le pouvoir d’achat des familles de travailleurs qui ont été frappées par la spéculation et l’usure des prix ;
b) le déploiement de Mercales, Pdvales, Abastos Bicentenarios (15) et d’autres marchés nationaux populaires et dans toutes les villes du pays, avec un fonctionnement contrôlé par le peuple bolivarien avec ses organisations : les conseils communaux, les mouvements sociaux, les syndicats, les conseils des travailleurs en liaison fraternelle avec des détachements des forces armées bolivariennes ;
c) obligation d’afficher sur les étiquettes le prix de revient à la production ou à l’importation et le prix de vente au public de tous les produits non soumis à réglementation ; expropriation sans indemnité des établissements qui ne respecteraient pas cette mesure, dont les installations seraient remises aux travailleurs et aux communautés environnantes ;
d) distribution de tous les médicaments essentiels ou des traitements prolongés par le réseau Farma Patria et le réseau de pharmacies des centres de santé publique (médicaments pour le diabète, l’asthme, le cancer, les maladies virales ainsi que les vaccins et autres).
3. Reprendre le contrôle de la rente pétrolière. La guerre économique actuelle contre le peuple bolivarien est l’expression particulière de l’offensive oligarchique pour s’approprier la rente pétrolière de tous les Vénézuéliens, exprimée dans les dollars que PDVSA fournit à l’État de la République bolivarienne du Venezuela. Cette lutte s’exprime notamment à travers l’allocation de ces dollars pour des opérations d’importation. La récupération et la défense de la rente qui appartient au peuple vénézuélien est la défense, la protection et le contrôle de ces devises. Nous proposons donc :
a) la suspension immédiate de toutes les licences pour opérer comme importateurs octroyées aux entreprises privées qui ont reçu des dollars du SITME, jusqu’à ce qu’elles prouvent qu’elles n’ont pas surfacturé et escroqué le peuple bolivarien ; la saisie des comptes bancaires locaux et la requête internationale de blocage des comptes à l’étranger afin de vérifier que la source de ces fonds est légale ;
b) la destitution et le jugement de tous les fonctionnaires de l’État responsables directs ou politiques de l’allocation de dollars à des sociétés-écrans ; ils doivent prouver qu’ils n’ont pas participé à des trafics de devises ;
c) toutes les opérations du commerce international doivent être prises en main par l’État à titre provisoire et leur mise en œuvre doit être rendue publique par le biais de mécanismes appropriés, (presse, sites web, etc.) pour assurer le contrôle social de ces opérations ;
d) la création d’un organe de pouvoir révolutionnaire contre la spéculation et l’usure, avec à sa tête une équipe choisie parmi les organisations sociales et à la tête de celle-ci à un fonctionnaire avec pleins pouvoirs et qui puisse compter sur le soutien populaire ; ce qui signifie qu’il soit élu au suffrage universel direct du peuple vénézuélien et susceptible de révocation immédiate s’il ne remplit pas sa fonction.
4. Entamer maintenant le débat sur le modèle productif et la mise en œuvre du Programme de la Nation (Plan de la Patria). Nous sommes conscients que la dépendance actuelle de l’économie vénézuélienne à l’égard de la rente pétrolière est un obstacle au développement pleinement souverain et indépendant du pays. L’utilisation du privilège de la rente impose à une révolution comme la nôtre l’obligation de concevoir un nouveau modèle productif, susceptible de développer les potentialités du peuple bolivarien.
Il y a beaucoup de questions et de mécanismes à discuter et nous ne pourrons le faire que dans un processus constituant. C’est-à-dire avec la participation directe et démocratique du peuple bolivarien et de ses organisations.
Depuis la situation de l’agriculture et la conception d’un plan garantissant que nous, Vénézuéliens, produisions la plupart des aliments que nous consommons. Jusqu’au plan d’infrastructures nécessaires au développement du pays. Quelles industries stimuler et comment impulser les formes de propriété qui se trouvent dans la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela. Les limites de la propriété privée, mais par-dessus tout, la fonction et les mécanismes de contrôle de la propriété sociale et de la propriété de l’État.
Nous devons inclure également une discussion sur un nouveau système financier, un nouveau type de relations de change avec le marché mondial, le commerce international, la politique d’incitations à la production et un système fiscal qui élimine les inégalités causées, par exemple, par l’abus de la TVA.
Nous ne pouvons pas reporter ce débat à un moment plus favorable. C’est maintenant qu’il faut le développer en nous mobilisant comme si nous étions dans une nouvelle Bataille de Santa Inés (16). Parce que notre peuple, comme tous les peuples agressés par le capital, doit savoir pourquoi il mène ses batailles. Si nous ne définissons pas clairement l’objectif de cette nouvelle étape de la Révolution bolivarienne, nous n’arriverons pas à donner à notre peuple un moral de vainqueurs dans la guerre économique actuelle.
Nous appelons les organisations sociales et politiques révolutionnaires, l’organisation militaire de notre peuple, la FANB (17) et tous les mouvements qui ont rendu possible jusqu’à ce jour la Révolution bolivarienne à promouvoir ensemble cette lutte. ■
* Carlos Carcione, Stalin Pérez, Juan Garcia, Gonzalo Gomez, Zuleika Matamoros et Alexandre Marin, sont militants de Marea Socialista. Cet article a été d’abord publié par le site web alternatif de débat et d’information Apporea, créé en mai 2002 à l’initiative de l’Assemblée populaire révolutionnaire : http://www.aporrea.org (Traduit de l’espagnol par Jean-José Mesguen).
Notes
1. La paralysie de l’industrie pétrolière en 2002-2003, plus grande grève patronale de l’histoire sudaméricaine.
2. Ma mission Mercal (MERcado de ALimentos — marché d’aliments) est un programme de distribution subventionnée de nourriture, créé le 24 avril 2003.
3. Allusion à la couleur jaune du « liberalismo amarillo » de la fin du XIX° siècle.
4. Allusion au « partido blanco », c’est-à-dire l’Action démocratique (AD), membre de l’Internationale socialiste, opposé à Chávez.
5. « Rojo rojito », la couleur préférée de Chávez.
6. Terme typiquement vénézuelien, équivalent de « concubinage », utilisé politiquement pour désigner des alliances illicites, combines, magouilles.
7. Sistema de Transacciones con Títulos en Moneda Extranjera, à qui le groupe Banplus a volé des quantités considérables de dollars en traitant au profit de 10 entreprises dont 9 étaient fictives. Les dollars récupérés étant revendus sur le marché parallèle des devises.
8. Un système de change parallèle de la monnaie nationale vénézuélienne, le bolivar (Bs), fondé sur les bons de la dette.
9. « Cesta básica », un ensemble de produits de première nécessité.
10. Au cours officiel du bolivar en novembre 2013, respectivement 3,19 € et 13,2 €.
11. Système complémentaire d’administration des devises.
12. Société productrice d’huile d’olive.
13. La plus grande entreprise de fabrication de papier.
14. Programmes de distribution de produits alimentaires subventionnés.
15. Réseau de distribution dont les derniers propriétaires furent Casino et Carrefour, avant sa nationalisation en 2008.
16. Bataille du 10 décembre 1859 où le général Ezequiel Zamora, fédéraliste et défenseur des paysans vénézueliens, a battu les troupes centralistes défendant les grands propriétaires terriens. Ses devises étaient : « Terre et des hommes libres » et « Horreur de l’oligarchie ». Zamora était un des modèles de Chávez.
17. Fuerza Armada Nacional Bolivariana, sorte de système d’appui populaire à l’armée proprement dite.