Publié le Jeudi 18 mai 2017 à 15h38.

Pourquoi les révolutions « arabes » ont-elles à ce point reculé ?

Comment l’espoir, largement partagé au-delà des frontières nationales ou continentales, s’est-il (provisoirement) transformé en dépit voire en effroi ? Telle est la question que beaucoup d’observateurs et observatrices ont formulée à propos de l’évolution politique dans les pays arabes ou arabophones depuis 2011, année de révoltes et d’euphorie largement partagée au niveau international. Six ans après le point culimant des révoltes qui s’étaient étendues du Maroc jusqu’à Bahreïn et Oman, un changement progressiste, démocratique et social ne s’est pas produit. 

L’intellectuel et fin observateur du monde arabe, Gilbert Achcar, qui avait déjà publié en 2013 Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, se penche dans un nouveau livre sur les changements et les tensions qui travaillent la région « arabe » depuis plusieurs années.

Dans un premier temps et à titre d’introduction, il met – rétrospectivement et pour l’avenir – en garde contre les mauvaises postures qui empêchent de percevoir la réalité des mouvements à l’œuvre dans cette partie du monde. Deux fausses attitudes générales se font face. D’un côté, on trouve une vision essentialisante, culturaliste, qui estime que la culture et/ou la religion des peuples (majoritairement) constituent en soi un obstacle à tout progrès, l’islam étant incompatible avec les Lumières et la démocratie. Une telle vision a imprégné bon nombre d’esprits avant 2011 (Gilbert Achcar cite à titre d’exemple des écrits de Samuel Huntington et surtout de Francis Fukuyama)… mais s’est trouvée largement balayée par les changements brusques survenus pendant ces quelques mois de 2010 et 2011. 

Il s’est alors développé un autre discours, en apparence diamétralement opposé, mais qui est tout aussi faux, nous rappelle l’auteur. Faisant mine de reconnaître dans les mouvements à l’œuvre dans les pays de langue arabe, la répétition d’une tendance observée ailleurs – un prétendu mouvement général « de démocratisation », qui tendrait vers la démocratie de type « occidental » et libéral, que ce soit en Amérique du Sud dans les années 1980 ou en Europe de l’Est entre 1989 et 1991 –, de nombreuses voix prédisaient alors un changement de régime rapide. Cette vision, largement faussée, a été démentie par les faits dans toute une série de pays, de l’Egypte à la Syrie, de la Libye à Bahreïn.

Gilbert Achcar nous explique pourquoi : selon lui, le changement survenu dans les pays de l’ancien bloc soviétique était nettement plus superficiel – donc aussi plus rapide – que celui qui, seul, semble possible dans la majorité des pays arabes. Dans les Etats de l’ancien « socialisme réel », le pouvoir étatique se trouvait entre les mains d’un groupe social « dominé non par des classes possédantes, mais par des bureaucrates de parti et d’Etat, c’est-à-dire des fonctionnaires. L’immense majorité de ces bureaucrates – notamment au bas de la pyramide – pouvaient envisager de conserver leur emploi ou d’en trouver un autre, et même d’améliorer leur pouvoir d’achat avec le passage au capitalisme de marché, tandis qu’une partie importante des membres des échelons supérieurs pouvaient envisager de se transformer en entrepreneurs capitalistes, en tirant partie de la privatisation de l’économie. » (p. 21-22)

 

Des Etats « patrimoniaux » et rentiers

Rien de tel ne s’observe dans la plupart des pays arabes. Ici, dans le cadre d’Etats que l’auteur définit comme « patrimoniaux ou néo-patrimoniaux », c’est souvent un groupe défini par une appartenance familiale élargie ou des « liens du sang » qui s’accapare le pouvoir et les richesses. Par ailleurs, la majorité des pays arabes – mais pas tous – constituent des Etats rentiers, autrement dit, qui bénéficient de la monopolisation des recettes parvenant de l’exportation d’une matière première du sous-sol. Dans un tel contexte, pour l’élite au pouvoir, son maintien à la tête de l’appareil d’Etat est une question de vie ou de mort sociale : en cas de chute du régime en place, elle risque de perdre au moins ses privilèges.

Il était donc totalement illusoire, constate l’auteur, de s’attendre à un changement rapide, pacifique, quasiment consensuel et sans encombres dans la majorité des pays de la région. Si le processus révolutionnaire à l’œuvre depuis 2010/11 semble donc être retardé, traîner, connaître des revers, ce n’est pas une réfutation de son existence mais c’est au contraire… logique, au vu du constat qui précède. En effet, il conserve des ennemis puissants, déterminés, mais surtout qui jouent leur survie en tant que groupe social favorisé. 

Or, poursuit Gilbert Achcar au long de son livre, le processus révolutionnaire ne fait pas face à un ennemi seul (la contre-révolution), mais à deux ennemis formant la « double contre-révolution ». Il s’agit d’un côté des élites au pouvoir qui ne veulent absolument pas céder leurs positions dominantes – appuyées sur leurs appareils sécuritaires dont le renforcement est justifié par un discours « antiterroriste » –, de l’autre côté de la pseudo-alternative radicale qui a pris la forme du mouvement islamiste. Celui-ci bénéficie d’une aura de « radicalité » en raison de son discours de confrontation « culturelle » avec les puissances dominantes – occidentales –, mais il n’a jamais remis en cause les modes de domination économique en vigueur (se référant d’ailleurs à des modèles coraniques qui valorisaient le monde commerçant). 

Ces mouvements peuvent souvent s’appuyer – ajoute Achcar – sur le jeu de trois puissances disposant toutes de moyens considérables, en raison de leur statut d’Etat pétrolier : le royaume d’Arabie Saoudite, l’émirat du Qatar et la République islamique d’Iran (p. 24).

La majeure partie du livre est constitué par des études de cas nationaux de l’évolution politique post-2011, insérées dans la grille d’analyse qui voit s’opposer d’un côté un mouvement populaire – dont les différentes composantes aspirent à une vie meilleure pour la majorité de la société – et de l’autre côté les deux faces de la contre-révolution. Cette configuration est dynamique dans le sens où les deux versants de la contre-révolution tendent parfois à collaborer (contre le mouvement populaire et les intérêts sociaux de la majorité du peuple) dans une défense commune de l’« ordre » et du libéralisme économique, et parfois s’affrontent voire se combattent violemment. L’ensemble des troisièmes forces étant, dès lors, en quelque sorte pris en otage entre les deux mâchoires de la tenaille.

La partie centrale du livre est occupée par l’étude de deux cas, ceux de la Syrie (p. 35 à 109) puis de l’Egypte (p. 111 à 225). Dans le conflit syrien, l’acteur dominant reste le régime oppessif du clan Assad, auteur des pires abominations – de l’usage inflationnaire de la torture jusqu’aux « bombes-barils » lâchés sur des villes et des quartiers d’habitation –, appuyé sur la puissance militaire conjuguée de la Russie et de la dictature iranienne. Gilbert Achcar n’est pas partisan d’une intervention militaire des puissances occidentales… mais constate que les gouvernements de ces dernières ne le sont pas, non plus. « Mais l’administration Obama est bel et bien intervenue en Syrie » (p. 40) « et de manière tout à fait décisive, en empêchant ses alliés régionaux [la Turquie et les pays du Golfe, NdlR] de livrer à l’opposition syrienne le type d’armes qu’il lui fallait, amplifiant ainsi le déséquilibre produit par l’intervention de la Russie et de l’Iran ».

Il est ici question d’armes de défense anti-aérienne de courte portée, qui auraient permis aux insurgés de se défendre face aux bombardements à basse altitude. Leur livraison avait été un temps envisagée par les puissances « sunnites » qui soutenaient la rébellion syrienne – ou des courants à l’intérieur de celle-ci –, mais elle s’est toujours heurtée au veto de la puissance nord-américaine. La raison en est une méfiance profonde envers la capacité de l’opposition syrienne de garantir une transition contrôlée et « raisonnable », de sauvegarder les intérêts des Etats-Unis et de ne pas heurter ceux de l’Etat voisin d’Israël.

 

Deux forces contre-révolutionnaires

Alors que l’acteur principal de la contre-révolution en Syrie est le régime en place, celui-ci s’est choisi un « ennemi préféré » (p. 54), en désignant les courants djihadistes d’Al-Qaida, puis surtout de l’« Etat islamique » (Daech) au rang de prétendu ennemi numéro un. Or, « le régime syrien ne combattra Daech que si, et dans la mesure où, il considère que cela améliore sa position dans son combat contre son ennemi principal : l’opposition majoritaire » (p. 66). Pour le reste, le conflit entre ces deux protagonistes est largement factice et relève plus de la « collusion » (page 64), accompagnée d’un partage provisoire et partiel du territoire.

Concernant l’Egypte, nous nous bornerons ici à reprendre un court résumé de la situation par l’auteur (p. 157-158) : « La vague révolutionnaire qui débuta le 25 janvier 2011 a été rejointe peu après par la principale composante réactionnaire de l’opposition au régime en place, les Frères musulmans, avec laquelle les composantes progressistes – de gauche et libérales – avaient jusqu’alors établi une coopération malaisée (…) Cette première vague révolutionnaires fut détournée par les militaires le 11 février [2011, date de la démission de Moubarak – NdlR], au moyen d’un coup d’Etat conservateur destiné à préserver l’ancien régime avec le soutien des Frères musulmans. Les deux ailes de la contre-révolution (…) ont collaboré jusqu’à ce que l’influence croissante de l’aile intégriste islamique la conduise à dépasser la limite », en faisant élire l’un de ses siens – Mohamed Morsi – à la présidence en 2012 puis en tentant de rogner l’influence des élites antérieures. Puis « la seconde vague révolutionnaire fut détournée à son tour par les militaires le 3 juillet [2013, suite aux manifestations massives contre la présidence Morsi – NdlR], par un coup d’Etat réactionnaire. » La suite est marquée par le régime extrêmement répressif qui œuvre, depuis l’élection du président Sissi en 2014, à recouvrir le pays d’une chape de plomb.

Dans sa dernière partie, l’auteur discute brièvement des cas d’autres pays touchés par la vague des révoltes de 2011, dont le Yémen, la Libye mais aussi la Tunisie. Ce dernier cas montre l’exemple d’une coopération « pacifique » entre deux ailes contre-révolutionnaires, puisque depuis les élections de la fin 2014, le parti Nidaa Tounès – fondé en 2012 et oeuvrant de fait à une restauration, en tout ou partie, de l’ancien régime – gouverne en commun avec le parti islamiste En-Nahdha. Cette situation constitue un moindre mal, estime Gilbert Achcar, non pas en raison des résultats attendus du travail gouvernemental mais parce que cela empêche les forces populaires d’être prises en otage dans un pseudo-conflit entre ces deux acteurs contre-révolutionnaires ; et aussi, ajoute-il, parce que cela empêche la gauche tunisienne de s’allier avec l’un des deux contre l’autre, alors même qu’une partie du Front populaire fut tentée – lors des mobilisations contre le gouvernement alors dirigé par En-Nahdha en 2013 – de rentrer dans une alliance anti-islamiste avec Nidaa Tounès (p. 241). 

L’alliance entre les deux grandes forces contre-révolutionnaires, considère Achcar, est le scénario favori des Etats-Unis et de l’Union européenne ; mais, pour la raison précise qui précède, « il se trouve que c’est aussi, de façon très inhabituelle, le meilleur scénario d’un point de vue progressiste » (p. 245).

Or, c’est à la gauche arabe, conclut Achcar, d’être porteuse d’espoir pour le futur, en agissant dans le sens des luttes sociales, démocratiques, pour les droits des femmes. « La clé pour qu’un futur printemps arabe se transforme en printemps durable », termine-t-il (p. 251), « est la construction des directions progressistes résolument indépendantes qui ont jusqu’à présent cruellement manqué. Sans de telles directions, il sera impossible de renverser radicalement l’ordre sociopolitique afin d’en produire un nouveau ».

 

Bertold du Ryon