Publié le Dimanche 16 avril 2023 à 09h00.

Ukraine : « Réalisé dans l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, le transfert forcé d’enfants peut constituer un élément du crime de génocide »

Entretien. La Cour pénale internationale (CPI) a émis le 17 mars dernier un mandat d’arrêt visant Vladimir Poutine et Maria Lvova Belova, la commissaire russe aux Droits de l’enfant, pour crimes de guerre de déportation illégale d’enfants. L’association « Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre »1 avait contacté Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, à propos des déportations forcées d’enfants ukrainiens en Russie. Les estimations parlent de 200 000 enfants, dont 16 000 formellement identifiés à ce jour par les autorités ukrainiennes, qui auraient été enlevéEs depuis le début de la guerre en Ukraine et envoyéEs de force en Russie dans des camps de rééducation ou ont été « adoptéEs » par des familles russes, au mépris des lois internationales codifiant l’adoption. C’est ainsi que le 30 mai 2022, Vladimir Poutine a signé un décret2 prévoyant une procédure de naturalisation simplifiée pour permettre leur adoption. Ces déportations ne sont pas cachées, elles sont mêmes revendiquées par la propagande russe qui les présente comme des « vacances » ou des adoptions « d’orphelins ». Dans les faits, il s’agit bel et bien d’une opération de russification forcée visant à faire perdre à ces enfants toute identité et mémoire. Emmanuel Daoud a déposé une communication auprès de la CPI le 21 décembre 2022 à propos de ces déportations forcées pouvant constituer des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide. Il a accepté de revenir sur cette procédure pour l’Anticapitaliste.

Quand et comment a été lancée votre campagne de dénonciation de la déportation d’enfants ukrainiens en Russie ?

Tout a commencé pour nous lorsque nous avons été contactés par l’association française « Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre » fondée par un groupe d’universitaires le 2 août 2022. Cette association se donne pour mission de soutenir l’Ukraine dans cette guerre d’agression, notamment en organisant des colloques et séminaires sur des thèmes d’actualité touchant à la guerre. La situation des enfants dans la guerre est l’une des causes principales de l’association qui a publié une tribune dans le Monde dès le 1er août 2022 intitulée « Déporter des enfants ukrainiens et les “russifier”, c’est amputer l’avenir de l’Ukraine ».

L’association se demandait quelles étaient les options judiciaires ouvertes pour agir au niveau national ou international sur cette question. Nous avons alors proposé d’envoyer une communication au Bureau du procureur de la Cour pénale internationale pour dénoncer ces faits. Cette communication, déposée le 21 décembre 2022, appelait à l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova, entre autres responsables de ces crimes.

La communication, déposée en décembre dernier par vous-même et d’autres personnes concernant la déportation d’enfants, l’a été sur quels fondements ? Ceux définissant le crime de guerre ou de génocide ? Les deux ?

Dans un premier temps, il faut préciser la nature du document que nous avons adressé au Procureur de la CPI. Il s’agit d’une communication, c’est-à-dire une sorte de signalement sur des faits qui pourraient constituer un crime relevant de la compétence de la Cour. S’agissant de notre communication, nous avons dénoncé les faits comme des actes constitutifs de génocide (article 6-e du Statut de Rome). Lorsqu’il est opéré dans l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre est en effet spécifiquement visé comme pouvant constituer un élément du crime de génocide. Nous avons aussi proposé de qualifier ces faits de crimes contre l’humanité (article 7-1-d du Statut de Rome) et d’incitation à commettre un génocide.

Au-delà des qualifications retenues, nous souhaitions alerter le procureur de la CPI sur ce crime en particulier qui ne recevait alors pas assez d’attention dans les médias européens, et notamment français. Nous voulions être certains que le procureur de la CPI allait enquêter aussi sur ces crimes de déportation et transfert forcé d’enfants, alors que les crimes de droit international commis en Ukraine sont malheureusement très nombreux et divers.

Cette communication visait-elle d’autres personnes et si oui, pourquoi n’ont-elles pas été inculpées ?

Notre communication évoquait évidemment Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, mais nous avons aussi mentionné d’autres personnalités, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, le chef d’état-major des armées russes, Valeri Guerassimov, ainsi que le chef de la prétendue « opération militaire spéciale en Ukraine » Sergueï Sourovikine. L’idéologue extrémiste proche du pouvoir, Timofeï Sergueïtsev, était ­également visé.

L’annonce par le Bureau du Procureur de l’émission de mandats d’arrêt visant Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova est encourageante. Le Statut de la Cour prévoit qu’elle a pour mission de poursuivre et de condamner les crimes les plus graves. En conséquence, elle s’intéresse aux plus hauts responsables. Ici, ce critère semble respecté. Bien entendu, nous attendons maintenant que d’autres mandats d’arrêt soient délivrés, l’ensemble des responsables de ces crimes doivent être ­poursuivis par la justice internationale.

Comment expliquer que la CPI n’ait pas inculpé Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova sur le fondement de l’article 6 du statut de Rome (qui définit le crime de génocide) qui prévoit dans son alinéa e : « le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre groupe » ?

Plusieurs raisons peuvent être avancées. D’abord, il peut s’agir d’un choix stratégique : le crime de guerre est plus facile à caractériser en droit international, il était peut-être plus efficace et moins risqué d’émettre des mandats d’arrêt sur ce fondement. Au contraire, le crime de génocide requiert la réunion de conditions particulières et dont il est difficile d’apporter la preuve. Or, le Bureau du Procureur doit solliciter l’autorisation des juges pour délivrer un mandat d’arrêt. Ces derniers auraient pu refuser en raison de ce manque de preuve. Ainsi, se fonder sur le crime de guerre peut apporter davantage de sécurité.

Ensuite, le Bureau du Procureur détient un pouvoir discrétionnaire et définit lui-même sa politique pénale. Il y a donc une part ­d’opportunité dans ses choix.

La dimension génocidaire de l’attaque russe est donc évacuée. Est-ce une déception par rapport à la démarche engagée ?

La qualification de génocide n’est pas pour autant exclue. En effet, les juges peuvent requalifier ou encore ajouter des infractions à charge. Le mandat d’arrêt n’est donc pas définitif, les choses ne sont pas figées, loin de là.

Le sentiment au sein de l’équipe est très positif ; une étape importante a été franchie. D’abord car les mandats visent un dirigeant et une fonctionnaire actuellement en fonction et aux postes les plus hauts. Ensuite parce que le transfert forcé d’enfants n’a encore jamais été qualifié comme un acte sous-jacent de génocide par un tribunal pénal international. Enfin, cette annonce nous encourage aussi dans notre mission de plaidoyer auprès d’autres institutions.

Nous comprenons aussi que le moment de l’ouverture d’un procès est encore lointain. Le Bureau du Procureur n’a pas encore fini de mener ses enquêtes. Nous espérons qu’il aura accès aux preuves les plus concluantes pour arriver à une condamnation.

Ce précédent historique peut-il nous faire espérer l’ouverture d’autres enquêtes visant des responsables US ou saoudiens impliqués depuis des années dans des crimes similaires ?

C’est en tout cas un signe encourageant : Vladimir Poutine est l’actuel chef d’État d’une puissance nucléaire membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. L’émission d’un mandat d’arrêt contre lui démontre que la CPI ne craint pas aujourd’hui à viser les hommes politiques les plus puissants.

Même s’il n’est pas certain que la procédure visant Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova ouvre la voie pour la poursuite d’autres dirigeants, notamment américains ou saoudiens, il s’agit sans aucun doute d’un signe fort adressé à l’ensemble de la communauté internationale. Nous pouvons donc espérer que la justice pénale internationale soit renforcée et puisse devenir pleinement la « juridiction universelle » qu’elle devrait être. Cela apporterait plus de crédibilité à la CPI et elle recevrait la confiance de davantage d’États aujourd’hui critiques, voire méfiants vis-à-vis de la justice pénale internationale.

Propos recueillis par Vola

  • 1. Pour l’Ukraine, pour leur Liberté et la Nôtre ! | Facebook
  • 2. Указ Президента Российской Федерации от 30.05.2022 № 330 ∙ Официальное опубликование правовых актов ∙ Официальный интернет-портал правовой информации (pravo.gov.ru)