Publié le Jeudi 7 mars 2013 à 10h31.

Un débat sur Chavez et le Venezuela

 

Nous publions ici un échange entre Patrick Guillaudat et Virginia de la Siega, à propos de la nature du gouvernement au pouvoir au Venezuela, et du personnage de Hugo Chavez.

 

Venezuela : ni socialisme ni gouvernement de la bourgeoisie

 

L’article de Virginia de la Siega reprend une analyse trop souvent répandue dans une partie de la gauche française, à savoir le fait qu’un gouvernement qui n’a pas totalement rompu avec le capitalisme doit être un gouvernement de la bourgeoisie.

Cela se retrouve dans une phrase typique de son article : « C’est ainsi que surgirent dans plusieurs pays des mouvements anti-impérialistes de masse, incluant des secteurs de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie aspirant à une politique de développement national indépendant de l’impérialisme, ce qui les amène à se confronter avec lui. Pour se maintenir au pouvoir, ces gouvernements sont obligés de s’appuyer sur la mobilisation des travailleurs et de la population, et ils doivent en conséquence leur faire des concessions. Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie) et Correa (Equateur) répondent à ce modèle. »

Et d’enfoncer le clou, « la question se pose de savoir si l’on se trouve face à un phénomène nouveau. La réponse est non. »

Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement de tresser des lauriers à Chávez ou à d’autres présidents « progressistes ». Il s’agit bien plus de regarder la situation concrète, hors de toute caractérisation a priori.

 

Un absent de taille : l’histoire

Il est curieux de lire un trait d’union total entre tous les gouvernements actuels de « gauche » en Amérique latine. Quoi de commun entre Lula au Brésil et Chávez au Venezuela. Peu de choses dans la politique concrète. Lula a appliqué sagement des politiques de privatisation des services publics, réformé les retraites, comme lui avait demandé le FMI. Chávez a baissé l’âge de départ en retraite, nationalisé certains secteurs clefs, et refusé d’appliquer les programmes demandés par le FMI.

Dans le cas de Lula, une partie non négligeable de la bourgeoisie l’a appuyé ; dans celui de Chávez, cette bourgeoisie a organisé un coup d’Etat.

 

Pourquoi une telle différence ? Elle tient à l’originalité du chavisme. Chávez est le fruit

d’une radicalisation politique à gauche au sein des forces armées (il a créé le MBR 200, organisation clandestine) qui a rencontré des courants liés au PCV. Après le caracazo de 1989 (émeutes populaires contre des réformes néolibérales), il considère que toute la classe politique est corrompue et non réformable.

Il bénéficie de scandales à répétition qui touchent les deux partis qui se partagent le pouvoir depuis 40 ans pour accéder à la présidence en 1998. Il le fait sans mouvements sociaux, sans parti. C’est bien là le problème actuel de la révolution bolivarienne. La bourgeoisie n’a pas appelé à voter pour lui. Ce n’est donc pas une réponse de la bourgeoisie à une montée de « mouvements anti-impérialistes de masse »,  mouvements absents, car écrasés et réprimés depuis le caracazo. A noter que le seul mouvement social organisé, à savoir le mouvement syndical, était totalement corrompu et intégré à la gestion des entreprises, notamment publiques, et qu’il se gardait bien de lancer des grèves dans le pays.

C’est la particularité du Venezuela que d’avoir un gouvernement qui, comme le dit Gonzalo Gomez, syndicaliste et militant de Marea Socialista, « n’est pas un gouvernement des travailleurs, mais il n’est pas non plus celui du capital et de l’impérialisme ».

C’est d’ailleurs cette situation si peu classique qui explique que le coup d’Etat d’avril 2002 (trois ans seulement après la prise de fonction de Chávez) se soit effectué avec une alliance totale entre la bourgeoisie, représentée par la fédération des chambres patronales, les partis de droite, les médias, l’impérialisme US et le mouvement syndical corrompu. La bourgeoisie, elle, ne s’est pas trompée : Chávez n’est pas sa solution politique et elle fait tout pour le virer.

Chávez a-t-il fait des concessions aux mouvements sociaux ? Encore faudrait-il qu’ils aient eu une existence telle qu’ils représentent une menace pour l’ordre social bourgeois, censé être représenté par Chávez. Or, il a pris une série de mesures sociales fortes (loi sur les terres, sur le pétrole, les peuples indigènes, …) qui ont entraîné en partie la violente réaction de la bourgeoisie. Il l’a fait sans mouvements sociaux. Puis dès 2002 et surtout à partir de 2003 vont se développer les missions sociales (éducation, santé, alimentation, …). Mais c’est principalement à partir de la fin 2002, en réaction au coup d’Etat et à la grève patronale, que va se structurer un nouveau mouvement syndical autour de l’UNT, qui va rapidement dominer l’ancienne centrale, la CTV. C’est là le cœur des mouvements sociaux au Venezuela, ainsi que celui des quartiers populaires, organisé autour des missions.

D’un simple point de vue de la succession des évènements, il n’y a pas eu de « concessions » aux mouvements sociaux pour se maintenir au pouvoir, mais des choix politiques assumés qui ont facilité l’émergence de ces mouvements.

 

Chavez, bonapartiste ?

Il est courant de voir traiter Chávez de « populiste ». On pourrait dire que c’est le pot commun utilisé par la droite et la gauche social libérale  pour mettre dans le même sac tous les gouvernements qui ne sont pas dans le moule néolibéral. Les auteurs friands de ce qualificatif n’hésitent pas à y mettre aussi bien Chávez que le Pen, ou Peron. Sur quoi s’appuient-ils ? En général sur le discours de rupture avec l’ordre mondial, sur la volonté de mettre la politique aux commandes. Ceci dit, avec ce mot, rien n’est dit sur le contenu réel des propositions ou des politiques menées par les uns ou les autres. C’est un qualificatif purement dévalorisant, cherchant à disqualifier celui à qui il est attribué.

Faisons en sorte de ne pas faire au sein de la gauche radicale la même chose avec le terme de bonapartisme. Puisque Trotsky est appelé à la rescousse par Virginia de la Siega, regardons de près ce qu’il dit aussi.

« S'élevant politiquement au‑dessus des classes, le bonapartisme, comme son prédécesseur le césarisme, a toujours été et reste, du point de vue social, le gouvernement de la partie la plus forte et la plus solide des exploiteurs; par conséquent, le bonapartisme actuel ne peut être rien d'autre que le gouvernement du capital financier qui dirige, inspire et achète les sommets de la bureaucratie, de la police, de l'armée et de la presse. La « réforme constitutionnelle », dont on a tant parlé au cours des derniers mois, a pour seule tâche d'adapter les institutions de l'Etat aux exigences et aux convenances du gouvernement bonapartiste. » (…)

« Tout comme le bonapartisme commence par une combinaison du régime parlementaire et du fascisme, de même, le fascisme triomphant se voit contraint  non  seulement de faire alliance avec les bonapartistes, mais plus encore de se rapprocher dans sa structure interne du système bonapartiste. » Bonapartisme et fascisme, 1934.

Est-on dans ce cadre ? Où, quand et comment le capitalisme financier a-t-il poussé Chávez? Quand l’a-t-il soutenu ?

Le problème de ces rappels au Livre avec des citations décontextualisées qui se veulent des « preuves », c’est qu’ils interdisent de penser une situation concrète. Que Chávez soit un personnage hors norme, avec une forte présence médiatique et un réel pouvoir de séduction au sein des couches populaires, c’est un fait. Mais en conclure que cela indique un régime bonapartiste, il y a une marge. Cette frontière, c’est la bourgeoisie elle-même qui la fixe en tentant de le renverser.

 

Une caractérisation se doit être utile pour l’action politique

Il faut aller jusqu’au bout d’une caractérisation politique. Quand Trotsky parle de bonapartisme, il en parle comme d’un adversaire qu’il faut combattre. Appliquons cette démarche aux élections présidentielles du 7 octobre au Venezuela. Fallait-il appeler à voter contre Chávez? Fallait-il souhaiter sa défaite ?

Rappelons qu’à part Orlando Chirino qui s’est présenté sous la bannière du PSL et a obtenu 0,02% des voix, la quasi-totalité des organisations révolutionnaires, dont Marea Socialista et des courants anarchistes, ont soutenu Chávez.

Elles le font en s’appuyant sur la réalité du Venezuela. Malgré les hésitations politiques, la bureaucratie, et les relations pour le moins tumultueuses avec le mouvement social, le gouvernement Chávez a effectué des réformes sociales que ni Lula, ni d’autres gouvernements cités par Virginia de la Siega n’ont réalisé. Notamment le nouveau code du travail qui est loin d’être une demande de la bourgeoisie. Bien sûr ce n’est pas le socialisme et nos camarades sur place mènent campagne pour radicaliser le processus en luttant contre la bureaucratie et pour l’extension des droits sociaux et politiques, notamment le contrôle ouvrier et l’extension des droits et pouvoirs des communes (les conseils communaux sont régis par la démocratie de base, dans les quartiers, parallèlement à la démocratie représentative, représentée par les conseils municipaux).

Est-on dans la même situation au Brésil, en Uruguay ou en Argentine ? Certainement pas.

 

Patrick Guillaudat

 

 

Une réponse à Patrick Guillaudat

 

Virginia de la Siega

 

Je remercie le camarade Guillaudat pour sa critique mais voudrais préciser certains points.

L’axe de mon article « Gouvernements ‘‘progressistes’’ d’Amérique latine : de l’indépendance mais pas de socialisme » n’est pas le gouvernement Chávez, mais une tentative d’analyse des points communs et des différences entre les gouvernements dits « progressistes »[1] de la région. Raison pour laquelle j’y propose une échelle, avec Lula/Roussef et Tabaré Vazquez/Mujica à droite, Chávez et Morales à gauche, et les Kirchner (Nestor puis Cristina) au milieu.

 

« Ces gouvernements se sont gagnés le qualificatif de ‘‘progressistes’’ » grâce « à une certaine redistribution de la rente, auparavant accaparée exclusivement par l’impérialisme, les classes dirigeantes et quelques secteurs privilégiés. Ont ainsi surgi le plan ‘‘Faim Zéro’’ au Brésil, ‘‘l’Assignation universelle par enfant’’ ou les plans ‘‘Travailler’’ en Argentine, le ‘‘bon scolaire Juancito Pinto’’ et la ‘‘rente Dignité’’ en Bolivie, et naturellement les Missions au Venezuela », avec notamment pour « objectif de contrôler le mouvement de masse, en l’empêchant de s’organiser de manière indépendante. »

 

Il y a bonapartisme et bonapartisme

 

Mais allons au débat qu’engage Patrick. Il s’oppose à l’utilisation du terme « bonapartisme sui generis » pour qualifier le gouvernement de Chávez. Pour cela, en s’appuyant sur une citation qui, elle, est vraiment complètement hors contexte (puisque traitant des régimes réactionnaires de l’Europe impérialiste des années 1930), il fait comme si ce terme avait la même signification que le bonapartisme tout court, décrit comme antichambre du… fascisme !

 

Je répète donc que ce type de gouvernement n’étant nouveau ni en Amérique latine ni plus généralement dans les pays dépendants, la gauche latino-américaine l’utilise très couramment. Le camarade, qui est un spécialiste du processus vénézuélien, n’aura pas pu manquer de le relever s’il suit les discussions qui se mènent à ce propos surAporrea[2], le site le plus populaire de la gauche chaviste critique au Venezuela. Dans une interview publiée récemment sur le site Contretemps, l’auteur et militant argentin Claudio Katz fustigeait également, à juste raison, les secteurs de gauche qui qualifient le gouvernement argentin de bonapartiste sans préciser « si le bonapartisme en vogue présente un profil réactionnaire (comme Louis Bonaparte) ou progressiste (comme Lazaro Cardenas). » [3] Trotsky, qui s’efforçait toujours d’analyser les phénomènes avec précision, avait appelé ces gouvernements bonapartistes sui generis (à partir de l’exemple qu’il connaissait de près de Lazaro Cárdenas) précisément pour les différencier du bonapartisme des pays impérialistes.

 

Les représentants du bonapartisme sui generis dans l’histoire vont de Cárdenas à Gamal Abdel Nasser en passant par Perón, Getulio Vargas et divers membres du Mouvement des Non Alignés. Sans aucun doute, avec la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, la mondialisation et la crise systémique du capitalisme, leur marge de manœuvre s’est réduite. Mais leurs caractéristiques centrales se maintiennent. Leur objectif est le développement capitaliste de leur pays. Pour cela, ils s’opposent à l’impérialisme en s’appuyant sur les masses ouvrières et populaires dont ils se gagnent la faveur en leur faisant des concessions.

 

On peut éventuellement comprendre qu’un militant français s’emmêle avec ces différents types de bonapartisme. Mais pour ceux de la gauche latino-américaine, les différences sont d’une clarté absolue. Les dictatures dont nous avons souffert pendant des décennies sont des régimes bonapartistes réactionnaires dans lesquels le pouvoir militaire, agent de l’impérialisme, s’érige en arbitre pour écraser les masses ouvrières et populaires parce que la bourgeoisie est incapable de le faire avec ses moyens « normaux » de domination. Jamais il ne nous viendrait à l’idée de mettre ces dictatures sur un pied d’égalité avec Chávez, Morales ou Correa.

 

Mais nous ne pouvons pas non plus nous tromper sur le caractère de ces gouvernements. Tous trois président des Etats capitalistes bourgeois, en gouvernant à travers les institutions de l’Etat capitaliste bourgeois. La nature de classe d’un Etat se définit par la classe qui domine socialement et qui détermine l’économie nationale. Même si la bourgeoisie ne gouverne pas et même s’il n’y a pas d’accord avec elle pour gouverner à sa place. Les bourgeois haïssent ces gouvernements parce que, grâce à une redistribution minimale de la richesse nationale, le bas peuple peut aller acheter dans leurs shoppings, se soigner gratuitement ou accéder à l’université. C’est pourquoi ils n’abandonnent jamais l’objectif de les renverser, que ce soit par les élections ou par des coups d’Etat.

 

Effacement ou protagonisme populaire ?

 

Mais le plus préoccupant dans la contribution de Patrick est que son désir de nier que le gouvernement Chávez soit bonapartiste sui generis le conduit à rayer le mouvement de masse de la scène politique vénézuélienne.

 

Il se demande ainsi : « Chávez a-t-il fait des concessions aux mouvements sociaux ? Encore faudrait-il qu’ils aient eu une existence telle qu’ils représentent une menace pour l’ordre social bourgeois, censé être représenté par Chávez. »  Et ajoute « il a pris une série de mesures sociales fortes (loi sur les terres, sur le pétrole, les peuples indigènes, …) qui ont entraîné en partie la violente réaction de la bourgeoisie. Il l’a fait sans mouvements sociaux. » Tel serait le cas, car les mouvements sociaux ont été « écrasés et réprimés depuis le caracazo » (l’insurrection populaire de 1989). Chávez aurait ainsi accédé à la présidence « sans mouvements sociaux » et même « sans parti ».  

 

Dans leur Historia de la Revolución Bolivariana (Pequeña crónica 1940—2004) [Histoire de la révolution bolivarienne (Petite chronique 1940 – 2004], Luis Bonilla-Molina et Haiman El Troudi, deux des intellectuels les plus reconnus de la gauche chaviste critique, pensent l’exact contraire. Selon eux, la période 1989-1999 a eu un caractère prérévolutionnaire :

 

« Une dynamique de crise objective du mode de production et de la construction capitaliste au Venezuela, s’est doublée d’une crise de la gauche, de l’apparition d’une nouvelle loge rebelle au sein des Forces armées (MBR-200) et d’un protagonisme populaire croissant dans les différents domaines politiques, sociaux et économiques (…) ils sont devenus les détonateurs des événements qui se sont produits en 1992 (…) Durant toute l’année 1991, le cycle revendicatif, des protestations pour des améliorations économiques et sociales, s’est aiguisé et généralisé à tout le pays (…) Les partis politiques du système, les syndicats, les corporations, c’est-à-dire la légalité de l’ordre établi, se sont vus dépassés par l’auto-organisation et l’autodétermination citoyennes. Les partis nationalistes et de gauche ont subi la pression des communautés et de leur propre base militante pour s’ouvrir à de nouvelles perspectives (…) »[4]

 

C’est cette auto-organisation et cette mobilisation de masse qui ont permis à Chávez de remporter la présidence en 1998, avec 56 % des voix. Et il ne l’a pas fait du tout sans parti mais bien à la tête du Pôle patriotique, un front formé par son propre Mouvement Cinquième République (MVR), par le Mouvement vers le socialisme (MAS), La Patrie pour tous (PPT), le Parti communiste vénézuélien et d’autres organisations plus petites. On peut critiquer l’opportunisme des partis qui se sont unis au MVR sur un seul point, la défense de l’indépendance nationale, alors que sur tout le reste leurs programmes différaient. Mais on ne peut pas nier l’existence du Pôle patriotique.

 

Cependant Patrick affirme aussi : « Mais c’est principalement à partir de la fin 2002, en réaction au coup d’Etat et à la grève patronale, que va se structurer un nouveau mouvement syndical autour de l’UNT, qui va rapidement dominer l’ancienne centrale, la CTV. C’est là le cœur des mouvements sociaux au Venezuela, ainsi que celui des quartiers populaires, organisé autour des missions. D’un simple point de vue de la succession des évènements, il n’y a pas eu de ‘‘concessions’’ aux mouvements sociaux pour se maintenir au pouvoir, mais des choix politiques assumés qui ont facilité l’émergence de ces mouvements. »

 

Ainsi, non seulement le camarade méconnaît toute la créativité, la détermination, le dynamisme démontrés ces vingt dernières années par les masses vénézuéliennes, ce que décrivent Luis Bonilla-Molina et Haiman El Troudi et qui fit dire au Comité international de la IV° Internationale, en février 2006, que « la mobilisation populaire est l’élément décisif qui a permis ces ruptures politiques: soit en battant le coup d’État du mois d’avril 2002, soit par l’organisation populaire à la base sans laquelle les opérations sociales (éducation, santé, logement, eau...) n’auraient pas eu lieu », mais il affirme même que le mouvement de masse n’existerait que grâce aux « choix politiques assumés » par Chávez.

 

Et à l’appui de cette thèse, il donne l’exemple de l’UNETE (Union nationale des travailleurs). On ne peut pas se tromper davantage.

 

UNETE, PSUV et contrôle des masses

 

Cette centrale syndicale indépendante avait été fondée en 2003 pour s’opposer au syndicalisme pro-patronal de la CTV (Centrale des travailleurs vénézuéliens). Etrangement, Patrick omet de signaler que des secteurs syndicaux liés au gouvernement et ayant son appui ont rompu avec l’UNETE pour fonder la CST puis la CSBT, jusqu’à vider l’UNETE de son contenu.

 

Dans son bilan du congrès de l’UNETE de 2009, Stalin Pérez Borges notait qu’« une partie minoritaire des dirigeants syndicaux du PSUV a tenté de monter une centrale associée directement au parti, absolument dépendante du PSUV et liée à ses décisions. Tel est le sens de la formation de la CST (Centrale socialiste des travailleurs), une centrale qui n’a pratiquement pas de syndicats ni de fédérations, mais en revanche des députés provenant du mouvement syndical et des fonctionnaires du gouvernement. »[5]

 

Le 10 novembre 2011, en réponse à un appel de Chávez à l’unité du mouvement ouvrier, s’est créée une nouvelle centrale syndicale officialiste : la Centrale socialiste bolivarienne des travailleurs (CSBT). Le travail que l’UNETE avait mené en faveur d’une organisation démocratique recevait alors un coup fatal. Dans un article d’Aporrea, Casiano Diaz Durán disait de la nouvelle centrale :

 

« Hier à La Guaira, cette aristocratie ouvrière s’est fait plaisir et, débordante de joie, a célébré l’erreur politique crasse qu’elle a fait commettre au Commandant, en se faisant l’écho de cette chimère aveugle consistant à désigner du doigt une centrale ouvrière officielle, pour stopper l’indiscutable avancée de la centrale ouvrière autonome, de classe et révolutionnaire, l’Union nationale des travailleuses et des travailleurs du Venezuela, UNETE, qui jusqu’à ce moment de notre révolution a représenté dignement la défense des intérêts du peuple travailleur (…) Enfin, si le MPPTRASS[6] n’est pas réformé dans sa politique syndicale aberrante qui agresse constamment les droits et libertés syndicales du travailleur vénézuélien, la déviation opportuniste de la centrale qui vient d’être créée se verra renforcée par le contrôle bureaucratique que, soyons-en sûrs, tenteront d’établir dans le MPPTRASS les membres de l’aristocratie ouvrière appartenant à la direction formée à La Guaira. »[7]

 

Les pressions en faveur de « l’unité ouvrière » organisées depuis le gouvernement ont fini par faire de l’UNETE une coquille vide. La majeure partie de ses syndicats, y compris ceux liés à Marea Socialista, ont rejoint la CSBT.

 

Mais revenons maintenant à ce qui aurait pu constituer l’expérience politique d’auto-organisation de masse la plus avancée à l’échelle continentale : le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela) créé par Chávez. Modesto Emilio Guerrero, un autre analyste vénézuélien reconnu appartenant à la gauche chaviste critique, affirme à ce propos :

 

« Le PSUV aurait pu être quelque chose d’extraordinaire en Amérique latine, mais il a fini par se transformer en une machine électorale qui, de plus, est d’un point de vue technique terriblement inefficace. Il s’en transformé en un décalque de l’Etat gestionnaire (…) Les militants chavistes les plus actifs et combatifs, le plus honnêtes du pays, ne se réfèrent pas au PSUV. Comme ne le font pas non plus les mouvements sociaux vénézuéliens, à la campagne, dans les quartiers pauvres et dans une moindre mesure dans les usines. Dans bien des cas, ils s’affrontent au PSUV. Cela n’empêche pas que tous votent pour le PSUV lors des élections. On a là une dualité, que l’on suppose transitoire, et dont la résolution ne pourra intervenir qu’à travers d’autres grands événements impliquant un dépassement du PSUV. Ces dernières trois ou quatre années, il y a eu au moins quatre tentatives saines d’offrir une alternative à la gauche du PSUV. Toutes ont échoué. Pour l’instant, les gens ne comprennent pas un changement aussi brutal. Il y a dans l’avant-garde de gauche de mon pays une faiblesse chronique, peu de tradition, peu de systématisation théorique, et cela freine les énormes possibilités qu’elle a entre ses mains. Cette avant-garde est forte socialement et faible politiquement. Elle n’assume pas de faire des choix historiques. L’Etat pèse beaucoup et la coopte avec une facilité assez grande. »[8]

 

Ainsi des sympathisants de Chávez reconnaissent eux-mêmes que le mouvement de masse s’organise non grâce à lui mais malgré lui, et que sa politique a toujours été de coopter les directions des mouvements sociaux indépendants afin d’empêcher leur développement. Les comités civils-militaires, les cercles bolivariens, les coopératives, les collectifs de base, les assemblées de quartier, les fronts locaux ou régionaux, les bataillons socialistes et les conseils de pouvoir populaire, forme actuelle de l’organisation du mouvement de masse, ont subi et subissent les pressions d’un Etat capitaliste bourgeois qui ne veut pas qu’ils échappent à son contrôle.

 

Dans la situation de crise ouverte par la maladie et la possible mort de Chávez, les conquêtes de la révolution bolivarienne dépendront de la capacité des conseils de pouvoir populaire à s’élever à un niveau politique, supérieur à celui du syndicat, de l’organisation de quartier ou régionale, et à se donner un programme politique indépendant. Ce qui est clair est qu’ils ne pourront pas le faire s’ils continuer à déposer leur confiance dans les actuels dirigeants, que ce soit Chávez ou ses héritiers.

 

3 janvier 2013

 

 

 

Poursuite du débat sur le Venezuela

 

Patrick Guillaudat

 

Tout d’abord, merci à Virginia d’avoir pris le temps de répondre à mon petit texte. N’étant pas à la commission Amérique latine du NPA, je pensais nécessaire de donner une position critique au texte de Virginia paru dans TEAN, sans savoir si cela avait un intérêt ou pas. A la vue du texte de réponse, qu’on en partage le contenu ou non, la discussion s’est élargie. Je crois que c’est une bonne chose pour tout le NPA.

 

Dans le texte de Virginia, il y a deux types de critiques, celles qui relèvent du débat normal, d’autres que je trouve totalement injustifiées.

Pour les injustifiées, je cite pêle-mêle :

-       sur le mouvement syndical où j’aurai omis de « signaler que des secteurs syndicaux liés au gouvernement et ayant son appui ont rompu avec l’UNETE pour fonder la CST puis la CSBT, jusqu’à vider l’UNETE de son contenu ». Normal puisque dans ma réponse à l’article de Virginia, je parle de 2002-2003. Pour les années suivantes, je renvoie pour cela à mon article dans le n°38 de la revue TEAN ainsi qu’à la fin de notre livre (terminé début 2012, donc avant que les effets de la création de la CSBT ne se fassent totalement sentir, et avant la décision des militants de Marea Socialista de la rejoindre fin 2012).

-       Sur le bonapartisme, j’ai cité Trotsky sur la France justement pour signaler que ce terme est à géométrie variable et ne saurait servir de guide pour l’action, même en y ajoutant « sui generis ». On ne peut donc me reprocher d’utiliser un mot répondant à un contexte différent, puisque c’est le reproche que je fais à ce qualificatif.

-       Je passe sur la disqualification assez mesquine parce que « militant français » utilisée pour montrer une incompréhension naturelle …mais je prends juste çà pour un excès polémique.

-       Etc…

 

Maintenant venons-en au débat réel, plus intéressant.

 

1)     Sur l’auto-organisation des masses

Contrairement à la vision magique du mouvement social repris dans l’ouvrage de Luis Bonilla et Haiman El Troudi, tous les témoignages pris sur place, notamment dans les quartiers populaires, montrent plusieurs choses :

-       le caracazo a été principalement un soulèvement « non piloté » par des organisations, même si les quelques organisations de quartier existantes et quelques groupes politiques y ont participé ;

-       les suites du caracazo ont été une répression féroce qui a eu pour conséquence de liquider les embryons d’organisation et les militants qui les portaient ; en général, l’histoire montre que cette répression a des conséquences sur la mobilisation future…

-       les restes de structures de base, après 1989, dans des quartiers « traditionnellement organisés », notamment à Caracas, étaient avant tout tournées vers la subsistance et étaient très peu coordonnées ;

-       qui dit auto-organisation, dit organisation : or, même actuellement, les tentatives de coordination des organisations populaires de quartier trouvent un écho limité.

-       Le mouvement social le plus organisé, à savoir le mouvement syndical (et je ne crois pas me tromper si je pense que la classe ouvrière a un rôle central aussi chez Virginia), était, avant 1998, totalement corrompu et inféodé au pouvoir. Si le mouvement social était aussi impétueux (au passage avec très peu de mouvements de grève…), il est difficile de comprendre pourquoi la CTV est sortie intacte de cette situation « prérévolutionnaire » alors qu’il a été possible en 2002-2003 de créer l’Unete ?

-       Quant au mouvement paysan, même actuellement il a des difficultés à se structurer et à regrouper largement au sein de la paysannerie. A moins d’analyser le gouvernement Chávez comme celui qui l’aurait liquidé ?

Reste à savoir pourquoi ces deux auteurs tordent le bâton à ce point. L’explication tient peut-être à leur caractérisation de la politique menée par Chávez. D’après eux, Chávez ne peut faire que ce que le mouvement social revendique et est prêt à défendre. Si le processus avance, c’est en raison de la demande sociale, s’il patine, c’est en raison d’une faible exigence sociale. En bref, un mouvement impétueux a permis la victoire de Chávez comme le recul des mobilisations peut être responsable de sa défaite. Ce qui permet de dédouaner le gouvernement. D’ailleurs, en aucun cas, leur livre ne porte une quelconque critique sur la politique qu’il mène. Est-ce un hasard ?

 

Dire que « c’est cette auto-organisation et cette mobilisation de masse qui ont permis à Chávez de remporter la présidence en 1998, avec 56 % des voix », c’est méconnaitre la réalité politique du Venezuela à cette époque. L’ascension et le déclin de Causa R en est un exemple. La population, lassée de la corruption et de la vie chère, vote[9] pour les partis et les candidats qui apparaissent en rupture avec le régime. Nouveau parti de gauche, Causa R va passer de 1,65% des voix à près de 22% entre 1988 et 1993, puis s’effondrer à 2% en 1997. Dans la même période, deux présidents de la République sont condamnés pour corruption et les scandales se succèdent, notamment suite aux privatisations. Parallèlement, Miss Univers, de droite, se fait élire à la mairie de Caracas, se présente aux présidentielles de 1998, est donnée gagnante dans les sondages puis s’effondre en quelques semaines suite à l’appui qu’elle cherche auprès d’un parti du pouvoir, le COPEI.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que le régime est honni par une part non négligeable de la population, mais aussi que le mouvement social n’est pas « représenté » politiquement et qu’il existe un refus de ce qui est sans qu’il ait accord sur ce qu’il faut[10]. Alors oui, il y a eu des manifestations et des luttes, comme dans la plupart des pays connaissant des périodes d’instabilité politique. Mais nous sommes loin de ce mouvement généralisé, auto-organisé d’une situation prérévolutionnaire !

 

Qui plus est, si un mouvement impétueux des masses est signalé par Luis Bonilla et Haiman El Troudi, en tout cas il est passé inaperçu aux organisations de gauche qui participaient aux réunions annuelles du Forum de Sao Paulo (dont la première réunion s’est tenue en 1990), notamment celles composant la délégation du Venezuela. Que dire d’Inprecor – édition Amérique latine qui n’en souffla mot.

 

Venons-en à ma mise en opposition avec la déclaration du CI de la IV de février 2006. Ce que j’ai dit, c’est que ce sont les décisions prises par Chávez en 2001 (les 49 mesures) et la réforme pétrolière qui ont fait pencher la balance vers la préparation du coup d’Etat. Par contre, c’est la mobilisation sociale qui a permis le retour de Chávez. D’où mon rappel de la succession des évènements où ce n’est pas la mobilisation sociale qui a rendu obligatoire le coup d’Etat. De même pour les missions. C’est leur mise en place (la plupart après le coup de 2002) et leur fonctionnement participatif avec la population, fruit de décisions politiques, combinée à la mobilisation sociale qui a suivi le coup d’Etat, qui ont facilité leur réussite. En bref, c’est « l’organisation populaire à la base sans laquelle les opérations sociales (éducation, santé, logement, eau...) n’auraient pas eu lieu ». Dans la réalité du calendrier des évènements, il y a d’abord une décision politique du gouvernement, suivi d’un coup d’Etat et d’une mobilisation sociale, pas l’inverse.

 

2)     Sur le régime

Commençons par le PSUV. Nous pouvons être d’accord avec l’analyse de Modesto Emilio Guerrero, par ailleurs fondateur du PSUV à Buenos Aires et journaliste en Argentine. C’est d’ailleurs écrit dans notre livre sur le sous-chapitre « la carte du PSUV ». Idem sur le mouvement social où nous insistons largement sur la création du mouvement syndical, le renforcement limité du mouvement paysan et le conflit grandissant entre le gouvernement et le mouvement indigène.

C’est un faux procès que de tenter de faire croire que je considèrerai que Chávez pousse à l’émergence de mouvements sociaux indépendants.

Par contre, le désaccord réside dans la fin du paragraphe suivant de Virginia qui estime que « sa politique [de Chávez] a toujours été de coopter les directions des mouvements sociaux indépendants afin d’empêcher leur développement. Les comités civils-militaires, les cercles bolivariens, les coopératives, les collectifs de base, les assemblées de quartier, les fronts locaux ou régionaux, les bataillons socialistes et les conseils de pouvoir populaire, forme actuelle de l’organisation du mouvement de masse, ont subi et subissent les pressions d’un Etat capitaliste bourgeois qui ne veut pas qu’ils échappent à son contrôle ».

La politique actuelle de Chávez est ambivalente. Elle trouve sa source dans sa conception de la politique et du rapport aux masses. On peut établir un certain parallèle avec le rapport au mouvement social chez les staliniens. D’ailleurs, comme militant politique, Chávez a été formé à cette école. Pour lui comme pour la direction du PSUV, les organisations sociales doivent relayer la politique du gouvernement. C’est la raison de fond du contrôle sur ces organisations. De même, pour survivre face à la droite vénézuélienne, il développe des relais au sein de la population : que ce soit avec la CSBT, le PSUV, …

Mais de là à dire que c’est l’Etat capitaliste bourgeois, donc la bourgeoisie, qui pilote toute cette floraison d’organisations sociales pour son propre compte, il y a un pas que franchit allègrement Virginia. On ne répètera jamais assez cette phrase de notre camarade de Marea Socialista, Gonzalo Gomez, par ailleurs aussi membre du PSUV, « ce n’est pas un gouvernement des travailleurs, mais il n’est pas non plus celui du capital et de l’impérialisme ». Elle résume toute la complexité de la situation qui ne se réduit pas à une opposition entre un mouvement impétueux des masses face à un gouvernement de la bourgeoisie qui le réprime ou le contient en lui donnant quelques miettes.

Suite aux élections d’octobre et décembre, au sein même du pouvoir, il existe des courants qui affichent une volonté de rapprochement avec la droite. A l’inverse d’autres secteurs du PSUV et du pouvoir politique poussent au développement du mouvement social, à leur autonomie et à l’évolution du PSUV comme véritable parti de débat et d’action. La « révolution bolivarienne » ne se réduit pas à un combat entre le pouvoir bourgeois face à un mouvement social à qui il a fallu faire des concessions. Elle combine mobilisations sociales (trop faibles), luttes politiques au sein du pouvoir actuel et riposte de la bourgeoisie associée avec la droite politique.

Car le fond du débat c’est le trait d’égalité que tire Virginia entre l’Etat et le gouvernement. En 1998, l’élection de Chávez n’a pas été conçue comme une roue de secours par la bourgeoisie pour contenir le flot des mobilisations sociales. Elle correspond plutôt à une débâcle des partis issus du pacte de Punto Fijo. La classe sociale qu’ils représentent, la bourgeoisie, perd ainsi le gouvernement « par surprise ». C’est là que réside la contradiction qui règne au Venezuela. Sinon on ne comprend rien au coup d’état de 2002, à la lutte menée par l’impérialisme US et ses alliés, comme le régime d’Urribe en Colombie, pour renverser Chávez de gré ou de force.

Cette contradiction entre un gouvernement qui n’est pas celui de la bourgeoisie et un appareil d’Etat qui reste tel quel, ouvre la porte à tous les possibles. Soit le mouvement social se structure indépendamment du gouvernement et approfondit les acquis du processus, soit l’appareil d’Etat absorbera les cadres du PSUV dans la bureaucratie et la boli-bourgeoisie. Mais rien n’est joué d’avance.

 

3)     Sur le bonapartisme et les perspectives politiques

 

Quant aux références citées sur le bonapartisme « sui generis » et l’allusion à peine cachée au fait que j’aurai « manqué le débat », il ne suffit pas de citer les références. Il faut les lire et aller au-delà. Entre ceux qui pensent qu’il n’existe pas de bonapartisme, d’autres que si, ceux qui parlent de bonapartisme de gauche, ou de bonapartisme « sui-generis » et d’autres qui parlent de césarisme, etc, etc …on ressent une certaine désorientation. Alors, quand Virginia explique que pour les militants « de la gauche latino-américaine, les différences sont d’une clarté absolue », on se demande sur quelle base elle assène cette affirmation alors qu’il existe de tels désaccords[11] ! D’autant que la quasi totalité des références citées par elle se situent dans le même camp, celui de la gauche chaviste.

Plus grave, cette généralisation du terme bonapartisme amène à de véritables excès, comme quand elle écrit que « les dictatures dont nous avons souffert pendant des décennies sont des régimes bonapartistes réactionnaires ».

D’ailleurs nos camarades de Marea Socialista ne s’y trompent pas et ne font pas référence à un quelconque bonapartisme en parlant du gouvernement Chávez. Leur dernier texte publié sur aporrea[12] est explicite et fait une nette différence entre la bourgeoisie et ce qu’ils nomment la « matière première pour la révolution bolivarienne ». En plus des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui agissent pour approfondir la révolution, elle « se trouve chez des cadres qui appartiennent actuellement à l’équipe gouvernementale à différents niveaux de responsabilité ».  Ont-ils tort ? Ce serait intéressant de connaitre l’avis de Virginia.

 

Autre élément, la question que l’on peut se poser est la suivante : y a-t-il un espace pour un bonapartisme « de gauche », « sui-generis », dans l’ère du capitalisme néolibéral ? Une caractéristique retenue par Virginia pour qualifier un tel gouvernement reste une « redistribution minimale de la richesse nationale ». Or, une des caractéristiques de l’époque capitaliste que nous vivons est justement ce refus de toute concession de la part de la bourgeoisie. Dès lors une question essentielle se pose : la viabilité d’un tel gouvernement « bonapartiste sui-generis » devient infime sauf … s’il accentue la rupture avec la bourgeoisie.

C’est en partie ce qui explique le virage « à gauche » qui a suivi le coup d’Etat de 2002. Mais là, nous sortons du cadre donné au bonapartisme « sui-generis » comme à tout bonapartisme, celui de mener une politique pour le compte de la bourgeoisie où comme le dit Virginia « leur objectif est le développement capitaliste de leur pays ».

 

Dès lors, entre les avis contradictoires qui existent au sein de la gauche radicale chaviste sur la caractérisation ou non d’un bonapartisme, « sui-generis » ou pas, on devrait en déduire que cela débouche, vu l’importance donnée par certains à ce débat, sur des tâches politiques différentes. Et bien non. Preuve que ce concept n’est pas opératoire au sens qu’il ne guide en rien sur la politique à mener.

La quasi-totalité de cette gauche chaviste citée par Virginia (et bien d’autres) militent au sein du PSUV ou en sont des « compagnons de route ». La quasi-totalité met en avant la lutte contre la bureaucratie et l’émergence d’une boli-bourgeoisie. La quasi-totalité pense qu’il faut accentuer la mobilisation sociale et l’autonomie des mouvements sociaux d’avec le régime en place. La quasi-totalité milite pour un regroupement de la gauche chaviste. Mais aussi la quasi-totalité soutient Chávez …

Mais peut-être y a-t-il en creux une critique cachée de la politique menée par nos camarades de Marea Socialista quand Virginia termine son article par « Ce qui est clair est qu’ils ne pourront pas le faire [conserver les conquêtes de la révolution bolivarienne] s’ils continuent à déposer leur confiance dans les actuels dirigeants, que ce soit Chávez ou ses héritiers ». En effet, pendant la campagne des présidentielles de 2012, le tract de Marea Socialista du 2 octobre 2012 termine par l’appel « à choisir Chávez qui nous garantit d’avancer vers la conquête définitive du pouvoir politique pour les travailleurs ». Ce qui, au contraire de Virginia, revient à tordre le bâton dans l’autre sens.

 

4)     En guise de petite conclusion (provisoire je suppose)

Le texte de Virginia a l’avantage de mettre par écrit un positionnement qui aurait pu paraitre subliminal dans le cadre de son article, même pour la revue TEAN.

Il y a avant tout une survalorisation de la réalité du mouvement social dans l’histoire du Venezuela qui ne repose pas sur la réalité. Au lieu d’être le résultat d’une analyse historique du pays, elle est le fruit d’une justification d’un positionnement politique a priori.

Parce que le régime de Chávez « doit » à tout prix rentrer dans un corpus élaboré par Trotsky[13], il ne peut y avoir de politique sociale sans forte poussée préalable du mouvement social. Donc il faut imaginer cette auto-organisation. Problème, qui dit mouvement social dynamique dit aussi organisation qui le porte. Or, hormis avec la création de l’UNT (devenue Unete ensuite), ailleurs il faut reconnaitre les difficultés pour structurer des organisations. Le FNCZ est loin de regrouper la paysannerie et connait des divisions[14]. Le mouvement dans les quartiers populaires est trop souvent un mouvement caporalisé, lié étroitement aux missions, plus institutionnalisé qu’autonome. Le mouvement indigène, au début uni derrière Chávez, se retrouve divisé face à la politique industrielle et extractiviste menée par le gouvernement. Le mouvement étudiant est pour une large part sous la coupe de la droite et le mouvement des femmes est coupé en deux : d’un côté un mouvement contre les violences qu’elles subissent et qui est porté par des militantes issues du mouvement des femmes des années 80 ; de l’autre un mouvement de femmes de soutien à Chávez et au processus, souvent imbriqué au PSUV et aux missions.

Ces difficultés ne viennent pas de nulle part. Elles sont l’héritage des périodes antérieures, où la répression des années 60/70 (au nom de la lutte contre la guérilla) s’est perpétuée avec le caracazo, couplée à des politiques économiques néolibérales catastrophiques pour la majorité de la population. Peut-on croire que cette histoire n’a aucun effet sur l’éventuelle montée impétueuse d’un mouvement social ?

 

Or, de cette surestimation de la réalité de la mobilisation sociale résulte toute une caractérisation du régime. Malheureusement, cette méthode tourne le dos à « l’analyse concrète d’une situation concrète » qui doit rester le fil à plomb de nos orientations politiques.

 

 

Paris, le 11 janvier 2013.

 

 

Seconde réponse au camarade Patrick Guillaudat – 18 janvier 2013

 

Cher Patrick,

 

Au moins notre discussion a le mérite d’avoir mis noir sur blanc nos positions et nos différences.

 

D’après toi, la base de mon « erreur » « c’est le trait d’égalité que tire Virginia entre l’Etat et le gouvernement. »  Et tu cites les camarades de Marea Socialista, qui disent : « ce n’est pas un gouvernement des travailleurs, mais il n’est pas non plus celui du capital et de l’impérialisme ». Je suis tout à fait d’accord avec eux. Comme les autres gouvernements bonapartistes sui generis (Bolivie, Equateur) de l’Amérique Latine dont je parlais dans mon article deTEAN La Revue, le gouvernement de Chávez est un gouvernement nationaliste bourgeois que la bourgeoisie ne reconnaît pas comme le sien. Chávez veut  le développement capitaliste de Venezuela. Pour y parvenir,  il s’oppose à l’impérialisme et au  grand capital vénézuélien qui lui est lié. Il essaie de développer une bourgeoisie nationale (la « boli-bourgeoisie ») et de faire des accords avec certains secteurs de la bourgeoisie pas ou peu lié à l’impérialisme. La contradiction est que pour faire face au grand capital et à l’impérialisme il a besoin du soutien des masses, d’où les concessions.

 

Ce type de gouvernement ne veut pas que les masses s’auto-organisent  de manière indépendante.  Par rapport à cela, tu écris que : « La politique actuelle de Chávez est ambivalente. Elle trouve sa source dans sa conception de la politique et du rapport aux masses. On peut établir un certain parallèle avec le rapport au mouvement social chez les staliniens (…) Pour lui comme pour la direction du PSUV, les organisations sociales doivent relayer la politique du gouvernement. C’est la raison de fond du contrôle sur ces organisations. »

 

Pour ceux et celles qui ont essayé sans succès d’organiser les masses de façon indépendante, les raisons pour lesquelles Chavez s’y est opposé ne changent rien à leur situation. Le fait est qu’il est contre l’auto-organisation et l’autodétermination des masses. Les partis et les dirigeants qui s’y opposent, même s’ils se présentent comme la direction d’un mouvement révolutionnaire, font obstacle au développement du processus révolutionnaire.

 

Je ne comprends pourquoi tu me reproches le fait que « la quasi totalité des références citées par elle se situent dans le même camp, celui de la gauche chaviste. »  Je ne vois pas l’intérêt de citer la droite, chaviste ou pas, dans notre discussion.  En tout cas, il y a dans la gauche chaviste peu de doutes sur le fait que Chavez est bonapartiste sui generis, comme tous les articles que je cite le montrent. Contrairement à ce que tu affirmes, cette analyse n’entraînait donc pas une modification dans la tactique électorale. Cela dit, il y a un secteur à gauche qui, lui, considère Chavez comme bonapartiste tout court : celui de Chirino. Là oui, ce secteur a une politique électorale complètement différente : il a crée son propre parti et s’est présenté aux élections tout seul, avec le résultat qu’on connaît.

 

Sur la question de la « redistribution minimale de la richesse nationale » dont je signale dans mon article qu’elle est commune à tous les gouvernements dits « progressistes » d’Amérique latine (pas seulement bonapartiste sui generis), je te conseille de lire mon compte rendu de la réunion de la IV° Internationale à  Paris le 11 janvier, dans laquelle le camarade Machado, de la section brésilienne, expliquait comme cette « redistribution minimale » (Plan « Faim Zéro » et instauration d’un salaire minimum) a permis au gouvernement brésilien de gagner le soutien des secteurs plus pauvres du pays. Il en va de même avec les plans mis en place par les gouvernements de l’Argentine ou de la Bolivie, pour n’en citer que quelques uns. Ils redistribuent de la façon qu’ils peuvent étant donné la crise actuelle du système capitaliste.

 

Ce qui est clair est qu’un gouvernement, même bourgeois, peut faire des concessions quand le prix de ne pas les faire est plus élevé. Le gouvernement du Mexique, que, je te rassure, je ne considère pas « bonapartiste sui generis », a crée un système national de santé gratuit, une action louée par The Economist (qui, tu seras d’accord avec moi, est loin d’être d’accord avec le chavisme) au motif qu’une population « saine » améliore le marché de travail (« Stretching the safety net: Falling ill is no longer an economic disaster», The Economist, 24/11/2012).

 

En tout cas, pour moi ce débat est clos. Plutôt que de continuer à discuter sur le passé, il est plus utile d’essayer d’analyser le présent avec la situation qui s’ouvre avec la maladie de Chávez, les secteurs qui se disputent le pouvoir au sein du chavisme, et la façon dont sa mort/incapacité de reprendre ses fonctions va affecter toute l’Amérique Latine.

 

Sur ce sujet, j’ai aussi un accord avec les camarades de Marea Socialista quand ils écrivent que le chavisme révolutionnaire a aujourd’hui deux tâches à accomplir :

 

« L’une : parvenir à mettre en action le peuple bolivarien afin qu’il participe de manière constituante aux decisions graves et urgentes que le nouveau gouvernement aura à prendre, qu’il le fasse comme un pouvoir réel et pas seulement électoral. L’autre : avancer vers la construction d’une direction, d’un instrument politique propre, surgi de son sein.

En ce qui concerne la première : pour avancer dans la construction d’un pouvoir réel de la base sociale du peuple bolivarien, la multitude de collectifs, d’organisations sociales, de syndicats, la marée humaine des militants organisés ou non, se trouvent dans un véritable processus de réflexion et de débat. Un nombre important de ces collectifs a déjà fait les premiers pas d’un chemin long et ardu, non exempt de dangers, en décidant et en lançant des appels unitaires vers la réalisation de rencontres de base au niveau régional et national. De ce processus devra surgir la direction collective qui exercera un véritable gouvernement révolutionnaire.

Mais le plus important, ce qui peut donner sa consistance au développement d’un pouvoir réel du peuple travailleur,  c’est la seconde tâche : la construction d’un nouvel instrument politique qui récupère les clés du processus bolivarien. Une élaboration politique collective doit permettre d’ouvrir des voies à la Révolution bolivarienne et de la réorienter vers l’application de mesures anticapitalistes. Là-dessus, les formes du débat afin de définir les voies à suivre commencent seulement à s’élaborer. » (« Venezuela: un pueblo que se hizo “presidente” »Carlos Carcione, Gonzalo Gómez, Stalin Pérez Borges,  Juan García, Zuleika Matamoros, Alexander Marín, Alternativa Socialista,Buenos Aires, 17/01/2013).

 

Sommes-nous d’accord sur le fait que la tâche première est de combattre pour l’indépendance politique du mouvement de masse, afin que les travailleurs et le peuple révolutionnaire exercent le pouvoir dans une dynamique anticapitaliste ? Si oui, les différences d’interprétation sur l’histoire sont de peu d’importance. Si non, nous aurions un vrai désaccord politique de fond.

 

Virginia de la Siega

 

[1] TEAN La Revue n° 38 de décembre 2012. L’appellation « progressistes » des gouvernements considérés dans l’article n’est pas de notre fait. Elle vient d’un très large spectre de courants de gauche, de centre-gauche ou anti-impérialistes en Amérique latine, qui ont rendu son utilisation commune – d’où les guillemets.

[2] Voir, parmi de très nombreuses contributions abordant cette question : Sobre el mal uso del concepto ‘‘Bonapartismo’’, Olmedo Beluche , Aporrea 10/12/2007,  http://www.aporrea.org/i… ;¿Democracia protagónica revolucionaria?,  Javier Biardeau R, Aporrea 21/03/2009, http://www.aporrea.org/a…Memoria y lecciones del golpe de Estado en Venezuela y América latina, Modesto Emilio Guerrero, Aporrea 11/04/2012, http://www.aporrea.org/o…Entrevista a Modesto Guerrero: El capital avanza más que el socialismo en Venezuela, Aporrea 22/07/2012, http://www.aporrea.org/a… ; Venezuela: Elecciones del 16D, pese a las incertidumbres, el timón sigue firme en manos del PSUV, Olmedo Beluche, Aporrea 21/12/2012, http://www.aporrea.org/i…

[3]Argentine : « Cristina Fernandez, progressisme et cacerolazos »(entretien avec Claudio Katz),

http://www.contretemps.e…

[4] Cet ouvrage a été publié en ligne sur le site Rebelión : http://www.rebelion.org/… . Les passages cités se trouvent pages 118-119 et 121.

 

[5] Congrès extraordinaire de l’UNETE, Aporrea, 25 décembre 2009,http://www.aporrea.org/trabajadores/a92267.html

[6] MPPTRASS: Ministère du pouvoir populaire, du travail et de la sécurité sociale.

[7] http://www.aporrea.org/trabajadores/a133414.html

[8] ¿Adónde va la revolución bolivariana? Entrevista con Modesto Emilio Guerrero,http://www.aporrea.org/actualidad/a143780.html

 

[9]           Quand elle vote car l’abstention croit spectaculairement après 1989.

[10]          Dans une certaine mesure on peut comparer cette situation de refus de ce qui est à la période d’effondrement de la Démocratie Chrétienne et du Parti Socialiste en Italie.

[11]          Notons au passage qu’elle cite Claudio Katz qui critique les secteurs de gauche latino-américains et notamment argentins qui mélangeraient  « bonapartisme au profil réactionnaire » avec « bonapartisme sui-generis », preuve supplémentaire que pour les militants latino-américains, c’est loin d’être « d’une clarté absolue » !

[12]          http://www.aporrea.org/ideologia/a156622.html , « De qué estamos hablando: Chávez y el liderazgo de la Revolución Bolivariana » par Carlos Carcione, Gonzalo Gómez, Stalin Pérez Borges, Juan García, Zuleika Matamoros y Alexander Marín.

 

[13]          Rappelons quand même que Trotsky adopte une analyse historique en traitant de Cardenas. Comme aucun des concepts élaboré par Marx ou Lénine ne permet de rendre compte de ce régime, il élabore le concept de bonapartisme « sui-generis ». Il part de la situation concrète pour caractériser le régime et ne fait pas l’inverse. Je ne pense pas que l’histoire se soit arrêtée en 1940.

[14]          Dans un entretien avec Gonzalo Gomez le 6 octobre 2012, il nous expliquait que malgré la mise en place du contrôle ouvrier dans certaines entreprises, l’absence de mouvement social fort était en train de poser de sérieux problèmes. Il y en dessinait de deux sortes : l’institutionnalisation des instances de contrôle ouvrier et la bureaucratisation, voire la corruption qui commençait à régner en leur sein. Ce n’est pas un signe d’impétuosité du mouvement de masses.