Publié le Dimanche 1 novembre 2015 à 08h56.

2002-2010 : la génération qui a fait trembler les gouvernements

Dix mouvements en huit ans ! Quelques ministres y ont laissé leur poste, comme Darcos face aux lycéens après avoir été obligé de repousser d’un an sa réforme, ou De Villepin face au plus grand mouvement de jeunes depuis Mai 68, le « mouvement CPE » qui avait obtenu le retrait de cette mesure prévoyant que les moins de 26 ans puissent être embauché avec une période d’essai de deux ans…

Mais pour les lycéens d’aujourd’hui, le CPE c’est le « conseiller principal d’éducation », ce qui n’a pas grand chose à voir avec le « contrat première embauche » dont nous avions imposé le retrait en 2006…

Pourtant, il ne reste pas rien de cette décennie de luttes de masse de la jeunesse. C’est toute une génération qui a alors fait l’expérience de la lutte sociale. Une véritable « génération militante » dont les expériences pourraient bien resservir à l’heure où la crise du capitalisme bat son plein. Tirer les enseignements de cette période, c’est donc chercher à nous armer pour préparer les prochaines luttes de la jeunesse.

 

Pourquoi une « génération militante » ? 

Cette période de mobilisation de masse de la jeunesse a profondément impacté la lutte de classe en France dans son ensemble. Elle a également formé une génération militante. La fondation du NPA était lui-même en partie un produit de cette période, avec l’idée qu’il fallait prendre une initiative politique pour justement organiser cette « génération militante ». Ce phénomène n’était d’ailleurs pas réductible aux simples luttes de la jeunesse scolarisée. Dans les grèves ouvrières ou dans les luttes de l’éducation nationale par exemple, souvent  « les jeunes » de ces secteurs en constituaient l’aile la plus mobilisée et déterminée, celle sur laquelle les militants révolutionnaires pouvaient s’appuyer pour proposer une alternative aux directions syndicales.

A différent moment, et particulièrement durant le mouvement contre le CPE, les jeunes ont été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, en donnant confiance pour descendre dans la rue.

Cela provenait de la combativité et de la massivité qui s’exprimait dans ces mouvements. Les manifestations monstres combinées aux blocages des lieux d’étude donnaient une tonalité radicale aux mouvements et leur caractère massif suscitait la sympathie de la majorité de la population, qui voyait comme légitime cette jeunesse qui se battait pour son avenir. Ce soutien provenait aussi du fait que la jeunesse exprimait un malaise et des inquiétudes vécues plus largement par la population. Elle jouait un rôle de plaque sensible.

 

Force et limites de l’auto-organisation

Les luttes de la jeunesse ont également montré qu’il était possible de gagner, ou du moins de faire reculer les gouvernements. Les lycéens ont fait tomber reporter d’un an l’application de la réforme Darcos. Le mouvement contre la précarité en 2006 a fait tomber le CPE. Ce sont d’ailleurs ces luttes qui ont déclenché les plus importantes crises politiques des gouvernements de l’époque, comme lors du mouvement contre le CPE ou de la révolte des quartiers populaires de 2005. Si Sarkozy déclarait en 2010, en pleine attaque sur les retraites, qu’il fallait « surveiller la jeunesse comme le lait sur le feu », c’est parce qu’il avait bien retenu les leçons des années précédentes.

De notre côté, quels sont les réflexes qui ont opéré, quelles accumulations d’expériences se sont-elles produites ? La force de ces mobilisations résidait dans le rôle important des cadres d’auto-organisation. Pour les luttes étudiantes, chacune des grandes mobilisations (2006, 2007, 2009 et 2010) s’est construite avec des assemblées générales massives, où votaient jusqu’à plusieurs milliers de personnes. Une coordination nationale reposait dans toutes ces luttes sur des délégués élus dans les assemblées générales locales.

La question du blocage des lieux d’études a également occupé une grande place. Redécouvert à une large échelle lors du mouvement lycéen de 2005, il s’est généralisé comme méthode pour la grève majoritaire lors du mouvement CPE, en contribuant à lui donner son caractère exceptionnel. C’est cet aspect qui a fait défaut par la suite. Car lors du mouvement LRU en 2007 et dans les luttes qui ont suivi, le blocage est progressivement devenu un objectif « en soi » et non plus l’outil de construction de la grève. En 2009, l’université de Lille 3 a été bloquée pendant près de trois mois, alors que le nombre d’étudiants actifs se réduisait à peau de chagrin.

Bien sûr, il y a toujours une différence entre ceux qui votent le blocage et les grévistes actifs. Tout dépend de la dynamique globale du mouvement. Mais attention à ce que les outils de lutte ne jouent pas un rôle contre-productif. Prenons l’exemple des modalités de délégation pour les coordinations nationales. Pendant le mouvement CPE, chaque fac élisait cinq délégués si elle était bloquée et trois si elle ne l’était pas. Cette différence permettait de tirer en avant le mouvement en donnant plus de poids aux universités bloquées, au moment où ce moyen d’action traduisait la dynamique ascendante d’un mouvement majoritaire. Dans les mouvements qui ont suivi, cette modalité, qui a été maintenue, tendait à faire du blocage en soi le moyen d’accroître la représentation des facs.

Il ne faut pas relativiser l’importance du blocage des lieux d’études. Difficile d’imaginer sans cela une grève majoritaire dans la jeunesse scolarisée. Mais saisir ses limites permet de comprendre que l’auto-organisation n’est pas une somme de règles administratives (élections, révocabilité…), de cadres de réunions (AG, coordinations...) ou de moyens d’action (blocage, occupation…). L’auto-organisation, c’est la capacité du mouvement de combiner ces différents aspects pour se doter de sa propre orientation, de ses propres objectifs et rythmes en toute indépendance des organisations. Si les révolutionnaires sont les premiers à proposer et construire ces cadres, c’est parce que c’est au travers de leur propre activité que les gens peuvent se convaincre le plus fermement de la nécessité de dépasser en pratique les réponses des réformistes.

Car sinon les réformistes ont les mains libres pour mener leur politique. En 2007, lors du combat contre la LRU, la direction de l’UNEF a trahi le mouvement en quittant la coordination nationale et en allant négocier directement avec le gouvernement. En 2010, elle a chevauché le mouvement sur les retraites en étant majoritaire lors des deux réunions de la coordination nationale. Le point commun entre 2007 et 2010 était le caractère minoritaire du mouvement sur les universités. Du point de vue du nombre comme au sens du trop faible développement de l’auto-organisation, c’est à dire d’un nombre significatif de grévistes actifs sur une politique alternative à celle de la direction de l’UNEF. Ce n’est pas un hasard si des courants comme les « mouvements autonomes », dont la caractéristique principale est de nier la nécessité d’un mouvement majoritaire, se sont particulièrement développés dans ces années là... pour ne presque plus exister aujourd’hui.

 

D’hier à aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ?

La situation actuelle est différente. La génération des années 2000 a quitté l’école depuis longtemps et les réflexes de mobilisation de la jeunesse scolarisée sont plus faibles. Les luttes de la jeunesse ont aujourd’hui un caractère minoritaire. Mais elles peuvent servir à « montrer l’exemple ». C’est-à-dire à démontrer qu’il est possible de lutter... et de gagner, même si c’est à une petite échelle dans un premier temps.

Mais pour que ces mobilisations soient de bons exemples, il faut mener une politique en leur sein pour aller vers l’extension de l’affrontement, vers un mouvement majoritaire. Lors de la dernière mobilisation étudiante sur l’université de Toulouse-Mirail en décembre 2014, aucun « appel national », expliquant les raisons de la lutte et argumentant à destination des autres facs sur la nécessité de se lancer elles aussi dans la bataille, n’a été adopté par les AG qui ont regroupé plus d’un millier d’étudiants. Ce fut un manque dans ce mouvement. Non parce que de tels appels auraient suffi à eux seuls à lancer un mouvement national, mais parce que cela aurait été important pour les étudiants de Toulouse eux-mêmes, pour accroître la compréhension de la stratégie nécessaire pour gagner.

A l’époque de ces mobilisations de masse, l’encadrement du système scolaire était par ailleurs moins fort. A la fac, on pouvait aller ou ne pas aller en cours sans sanction grave. Aujourd’hui, dans la plupart des universités, après trois absences c’est l’invalidation automatique du passage aux examens. Et la multiplication des examens tout au long de l’année rend plus difficile de ne pas concentrer l’essentiel de son temps aux cours. Dans une situation où la précarité s’est étendue et où obtenir un diplôme rapidement pour bosser est devenu essentiel pour une majorité, cela rend plus difficile la disponibilité à l’action collective.

Un autre facteur est que les contre-réformes qui ont aggravé la situation des jeunes n’étaient pas encore appliquées. Les batailles se menaient contre le vote des lois et non contre leur conséquences concrètes. Cela avait un impact sur la perception que l’on pouvait avoir de notre avenir. Nous avions l’habitude de dire que « nous serons la première génération à vivre moins bien que nos parents » pour expliquer  l’avenir qui nous était réservé. C’est contre cette tendance, ce retournement de situation et de perspective d’avenir que les luttes se sont alors développés avec un caractère très massif. Aujourd’hui, cinq ans après, dire que nous vivrons moins bien que nos parents est devenue banal. La génération qui occupe les bancs de la fac ou du lycée sait que le CDI sera l’exception et qu’il est possible que personne ne touche une retraite décente. Cela fait partie de l’avenir « normal » de la jeunesse dans la période de crise actuelle.

 

L’adaptation croissante des organisations syndicales

En dix ans, les syndicats étudiants se sont affaiblis de façon croissante et ont surtout de plus en plus refusé de prendre la moindre initiative pour combattre les gouvernements successifs. Il faut se garder d’enjoliver leur rôle passé, car la direction de l’UNEF notamment a depuis longtemps  mené une politique bureaucratique. Mais il faut noter cette évolution qui pèse.

Au moment du CPE, la direction de l’UNEF convoquait sur toutes les facs des réunions unitaires des organisations syndicales et politiques. Cela avait débouché sur l’organisation des premières AG sur la plupart des universités, ces AG se tenant toutes dans un intervalle de deux semaines. Pendant le mouvement LRU, un cadre unitaire national, le CECAU (Collectif étudiant contre l’autonomie des universités) avait réussi à être impulsé par la TUUD (la tendance de gauche de l’UNEF) et par les JCR (l’organisation de jeunesse de la LCR). Ce collectif avait des déclinaisons locales dans de nombreux endroits et regroupait toutes les forces à la gauche de la direction de l’UNEF autour d’un objectif : construire un mouvement pour l’abrogation de la LRU.

A l’université de Lille 3, durant cette grève, une intersyndicale s’était réunie chaque semaine pendant toute la durée du mouvement, construite en grande partie par la TUUD et regroupant toutes les forces, y compris la tendance majoritaire de l’UNEF. Cette intersyndicale qui sortait un tract par semaine, diffusé très largement, avait permis d’impulser et construire les AG. Il y avait un objectif commun, un mouvement large pour l’abrogation de la LRU qui, au-delà de désaccords importants, permettait à l’unité des organisations de jouer un rôle globalement positif.

Aujourd’hui, les directions étudiantes ne prennent plus la moindre initiative de ce type. Nous ne pouvons pas simplement chercher à répéter les mêmes schémas qu’avant sur l’unité des organisations comme une condition du mouvement. Cela implique que nos capacités d’initiative propres, sans être surestimées, doivent être au cœur de notre politique.

 

Plus que jamais, « pas d’avenir sans révolution » !

Les luttes de masse de la jeunesse ont reculé et les mobilisations actuelles ont des dynamiques différentes. Mais les expériences faites par des millions de jeunes ont laissé des traces. Lors de la dernière grève SNCF, en juin 2014, des cheminots de la gare de Paris Saint Lazare ont animé un « journal de la grève » qui était l’embryon d’un comité de grève et ont été les moteurs de la construction d’une « AG des AG  ». Beaucoup d’entre eux avaient participé à la mobilisation contre le CPE. Loin d’être une coïncidence, cela montre que la dernière décennie de lutte de la jeunesse a permis une accumulation d’expériences qui pourrait bien servir à nouveau.

Le sentiment qu’il y a de moins en moins à perdre au vu de la dégradation de notre avenir pourrait servir de carburant pour pousser à la radicalisation de nouvelles couches de jeunes. Aux révolutionnaires de s’y préparer en saisissant toutes les occasions pour agir dans ces luttes qui de tout temps ont donné des sueurs froides aux classes dirigeantes. Car après la « génération militante » des années 2000 en France, c’est une nouvelle « génération révolution » qui pourrait secouer le monde aujourd’hui !

Damien Dhelil