Publié le Dimanche 1 novembre 2015 à 09h00.

Jeunes au travail, une « armée de réserve » ?

La jeunesse n’est pas un bloc homogène uni par une condition biologique (un même âge). Non seulement l’appartenance de classe, le genre ou les caractéristiques ethno-raciales modulent l’expérience que les jeunes font de cette condition, mais l’Ecole n’en finit pas de diviser, distribuant les jeunes dans des filières hiérarchisées et condamnant une partie de la jeunesse à une mise au travail précoce.

Or les conditions d’existence et les intérêts spécifiques de cette jeunesse au travail sont le plus souvent passés sous silence, tant c’est la figure de l’étudiant, et d’un étudiant libéré des difficultés matérielles (donc plutôt issu des classes dominantes), qui apparaît plus que jamais comme l’emblème de la jeunesse.

 

Transformations du système éducatif et divisions de la jeunesse

Comme le disait Pierre Bourdieu à la fin des années 1970 dans un entretien, « la jeunesse n’est qu’un mot ».1 Tordant le bâton dans l’autre sens par rapport au discours médiatique qui invoquait alors « la montée des jeunes », pour s’en féliciter comme Edgar Morin ou plus généralement pour s’en effrayer, le sociologue insistait notamment sur tout ce qui différencie et sépare les jeunes selon leur origine de classe.

Ce n’est un secret pour personne : derrière un même statut, la jeunesse étudiante est divisée, du point de vue des conditions d’existence – qui dépendent directement de l’origine sociale des étudiants – comme des conditions d’étude et du rapport à la culture légitime, exigée autant que transmise dans et par le système éducatif. Mais que dire de cette vaste opération de division qui a lieu à la sortie du collège, sous couvert d’orientation dite aujourd’hui « active », et qui sépare une jeunesse destinée à poursuivre des études supérieures d’une autre jeunesse, orientée vers le lycée professionnel et l’apprentissage ou tout simplement exclue de toute filière de formation, qui est généralement destinée à occuper les postes les moins bien payés, et souvent les plus précaires, de la classe ouvrière ? 

Il est évident que les politiques dites de « démocratisation scolaire » ont, par vagues (dans les années 1960 puis dans les années 1980), accru considérablement la durée de scolarisation et la proportion de jeunes poursuivant des études supérieures, abaissant mécaniquement la part de ceux et celles qui sortent de l’Ecole sans aucun diplôme (aujourd’hui environ un jeune sur dix, contre un sur quatre au début des années 1980). Ce qui était encore essentiellement un privilège de classe au début des années 1950 (environ 5 % d’une classe d’âge parvenant à obtenir le baccalauréat, la plupart des enfants de la classe ouvrière n’intégrant même pas alors l’enseignement secondaire), s’est indéniablement répandu dans des franges de la jeunesse, d’origine ouvrière ou paysanne, qui en étaient presque complètement exclues auparavant.

Il faut toutefois préciser que l’espérance de scolarisation a stagné et même baissé depuis le milieu des années 1990, passant de 18,8 années en 1995-96 à 18,2 en 2012-13 (pour les 2-29 ans). Mais il faut surtout prendre au sérieux le fait que l’accès aux études longues demeure très inégal selon l’origine sociale des jeunes. Même si environ 40 % des jeunes des classes populaires (enfants d’ouvriers et/ou employés) accèdent aujourd’hui aux études supérieures (contre 20 % d’entre eux il y a 30 ans), l’écart entre ces jeunes et ceux qui appartiennent aux autres milieux sociaux (couches intermédiaires et classes dominantes) est resté parfaitement stable (30 points). A cela s’ajoute le fait que les premiers sont beaucoup plus nombreux à sortir de l’enseignement supérieur sans aucun diplôme.

Si bien que ce qui est de l’ordre de l’évidence pour les enfants des classes dominantes tient, aujourd’hui encore, d’une conquête fragile – et parfois d’un chemin de croix, impliquant notamment de travailler afin de financer ses études – pour ceux et celles appartenant aux classes populaires. En outre, le type d’études auquel accèdent les jeunes diffère très fortement selon la classe à laquelle ils appartiennent. Non seulement ils n’obtiennent pas le même bac – en 2012, 46 % des enfants d’ouvriers bacheliers obtiennent un bac pro, contre seulement 10 % pour les enfants de cadres supérieurs –, mais l’orientation post-bac dépend aussi de l’origine sociale. Tout cela contribue à expliquer que les enfants d’ouvriers peuvent représenter 20 % des effectifs en BTS mais seulement 6,3 % en « classes préparatoires aux grandes écoles » et 2,7 % en écoles de commerce (chiffres de 2013-2014). 

 

De la relégation scolaire à la précarité

Contrairement au mythe de la « démocratisation scolaire », qu’entretiennent les idéologues réactionnaires en prétendant que les diplômes seraient aujourd’hui bradés, la sélection scolaire et les processus inégalitaires persistent donc, souvent à des niveaux plus élevés des cursus mais en continuant de laisser sur le carreau une part importante des jeunes. A 17 ans, 45 % ne fréquentent pas le lycée général ou technologique, et les enfants de la classe ouvrière sont largement surreprésentés parmi ces derniers. Cette marginalisation scolaire prend des formes variées, allant de l’orientation vers le lycée professionnel (qui reste la voie principale à travers laquelle se réalise cette marginalisation, puisque 27,9 % des jeunes y sont scolarisés) à la déscolarisation (9,7 %) en passant par l’apprentissage (7,5 %).2

D’un point de vue politique, on ne saurait mettre sur le même plan toutes ces voies, quand bien même elles fonctionnent toutes objectivement comme des voies de relégation. A partir des années 1970, aussi bien les gouvernements que le patronat ont cherché à relancer l’apprentissage en le « modernisant », puis à le favoriser au détriment du lycée professionnel, notamment en incitant les patrons à embaucher des apprentis via des exonérations de cotisations sociales.3 François Hollande n’a-t-il pas confirmé qu’à compter du 1er juillet 2015, les entreprises de moins de 11 salariés n’auraient rien à payer pendant un an pour l’embauche d’un apprenti mineur ? C’est donc l’Etat qui prendra en charge l’intégralité du salaire – 25 % du SMIC pour un mineur – et des cotisations.

Les raisons d’une telle politique sont simples : les apprentis sont dépendants matériellement et sous la domination idéologique directe du patronat.4 L’apprentissage constitue ainsi un instrument de formation d’une main-d’œuvre étroitement qualifiée mais aussi un dispositif de contrôle, autrement dit de production de la docilité. Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner qu’à partir des années 1990 les gouvernements aient cherché à exporter ce dispositif bien au-delà des formations professionnelles de niveau V (CAP-BEP). On trouve à présent quantité d’apprentis dans l’enseignement supérieur, notamment dans les formations de niveau BTS et dans les écoles d’ingénieur, la poursuite d’études se payant donc pour nombre d’enfants des classes populaires et intermédiaires d’une mise au travail.

Et si l’apprentissage est parfois revendiqué du côté des jeunes, en particulier d’origine populaire, c’est à la fois parce que le salaire touché, même très faible, permet de financer les études et de s’extraire d’une dépendance totale à l’égard des parents, dans une situation où nombre de familles populaires sont paupérisées, mais aussi parce qu’on fait miroiter aux apprentis une meilleure insertion professionnelle. Or, si certaines études confirment cette meilleure insertion des apprentis par rapport aux lycéens professionnels, c’est sans doute que les patrons jugent effectivement que les premiers ont fait la preuve durant leur apprentissage de leur docilité, mais aussi en raison de l’éviction – via des ruptures fréquentes des contrats d’apprentissage – des apprentis les moins ajustés à ce qu’on exige d’eux.5

Si une part croissante de la jeunesse poursuit des études supérieures (une partie importante ne parvenant toutefois pas à y obtenir un diplôme), il reste que 37,3 % des 15-24 ans étaient comptabilisés comme « actifs » en 2013 (donc en emploi ou considérés comme en recherche d’emploi), chiffre qui laisse évidemment de côté tous ceux qui ne sont pas inscrits à Pôle emploi.

Or les conditions d’emploi ont passablement changé pour cette catégorie d’âge depuis 30 ans. En 2011, 49,8 % des 15-24 ans occupaient un emploi précaire (CDD, intérim ou apprentissage), contre 16,2 % en 1984, alors que, dans la même période, cette part de l’emploi précaire passait seulement de 2,3 % à 5,2 % pour la catégorie des 50 ans et plus. De même le chômage touchait, selon les chiffres officiels (donc minimisant la réalité du phénomène), 23,9 % des 15-24 ans en 2013 contre 15 % en 1989 (respectivement 6,7 % et 5,4 % pour les 50-64 ans).

Ainsi, c’est surtout dans la jeunesse que se sont répandus le chômage et la précarité, particulièrement parmi les femmes, les moins diplômés et les jeunes appartenant aux classes populaires. On comprend mieux dès lors ce que peut avoir d’explosif dans ce secteur le combat contre la précarité, comme l’avait démontré le mouvement anti-CPE en 2006 ou, entre autres exemples, les énormes manifestations que le mouvement des « Precários inflexíveis » était parvenu à organiser au Portugal en mars 2011. A une échelle plus petite et moins visible, les luttes pour faire embaucher les jeunes précaires – CDD en fin de contrat et intérimaires notamment – sont non seulement importantes en elles-mêmes, mais aussi décisives en tant que combats pour l’unification du prolétariat, brisant en acte la division créée de toute pièce par le patronat entre travailleurs permanents et temporaires. 

S’il soumet l’ensemble des travailleurs à une même logique d’exploitation, le capitalisme a besoin, pour se perpétuer, non seulement de former des travailleurs suffisamment qualifiés, mais aussi de reproduire une main-d’œuvre différenciée et disciplinée. Le système de formation est actuellement la principale institution qui assume cette fonction de qualification, de hiérarchisation et de domestication des futurs travailleurs. Or la relégation ou l’exclusion scolaires d’une partie de la jeunesse, condamnée à quitter l’Ecole sans véritable qualification, fait partie de l’accomplissement de cette fonction, fournissant au Capital ce que Marx nommait une « armée de réserve de travailleurs ».

Ainsi voit-on se former une couche sociale qui fait indéniablement partie du prolétariat mais dont les membres subissent la précarité et l’insécurité sociale comme une malédiction permanente, alternant entre des jobs sans avenir, des formations généralement au rabais, des stages qui n’en sont pas vraiment, des périodes de chômage ou des boulots d’intérim dont les patrons ont besoin pour faire face aux aléas de la conjoncture économique. S’il est évident qu’organiser ces jeunes est une tâche éminemment difficile, tant leur présence est souvent intermittente sur les lieux – de travail et d’étude – où existent des cadres collectifs, on ne saurait y renoncer sans renoncer du même coup à unifier la jeunesse dans un combat contre ce système qui la divise et l’opprime.

Ugo Palheta

  • 1. Voir : P. Bourdieu, « Questions de sociologie », Minuit, 1980. Voir aussi J.-C. Chamboredon, « Jeunesse et classes sociales », Editions de la rue d’Ulm, 2015.
  • 2. Pour l’année 2013-2014. Voir « Repères et références », http://www.education.gou…
  • 3. Pour aller plus loin, voir « L’enseignement professionnel, conquête ouvrière et école de classe », revue L’Anticapitaliste (septembre 2013, n° 46).
  • 4. Toutefois, l’accroissement des périodes de stage en entreprise pour les lycéens professionnels – aujourd’hui 22 semaines sur 3 ans pour les « bacs pro », entre 12 et 16 semaines sur 2 ans pour les CAP – les rapproche de plus en plus des apprentis. Ainsi s’opère une convergence entre apprentissage et lycée professionnel.
  • 5. Sur l’apprentissage, voir « Mosaïque de l’alternance », revue « Diversité », n° 180, 2ème trimestre 2015.