Publié le Dimanche 8 décembre 2024 à 09h00.

« La transphobie, c’est défendre le fait que chacunE reste à sa place dans le patriarcat »

Entretien. Maud Royer, autrice du « Lobby transphobe » et présidente de l’association Toutes des femmes, qui a lancé la campagne « Juge pas mon genre » pour la simplification du changement de nom à l’état civil répondait aux questions d’Ada sur le plateau de la chaîne l’Anticapitaliste à l’occasion du TDOR (Transgender Day of Remenbrance).

Avec ce titre « le Lobby transphobe », voulais-tu faire référence à la droite et à l’extrême droite ? 

Oui, ce titre est une référence aux accusations portées depuis des années contre les défenseurEs des droits des personnes LGBT d’être un lobby. C’est aussi de la guérilla en termes de référencement web. Et cela désigne aussi des organisations qui agissent en véritable lobby, pour tenter d’influencer le gouvernement, les parlementaires afin de faire reculer les droits des personnes trans et en particulier en entrant par la porte des enfants trans.

Tu évoques la possibilité d’un féminisme transphobe pour expliquer qu’il n’existe pas…

Il n’y a pas en France un mouvement social de dizaines de milliers de féministes qui soient mobilisées contre les droits des personnes trans ou même qui pensent que les droits des personnes trans entreraient en conflit avec les droits des femmes. Il y a eu une tentative en France d’importer cette idée née en Angleterre en 2020 et qui est à l’origine de la création de l’association dont je suis présidente, qui rassemble des femmes cisgenres (qui ne sont pas trans justement) et des femmes transgenres, pour faire le pont entre les mouvements féministes et trans. En France, on a plutôt gagné cette bataille ces dernières années, avec le mouvement social féministe et les centaines de milliers de femmes qui sont chaque année dans la rue contre les violences ou le 8 mars. Elles s’expriment très clairement contre la transphobie. 

Même si je pense qu’on est en train de gagner le rapport de forces dans un féminisme plus institutionnel — celui financé par les grandes fondations qui reçoivent de l’argent des grands groupes ou des subventions de l’État, mais qui souvent est très éloigné en fait du féminisme tel qu’il est en réalité défendu par les militantEs féministes à la base — cette bataille n’est jamais gagnée définitivement. Ces dernières années on a su imposer un rapport de forces : la transphobie est incompatible avec le féminisme. La transphobie c’est défendre le fait que chacunE reste à sa place dans le patriarcat, donc c’est d’abord compatible avec la préservation de la domination masculine bien plus qu’avec le féminisme, évidemment. 

Les réactionnaires instrumentalisent le féminisme, mais aussi les lesbiennes contre les personnes trans. Dans ton livre tu montres que ce sont les lesbiennes qui soutiennent le plus les personnes trans…

C’est presque une sous-déclinaison de l’instrumentalisation du féminisme, qui est encore plus ridicule. Il n’y a pas un secteur des mouvements lesbiens spécifiquement transphobes. On parle de quelques groupes, de quelques dizaines de personnes en France. Outre-Manche les enquêtes montrent que les lesbiennes sont la catégorie sociologique la moins transphobe de la population. Il n’y a quasiment pas d’espace lesbien qui exclut les personnes trans, au contraire ! Les lesbiennes cis sont plutôt des alliés dans les luttes, parce qu’il y a beaucoup de lesbiennes trans en réalité. Mon association par exemple est une association non mixte de femmes — de femmes trans et de femmes qui ne le sont pas — qui ne regroupe quasiment que des lesbiennes. Dès qu’on fait de la non-mixité, il y a toujours beaucoup de lesbiennes. Le milieu lesbien est l’un des moins transphobes qui soit. La volonté d’alliance politique, elle est là. 

Quelles sont les organisations transphobes dont tu parles dans ton livre ?

En France, le lobby de petites organisations qui essaient d’influer le gouvernement a un nom : l’Observatoire de la Petite Sirène (OPS), créé par Caroline Éliacheff et Céline Masson en 2021. Il est apparu en même temps qu’Éric Zemmour et Valeurs Actuelles ont commencé à parler des personnes trans à la télévision. L’OPS vient essentiellement de certains secteurs réactionnaires de la psychanalyse qui sont déjà exprimés précédemment contre le PACS, contre la PMA avec tout un discours qui marche très bien sur la binarité femme-homme, la complémentarité et l’opposition des sexes. Un discours digne du Vatican qui dit que « remettre en cause cette complémentarité supposée, c’est toucher au fondement de la société et faire quelque chose de très dangereux qu’on ne maîtrise pas ». L’OPS a fini par écrire un rapport, qui a été utilisé par les sénateurs LR pour produire une proposition de loi qui restreint l’accès au soin des mineurEs trans. Ce sont donc des réactionnaires, des descendants de la Manif pour tous qui avancent main dans la main pour faire reculer les droits des personnes trans.

Pourquoi ce fameux projet de loi vise-t-il les enfants trans ? 

Pendant très longtemps en France, et c’est encore d’une certaine manière le cas, les personnes trans étaient extrêmement psychiatrisées, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas transitionner autrement qu’en passant par une équipe hospitalière avec un psychiatre qui évaluait si on était réellement trans ou pas et qui décidait ou non de nous donner des hormones. Dans les vingt dernières années en France, les associations — notamment de santé communautaire dans la lignée des associations créées autour de la question du VIH et du Sida — ont réussi à faire reculer cette psychiatrisation. 

Ce que les transphobes ont perdu dans le champ de la psychiatrie et du système de santé, ils essaient de le réimposer par la loi pour que la psychiatrie et les médecins redeviennent cette institution qui empêche les gens en fait d’être autonomes et de décider de leur parcours de vie. 

Ces gens-là disent « on ne devrait pas donner des hormones aux mineurEs » mais dans leurs documents on peut lire « bon finalement avant 25 ans on peut pas vraiment savoir non plus ». Finalement, il s’agit pour eux de ré-interdire les transitions avant même 25 ans, et puis après de les ré-interdire, comme c’était le cas avant, par exemple aux personnes qui sont en couple hétérosexuel.

L’association Toutes des femmes, dont tu es présidente, a lancé la campagne « Juge pas mon genre » pour faciliter le changement d’état civil. Pourquoi cette ­campagne ? 

Cette campagne, on l’a décidée à la fin de l’année 2023. C’est une campagne pour simplifier le processus de changement d’état civil qui en France est toujours judiciaire. On doit faire une requête au tribunal qui est ensuite examinée par le procureur qui rend un premier avis, puis ça passe aux juges qui souvent convoquent une audience. Puis on se rend à l’audience, en ayant bien fait attention à s’habiller d’une manière conforme au genre dans lequel on demande à se faire reconnaître. Puis le juge examine tout ça, examine les preuves, les témoignages des amiEs, de la famille — si on lui parle encore — de ses collègues — pas évident avec la discrimination. Nous estimons que cette procédure est discriminatoire et violente en soi et qu’elle produit de la discrimination. Au début d’une transition de genre, on est plus exposé aux discriminations, parce qu’on n’a pas encore forcément tissé des réseaux de solidarité, parce qu’on a perdu parfois ceux qu’on avait précédemment, parce qu’on s’est coupé de sa famille, de certainEs amiEs… C’est un moment de grande vulnérabilité, accru par le fait de ne pas avoir de papiers qui correspondent à son identité. Les discriminations sont exacerbées dans toutes les situations où on doit présenter ses papiers. Simplifier la procédure du changement d’état civil pour qu’elle soit faite sur simple demande, c’est d’abord une mesure de lutte contre les discriminations. 

L’Espagne vient de le faire ; l’Allemagne l’a fait. Cela existe déjà dans nombreux pays d’Europe depuis quelques années. 

Ça serait un peu mettre un énorme stop à l’offensive transphobe qu’on a actuellement…

On l’espère. On doit profiter du fait que ça existe médiatiquement pour gagner ce débat, pas seulement pour faire avancer la loi mais aussi gagner ce débat dans la population. Aujourd’hui de toute façon la majorité de la population est pour la facilitation de changement d’état civil. Ce serait bien qu’on gagne ce débat et qu’on le règle en fait aussi dans l’espace médiatique.

Le changement d’état civil sur demande est dans le programme du NFP ; Macron l’a qualifié d’ubuesque et une proposition de loi devrait bientôt être déposée à l’Assemblée. Mission accomplie ?

La lutte trans, c’est une goutte d’eau dans la grande lutte contre le fascisme qui monte. Je veux qu’on arrive à repousser cette vague de montée de l’extrême droite. À travers cette campagne, du Parti socialiste à l’extrême gauche, on a un soutien très clair des droits des personnes trans. En même temps il y a évidemment la lutte notamment pour l’accès aux soins et pour changer le système de santé pour qu’il accueille mieux les personnes trans. Cette lutte ne s’arrête pas !

Propos recueillis par Ada