Depuis une bonne décennie, les théories « post-coloniales » occupent une place grandissante. Dans le champ de la recherche universitaire, sous l’appellation « études post-coloniales », une référence transparente aux « postcolonial studies »… Mais, également, dans le champ du débat politique et des discours militants. Au cœur des productions, par ailleurs fort diverses, de ce courant idéologique, on trouve essentiellement une insistance sur le passé colonial des grandes puissances européennes – en particulier la France - comme facteur explicatif quasi exclusif non seulement de leur histoire, mais aussi de leurs conflits sociaux actuels comme, par exemple, la révolte des banlieues. Finalement, ce serait le même combat, éternellement renouvelé, entre la « figure » du « colonisateur » et celle du « colonisé », de « l’indigène »…
Publiés ce printemps, les ouvrages d’Yves Lacoste1, de Jean-François Bayart2 et de Frederick Cooper3 s’inscrivent dans des registres assez différents. Mais tous les trois contribuent utilement à une approche (très) critique des théories postcoloniales. Une fois que l’on a pris acte des bonnes questions que ces dernières ont contribué à soulever, force est en effet de constater les limites des réponses apportées, notamment du fait de leur niveau élevé d’abstraction et de généralité.
Intellectuel engagé aux côtés des peuples en lutte lors de la guerre d’Algérie et de la guerre du Vietnam, convaincu que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », Yves Lacoste a fondé, au milieu des années 1970, la revue Hérodote, « revue de géographie et de géopolitique ». Considérant que les tensions dans les quartiers populaires comme les révoltes des banlieues sont, pour l’essentiel, l’expression de questions sociales (à commencer par la question du logement) et non d’un improbable « post-colonialisme », Yves Lacoste pense qu’il importe au plus haut point de « ne pas confondre colonialisme et toute forme de domination ».
Et il s’inquiète des approximations et des caricatures en vogue et de leurs conséquences : « L’idée que l’on se fait de la colonisation et du colonialisme, inspirée par maints discours accusateurs d’allure philosophique, est en quelque sorte celle d’une immense entité supra-terrestre dotée de pouvoirs maléfiques et qui depuis des siècles aurait poussé et aidé les Européens (pourquoi eux ?) à conquérir l’ensemble de la Terre et au fur et à mesure qu’ils la découvraient pour en asservir les populations après avoir massacré ceux qui résistaient ».
Il souhaite donc donner la réplique aux théories « post-coloniales » en recourant à l’histoire et, plus précisément, à l’histoire géopolitique. L’essentiel de son ouvrage est donc consacré, dans un premier temps, à montrer comment les empires coloniaux – notamment l’empire colonial français - se sont écroulés. Il reprend les récits, fort différents selon les pays, des luttes pour la décolonisation. Puis, dans un deuxième temps, il retrace les principaux épisodes des conquêtes coloniales, là aussi fort différents selon les puissances colonisatrices (France, Royaume-Uni, Espagne et Portugal) et selon les pays colonisés. à aucun moment et d’aucune manière, Yves Lacoste ne « justifie » les horreurs du colonialisme. Mais, l’on sent parfois comme le regret ou la nostalgie que les choses ne se soient pas passées différemment… Par ailleurs, il insiste à de nombreuses reprises sur les contradictions internes agitant ces sociétés avant la colonisation et la manière dont le colonisateur les a exploitées et a trouvé des alliés locaux pour imposer sa domination. C’est dire que l’on pourra, naturellement et aisément, contester tel ou tel récit, telle ou telle interprétation. Précisément parce qu’il s’agit d’histoires réelles, de faits historiques et non, simplement, de « figures » ou de « représentation », le débat est possible…
Autre originalité de cet ouvrage, Yves Lacoste n’hésite pas à soulever une question dont, à l’évidence, il pense qu’elle constitue un facteur explicatif important du malaise des banlieues. L’immigration d’origine algérienne constitue la partie la plus importante de l’immigration installée en France. Or, la majorité de cette immigration est postérieure à la fin de la guerre d’Algérie et, donc, à l’indépendance. D’où l’interrogation : « déni du passé colonial ou déni des causes de l’exode post-colonial ? » Yves Lacoste n’hésite pas à remuer le couteau dans la plaie : « pourquoi des patriotes algériens sont-ils venus vivre en France dès 1963 ? » Il apporte ses propres éléments de réponse en retraçant les différents épisodes dramatiques de la lutte d’indépendance : d’abord « la rivalité mortelle du FLN et du MNA », puis « le conflit maquis de Kabylie / armée de l’extérieur »… Ces éléments de réponses nécessiteraient sûrement un débat plus approfondi… mais on comprend qu’ils soient dérangeants pour ceux qui se demandent « pourquoi les grands-pères sont-ils venus vivre en France ? »
Même s’il prend la précaution d’y adjoindre un point d’interrogation, on se gardera bien de partager les illusions d’Yves Lacoste lorsqu’il suggère « des dialogues sur la question de la nation ? » comme remèdes aux tensions sociales. Mais l’on retiendra une charge bien sentie contre « ces postcolonial studies qui se fondent sur des catégories philosophiques et qui privilégient en fait les analyses de littérature comparée et même de psychanalyse » et « refusent d’accorder quelque importance à l’histoire, et surtout pas à l’histoire particulière de chacun des peuples colonisés ».
Par son style, l’abondance des références savantes et des auteurs interpellés, l’ouvrage de Jean-François Bayart pourrait sembler, à première vue, assez universitaire. Mais l’on s’aperçoit très vite qu’il a la dent dure et la plume parfois cruelle, s’agissant de ceux qui voient « dans la situation coloniale et sa reproduction l’origine et la cause des rapports sociaux contemporains, qu’ils soient de classe, de genre ou d’appartenance communautaire, tant dans les anciennes colonies que dans les métropoles ».
Il s’insurge d’abord contre la prétention des tenants des études postcoloniales à se poser en victimes incomprises du conservatisme universitaire. Il montre qu’il n’en est rien : le phénomène a d’abord touché le monde anglo-saxon. Puis, affirme-t-il, « les sciences sociales (anglophones) dans leur ensemble se postcolonialisent ». Et enfin, « le fait nouveau est que les études postcoloniales prospèrent désormais en France ». Et puis, selon lui, leurs questions et leurs apports éventuels n’ont en réalité… rien de bien nouveau. Il y a plus d’un demi-siècle que de nombreux intellectuels d’une autre dimension se sont « emparés de la question coloniale dans la France des années 1950 » : Césaire, Senghor, Memmi, Fanon, Sartre…
Les théoriciens du « post-colonialisme », on le sait, jettent fréquemment le discrédit sur ceux qui ne partagent pas leur point de vue au motif que, prisonniers de leur « culture occidentale » - notamment de la « philosophie des Lumières » - ils seraient incapables de vraiment comprendre le colonialisme, dont l’une des origines serait précisément… « les Lumières ». Jean-François Bayart n’hésite pas à leur renvoyer la balle, en termes peu diplomatiques, à propos de « la soudaine promotion des postcolonial studies » et de « la stigmatisation de l’arriération française ». Selon lui, on peut y voir « une stratégie de niche de la part de chercheurs en quête d’une part du marché académique » ! Ou encore : « une coquetterie à mi-chemin du snobisme américanophile et du masochisme hexagonal »…
Mais, comme les deux autres auteurs évoqués dans cet article, le reproche le plus radical que Jean-François Bayart adresse, exemples à l’appui, à ce courant idéologique est encore d’ignorer l’histoire (ou de la traiter de façon extrêmement superficielle) : « les postcolonial studies s’occupent moins de pratiques, que documenterait un travail de terrain ou d’archives, que de discours et de représentations à partir desquels elles dissertent voire extrapolent de manière souvent abusive ». Une ignorance de l’Histoire qui conduit à de nouvelles erreurs de méthode pour analyser le présent : « Elles postulent une reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du colonial. À présentation a-historique de la situation coloniale, legs a-historique de cette dernière ».
Il arrive aussi à Jean-François Bayart de sortir incidemment du domaine de la critique universitaire – fût-elle… musclée – pour évoquer des conséquences plus politiques de ces débats. Dans ce domaine, il pointe bien le danger des théories postcoloniales : « En France, elles contribuent par exemple à ethniciser la question sociale et politique des banlieues et à poser en termes exclusifs de racisme ce qui relève de la « lutte des classes » (…) au risque de s’ériger en prophétie autoréalisatrice ».
Une préoccupation qu’il reprend dans sa conclusion : « En France, les Indigènes de la République inventent la colonie de leurs cauchemars, et aussi de leurs rêves, c’est-à-dire de leurs combats contre l’exclusion, l’injustice sociale, le racisme ordinaire (…) Le mythe de la colonie sera aux banlieues ce que celui des Cathares a été au Midi : une invention politique de la tradition, historiquement inepte ».
Le livre de Frederick Cooper, spécialiste de l’histoire africaine du xxe siècle, inclut plusieurs essais traitant de différents aspects de l’analyse du colonialisme comme, par exemple, le chapitre consacré au thème « syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française ». Ou encore ceux consacrés aux concepts majeurs aujourd’hui les plus utilisés par les auteurs traitant du colonialisme : identité, globalisation, modernité. Ces études particulières constituent l’intérêt essentiel de l’ouvrage et mériteraient chacune des commentaires spécifiques. On se contentera ici d’évoquer quelques passages exprimant la contribution de Frederick Cooper au débat sur les théories « post-coloniales ».
Dès la deuxième page, il pointe les limites d’une « approche davantage concentrée sur la posture – sur l’examen critique de la position de sujet du chercheur et partisan politique – que sur le processus, sur la manière dont les trajectoires d’une Europe colonisatrice et d’une Afrique et d’une Asie colonisées se sont mutuellement influencées au cours du temps ». De même qu’Yves Lacoste et Jean-François Bayart, il dénonce (ironiquement) le niveau d’abstraction et de généralité des théories post-coloniales : « à ne pas circonscrire le colonialisme, on risque de se retrouver avec un projet colonial vaguement situé entre 1492 et les années 1970, au contenu et à l’importance variable, avec également une Europe de « l’après-Lumières » pareillement intemporelle, et de passer à côté des luttes qui ont reconfiguré les possibilités et les contraintes durant cette période. » Comme les auteurs précédents, il signale « l’influence de la littérature et de l’anthropologie » et déplore que « l’on recourt à des méthodologies anhistoriques pour répondre à des questions qui sont inévitablement historiques ». Ou encore « l’influence excessive accordée aux abstractions dépourvues d’acteurs historiques ».
Dans d’autres développements, prenant en compte le caractère relativement récent de l’état-nation, il s’interroge sur la nécessité de resituer l’étude des empires coloniaux dans celle, plus globale, des empires. Voire sur l’impossibilité de faire autrement : « comment distinguer clairement les empires coloniaux des autres types d’empires ? »
Parcourant l’histoire des études coloniales, il s’étonne : « l’intérêt pour l’analyse du colonialisme a connu son apogée à une époque où il n’était plus un problème politique ». En réalité, pour le cas spécifique du discours post-colonial, il a bien une petite idée : « la théorie postcoloniale fut en grande partie motivée par l’échec des états décolonisés à accomplir un projet émancipateur »…
À plusieurs reprises, Frederick Cooper revient sur « les Lumières », leur rapport (supposé) avec le colonialisme et le débat très peu fertile occasionné par ces théories : « La critique des Lumières et de la modernité est devenue l’une des activités favorites des études coloniales et postcoloniales. À cette critique a répondu une défense des Lumières et de la modernité contre les barbares (…) À un tel niveau d’abstraction, le débat n’est guère éclairant… »
Enfin, Frederick Cooper se risque aussi sur le terrain des conséquences politiques, par le biais d’un parallèle historique avec les intellectuels anti-colonialistes du passé : « Mais si l’on relit les travaux du début des années 50, on est frappé par leur engagement politique, par le fait que leurs auteurs avaient le sentiment de dire des choses importantes (…) Ils reformulaient les discours, critiquaient certains types d’intervention, dénonçaient l’oppression ou l’indifférence (…) Ces travaux étaient un appel à l’action ».
Et de conclure, à propos des tenants actuels des théories postcoloniales : « aujourd’hui, une fois que le colonialisme est identifié au jumeau malfaisant de la rationalité héritée des Lumières, on ne voit plus très bien ce que l’on doit faire ensuite ».
Une appréciation cruelle – mais bien vue ! – des limites de ce courant idéologique, qu’il s’agisse de l’analyse des phénomènes sociaux ou des perspectives militantes.
François Coustal