Publié le Samedi 2 décembre 2023 à 11h00.

« L’extrême droite et la droite sont les premiers lieux de production d’opinions antisémites »

L’Anticapitaliste a rencontré Simon Assoun du collectif Tsedek !, un collectif de juives et juifs décoloniaux luttant contre le racisme d’État en France, et pour la fin de l’apartheid et de l’occupation en Israël-Palestine. Extrait.

Le collectif Tsedek, qui veut dire « justice » en hébreu a été fondé en juin 2023. D’où vient la création du collectif ? 

Tsedek est né de la rencontre entre des militants et militantes juifs et juives issuEs du mouvement social, des luttes de l’immigration contre le racisme et contre le colonialisme et l’apartheid en Israël et Palestine. Ils et elles avaient envie et besoin de porter une voie juive décoloniale dans le débat public en France. 

Pour nous, la pensée décoloniale c’est une pensée qui cherche à identifier ce qui dans les rapports d’oppression, dans les rapports d’exploitation relève de ce processus de domination du Nord sur le Sud, et de cette hégémonie occidentale, héritée notamment de la période coloniale. Nous parlons de capitalisme, d’impérialisme, de racisme, et la pensée décoloniale essaye d’identifier ce qui est central et ce qui est opérant dans ces phénomènes-là et renvoie à cette histoire coloniale européenne. Nous avons développé ce collectif pour développer des outils théoriques, politiques et pour intervenir dans le débat public, politiquement, sur les luttes autour du racisme d’État, des luttes contre le colonialisme, que ce soit en France ou en Palestine.

Cette pensée décoloniale est très utile et très opérante pour appréhender l’histoire juive et la situation actuelle des populations juives. On parle de l’anti­sémitisme, on parle des processus de racialisation des juifEs. Ça nous permet d’appréhender toutes ces questions qui nous concerne pour se les réapproprier et devenir des vrais sujets politiques.

On a envie que Tsedek soit également un espace pour se réapproprier, de manière collective, tout un tas d’éléments de la judaité, ce que ça veut dire d’être juifEs en France. Il s’agit de développer des initiatives culturelles, autour des spiritualités, des différentes manières d’être juifEs, de vivre sa judaïté, de vivre son rapport au monde. Pour nous, c’est aussi une démarche décoloniale, de réappropriation d’une partie de nous-mêmes, d’une partie de notre identité qui est très impactée par la modernité, par le monde tel qu’il est aujourd’hui — donc structuré par l’exploitation, par l’oppression, par le capitalisme et par l’histoire de la colonisation qui est très centrale dans la formation du monde actuel. Malgré la décolonisation, la pensée décoloniale vient dire qu’on vit toujours dans ce même monde, dans ces mêmes rapports de domination Nord-Sud et qu’il s’agit d’aller au bout de ce processus d’émancipation collective de libération, ce qui inclut aussi la question du système de ­production du capitalisme.

Aujourd’hui qu’est-ce que l’anti­sémitisme en France ? D’où il vient ? Qui produit l’antisémitisme ? Qui concerne-t-il ? Comment concerne-t-il les juifEs en France ?

Il faut partir d’une définition pas trop compliquée et définir l’antisémitisme comme étant l’hostilité contre les juifEs en tant que juifEs. C’est ça l’anti­sémitisme. C’est un discours qui a une fonction très importante dans la formation des États-nations européens et des sociétés modernes européennes car c’est le discours qui a permis de justifier, de légitimer le fait que ces sociétés, ces États-là se sont construits en partie contre les juifEs, et en partie sans les juifEs. En reprenant les discours antijuifEs issus du Moyen-Âge, voire de l’Antiquité, qui ont toujours perçu les juifEs comme des éléments étrangers aux sociétés européennes, avec toute une dimension de menace : de dissolution, de saper les bases de la cohésion dans la modernité de la nation et de l’État-nation. C’est la fonction historique de l’antisémitisme. On dit que l’anti­sémitisme est multiforme et même protéiforme, qu’il peut s’hybrider de différents éléments de pensée. Aujourd’hui les formes, peut-être les plus hégémoniques de la pensée antisémite, renvoient d’une part à la racialisation des juifEs, une manière de les altériser, de les minoriser et, d’autre part, à tous les discours complotistes qui s’articulent autour des idées très classiques de l’antisémitisme traditionnel, sur les juifEs et le pouvoir, sur l’argent, etc. Ce qui reste prégnant dans l’anti­sémitisme aujourd’hui, ce sont ces préjugés-là, ces idées-là issues de l’antisémitisme traditionnel.

Quand tu dis « racialiser », est-ce que tu veux dire penser les juifEs en tant que peuple, en tant que race, comme un tout racial, comme un champ culturel, ­politique,­ ­religieux ?

Tout ce qui est exprimé sur le champ de la culture, de la ­religion ou de la politique vient de cette matrice qui vise à considérer les juifEs comme un tout, un tout autre, un tout étranger, l’extranéité imposée aux juifEs. On peut remonter aux publications et aux débats en Espagne sur les lois du sang, à l’époque de la Reconquista : quand il était dit que les juifEs n’étaient pas d’ici, qu’ils n’avaient rien à faire en Europe. 

Les enquêtes de la CNCDH (Commission nationale constitutive des droits de l’homme) sont un peu paradoxales : elles constatent une baisse générale des opinions antisémites en France, ainsi qu’une baisse générale des opinions racistes, avec une hausse de l’indice de tolérance. En revanche, on constate une augmentation des actes antisémites et des actes islamophobes. Nous observons aussi, à côté de ces travaux-là, une racialisation de plus en plus intense des rapports sociaux, des rapports politiques, et du coup une augmentation des discours racistes et une mise en circulation d’idées racistes et antisémites. 

Nous identifions en France aujourd’hui, et les enquêtes et les travaux de la CNCDH le montrent, l’extrême droite et la droite comme étant les premiers lieux de production d’opinions antisémites. Avec ce maintien des idées traditionnelles de l’anti­sémitisme : le rapport entre les juifEs et l’argent, le rapport entre les juifEs et le pouvoir, les juifEs sont des étrangers, les juifEs ne sont pas des Français comme les autres, etc.

On voit bien que dans les différentes idées complotistes, très très souvent on en revient aux juifEs, y compris dans les idées complotistes qui visent à dénoncer une invasion migratoire, un grand remplacement, etc., très souvent on a la figure du juif qui vient organiser le grand remplacement.

On a vu le renouveau de ces questions-là et du complotisme sur les questions du vaccin… 

La période du covid a été une fenêtre sur cette question. Cela a pu prendre des tournures extrêmement dramatiques, notamment aux États-Unis, avec l’attentat de Pittsburg. Son auteur revendiquait cette idée-là, c’est pour cela qu’il s’en est pris à une synagogue.

Ce premier lieu de production déborde de ce qu’est la droite et l’extrême droite parce que les idées d’extrême droite en général sortent de leur cadre et se diffusent, sont reprises par des acteurs politiques qui ne sont pas directement issus de l’extrême droite. On en a une illustration quand on voit les mémoires de Barrès, de Maurras ou de Pétain être réhabilitées et remises à l’ordre du jour.

On pourrait parler du livre de Gérald Darmanin, dans lequel pour justifier sa politique islamophobe, il revendique la politique napoléonienne à l’égard des juifEs qui était une politique en grande partie anti-juive, antisémite.

D’autres formes de judéophobie, d’antisémitisme, qui ne relèvent pas de la même histoire, des mêmes rapports sociaux existent. Elles se sont beaucoup exprimées à travers l’augmentation des actes antisémites depuis le 7 octobre et irriguent les classes populaires, et notamment issues de l’immigration arabo-musulmane, post-coloniale. Cela renvoie à l’histoire coloniale, à la pénétration coloniale européenne dans les pays à majorité musulmane. 

L'entretien complet : https://lanticapitaliste.org/videos/tsedek-le-collectif-juif-decolonial