Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 14h39.

Pour une POLITIQUE progressiste du ”care” (Jacqueline Penit-Soria et Claudine Blasco. Contretemps n°9)

Le care a toujours existé, dans toutes les sociétés, si l’on restreint sa fonction à celle de soins  aux personnes âgées et aux petits enfants. Mais alors, pourquoi fait-il l’objet d’un tel regain  d’intérêt dans le débat politique français d’aujourd’hui ?

Trois grandes mutations se conjuguent pour aboutir à la modification actuelle du statut du care, et expliquent que l’enjeu socio-économique du care soit considérable. La première correspond à l’entrée massive des femmes dans le monde du travail salarié. La seconde est liée à l’évolution démographique et à l’allongement de l’espérance de vie. La troisième, souvent oubliée, est en relation avec la mondialisation actuelle de l’économie qui engendre une accélération des processus migratoires et, fait tout à fait nouveau, l’augmentation de la place des femmes dans ces migrations. L’accroissement des inégalités Nord-Sud engendrées par la mondialisation conduit des femmes des pays pauvres, de plus en plus nombreuses, à  migrer seules et à assumer la demande de care qui croit dans les pays riches pour les raisons qui viennent d’être décrites ci-dessus.

Le care renvoie à la fois au souci des autres et aux activités de prise en charge des soins d’entretien de la vie et de l’autonomie ; ce terme désigne tout à la fois le souci de l’autre, l’attention portée à autrui (to care about) et le fait de s’occuper, de prendre soin de quelqu’un (to take care of). Il n’y a pas de terme français qui rende compte de sa polysémie dans la langue anglaise. L’emploi du mot care a suscité un volumineux débat alors que d’autres anglicismes comme stress, management, mais aussi queer et gay n’ont jamais été rejetés. Ce débat très singulier autour de la traduction de ce terme pourrait jouer le rôle d’un piège qui empêcherait  de traiter le fond de la question. Le  care doit plutôt faire l’objet d’une réflexion sur le concept qu’il représente. Dès les années 1980, le concept de care et son approche éthique, introduits à l’origine par la seconde vague du féminisme américain, ont provoqué un débat. C’est le mérite de P. Molinier et col1 d’avoir contribué à son introduction et à sa compréhension en France. Mais, surtout, la perspective du care, par la place centrale qu’elle accorde à l’analyse de la vulnérabilité des personnes, de toutes les personnes dans la société, introduit la notion d’éthique du care indissociable d'une politique du care. Par opposition à la société du soin, qui renvoie à des notions « moralisantes » telles que la générosité, voire la charité, la politique du care nous oblige à « aller jusqu’au bout de l’idée critique et radicale - féministe encore une fois - qui était à la source de l’éthique du care : les éthiques dominantes et leur articulation au politique sont le produit d’une pratique sociale qui dévalorise l’attitude du care et le travail du care et par là les réserve prioritairement aux femmes, aux immigrés, aux pauvres »2.

Dans la société libérale, seuls sont reconnus les individus compétitifs valides et autonomes. L’éthique du care permet la critique de la « morale dominante » qui banalise l’isolement, la marginalisation et l’exclusion des personnes vulnérables. Le care n’est plus alors pensé comme un sentiment mais comme un processus où des activités s’intègrent dans des apports sociaux. Le care s’intègre ainsi dans un véritable mouvement de pensée qui intéresse de nombreux chercheurs et praticiens de disciplines variées, des philosophes aux professionnels du soin et du travail social, et présente de fortes implications politiques.

Cette réflexion ne peut être menée sans l’intégrer à celle de la transformation sociale indispensable pour qu’une politique démocratique du care devienne efectivement  accessible à tous et à toutes. Dans tous les pays européens, des politiques de destruction systématique des acquis sociaux visent à remplacer la protection sociale collective et les services publics par la couverture de l’assurance privée. Le périmètre d’intervention de la financiarisation de l’économie ne cesse ainsi de s’étendre. Pour les propriétaires du capital, de nouvelles sources de profits très rentables peuvent être réalisés dans ces domaines. À cet effet, il s’agit de faire disparaître ce que R. Castel et C. Haroche ont, à juste titre, appelé la « propriété sociale », fondement de la propriété de soi3. En France, le mouvement social contre la réforme des retraites, même s’il n’est pas parvenu à remettre en cause cette réforme, est porteur d’un prise de conscience capitale. La prochaine réforme annoncée, celle de la dépendance pourrait faire resurgir la révolte. C’est une des raisons pour lesquelles les néolibéraux relayés par les médias développent en permanence des argumentaires infondés visant à culpabiliser les citoyens : ainsi, l’insolvabilité des finances publiques et la progression irrémédiable de l’espérance de vie conduiraient à remettre en cause la prise en charge de la dépendance. Va-t-on assister de la part du Parti socialiste, pour cette contre-réforme qui s’annonce, au flou artistique qui a prévalu dans la bataille contre la réforme des retraites? Mais le débat autour du care provoque aussi une grande méfiance dans la « gauche de la gauche ». Cette méfiance est partagée par un nombre non négligeable de féministes qui craignent, pas toujours à tort, que le care ne soit  rien d’autre qu’un recours sous une forme moderne à la compassion. L’éthique du care serait superflue. Chercher à définir un contenu politique progressiste du care, et l’articuler avec une nouvelle éthique du care, comme nous tentons de le proposer, peut susciter l’ironie. Malgré toutes ces réserves, pour de nombreuses féministes, le care relève évidemment d’une politique du care, indissociable de transformations sociales radicales.De plus, le care et son éthique devraient s’intégrer dans une réflexion globale. D’une part, le souci des autres serait accessible à tous par l’organisation de services publics non-marchands et de qualité dans la mixité et la professionnalisation. D’autre part, l’organisation économique et politique de la solidarité permettrait à chacun de concevoir autrement la vulnérabilité.Dans le travail présenté dans les deux articles qui suivent, notre préoccupation essentielle a été de montrer que la question du care peut servir à reconstruire un lien stimulant entre critique sociale (visant les dominations de genre, de classe et de race) critique éthique et politique. Dans cette période d’interrogations mais aussi de recherche de nouvelles solutions, ce débat sur le care  a son importance et l’expression de nos désaccords éventuels ne fait que confirmer qu’il ne s’agit pas d’un débat scholastique.

Pour cela, le premier article a pour finalité de situer cette question dans la société contemporaine. Qu’il s’agisse des débuts américains de ce débat, ou de la chaîne du care, provoquée par la mondialisation néolibérale, ou du projet de réforme imminent de la prise en charge de la dépendance. À chaque étape, une politique démocratique du care est en débat.

Dans le second article, dans une perspective plus clairement idéologique, nous soulignons les dangers de la récupération du care et avançons des propositions radicales pour sortir de la marchandisation et du démantèlement des services publics.  Plus précisément, dans ce premier article, nous donnons des repères sur l’évolution du care, et des débats qu’il suscite. Nous décrivons deux secteurs choisis pour la grande différence du niveau de leur prise en charge par le service public, et tentons de montrer en quoi l’éthique du care est un outil utile et important pour la définition d’une politique de prise en charge collective.

Jacqueline Penit-Soria et Claudine Blasco sont membres de la commission Genre et Mondialisation d’Attac.