Entretien. À l’occasion de la sortie de son livre « Arrachons une vie meilleure » aux éditions Massot, l’Anticapitaliste a rencontré Ritchy Thibault.
Tu es porte-parole d’un collectif politique qui s’appelle PEPS (Pour une écologie populaire et sociale). Tu as 20 ans. Comment expliques-tu ton parcours militant ?
Je n’étais pas du tout destiné à l’action politique. J’appartiens à ces populations que l’État, que les dominants assignent à l’apolitisme, parce que ma mère est gitane, mon père est manouche. Je me suis retrouvé sur un rond-point avec les Gilets jaunes à l’âge de 14 ans, à Pineuilh, à côté de Sainte-Foy-la-Grande, la ville d’origine d’Élisée Reclus, que j’ai découvert après m’être engagé, lui qui fut un des précurseurs de l’écologie. Dès que je sortais du collège, je marchais jusqu’au rond-point, et j’ai passé mes soirées à me politiser au bord des feux sur le rond-point de Pineuilh, en Gironde. C’est comme ça que je me suis mis à lire, à comprendre que finalement il fallait acquérir des outils pour combattre l’injustice. Puis, je me suis mis à faire 5 500 km à pied en stop une fois mon bac passé, sans thune, où j’ai été sur les routes. Je suis allé voir des expériences individuelles, collectives, et je me suis dit que finalement, il y a tout un « déjà-là », il y a une perspective révolutionnaire.
Comment tu passes de cette politisation des Gilets jaunes — très axée sur la question sociale souvent opposée aux questions écologiques à l’époque — à une conscience écologique ?
Les Gilets jaunes ne me destinaient pas à l’écologie, parce que comme je l’ai lu depuis, les dominants ont désubstantifié l’écologie chez les classes populaires. Ils ont diabolisé cette notion. La manière dont ils parlent de l’écologie fait que la perception de l’écologie chez les classes populaires, c’est une punition : quelque chose qui nous prend des sous. Le mouvement des Gilets jaunes commence avec le refus de la taxe carbone, qui est une grosse escroquerie. Sous prétexte d’écologie, vous venez nous taper à nous, qui avons une petite bagnole pour aller au boulot, qui faisons 40 km aller-retour par jour et pendant ce temps-là, vous laissez ceux qui ont des jets privés circuler partout dans le monde. C’est ce qu’ont dit les Gilets jaunes. C’est vraiment l’injustice totale.
Arrivé à Paris, je me mets à fréquenter les camarades du collectif politique, dont je suis le porte-parole, parce que j’ai pris conscience que l’écologie, c’est vraiment la notion d’avenir dans notre champ politique. Je suis convaincu que tout va se passer autour de l’écologie au vu de la situation. Il y a une vraie lutte des classes au sein de l’écologie. Il y a l’écologie bourgeoise, mais il y a aussi une écologie radicale, une écologie décoloniale. On le voit notamment avec le discours de Jill Stein, lors de la présidentielle aux États-Unis. Il y a d’un côté les écologistes européens bourgeois qui veulent lui donner des leçons et elle, qui les rappelle à l’ordre, en disant que la vraie écologie, c’est celle qui se positionne du côté des peuples opprimés, notamment du peuple palestinien. Chez PEPS, on défend la notion d’écologie de libération. On dit que l’écologie, elle libère des oppressions.
Je me suis dit que ça me concernait directement en tant que jeune racisé. Les voyageurs en France — ceux qu’on appelle les gens du voyage — ils sont parqués à côté des sites les plus polluants et les plus pollués de ce pays. C’est ce qu’on appelle le racisme environnemental. À Rouen, en 2019, il y a l’incendie de Lubrizol. Le premier lieu de vie à côté de ce site classé Seveso, c’est un terrain dit d’accueil — qui n’a rien d’accueillant — de voyageurs. Les gens, pendant qu’on évacue tout le monde autour, sont parqués là-bas. On leur dit : « Vous pouvez sortir, mais pas avec les caravanes ». Or les caravanes, ce sont le logement des gens, leur habitat. En quelque sorte, on les parque et on les séquestre en train d’inhaler des fumées profondément toxiques. L’écologie, c’est notre affaire à nous, les dominéEs et les exploitéEs de ce monde.
Dans les motifs d’indignation, tu parles beaucoup aussi, évidemment, du racisme ? De l’antitsiganisme ?
C’est une de mes batailles principales. Ma grand-mère et sa génération ont vécu un internement et un génocide toujours pas reconnu plus de 80 ans après. L’antitsiganisme, c’est le racisme subi par toutes les populations qui sont perçues comme Tsiganes. Alors, Tsigane, c’est un exonyme, un terme de la littérature scientifique que j’évite d’utiliser, mais il s’avère que le terme « antitsiganisme » désigne le racisme subi par tous ceux qui sont désignés comme tels, à savoir les Roms, les Yéniches, les Sintis, les Manouches, les Gitans et les voyageurs. Ce sont les 6 collectifs principaux.
Il y a le racisme environnemental. L’espérance de vie des voyageurs est de plusieurs années inférieure au reste de la population. Il y a la discrimination à l’école. Il y a les crimes policiers. Moi, je l’ai vécu dans ma famille, avec Daniel, qui s’est fait tuer par des gendarmes quand j’avais une dizaine d’années. Il y a eu Angelo Garand, et sa sœur qui mène un combat salutaire pour la justice, et d’autres… Les voyageurs sont les plus victimes de crimes policiers.
Il y a des convergences à faire, avec toutes celles et ceux qui subissent le racisme, en tant que phénomène systémique et structurel. Je me suis rapproché du champ de l’antiracisme politique. Avec Amal Bentounsi, on passe beaucoup de temps dans des combats communs. Il y a une nécessité impérative que les personnes qui subissent le racisme d’État en France s’unissent, ne laissent personne de côté pour déconstruire la pyramide raciale.
Tu me disais que tu travailles avec Ersilia Soudais, qui est députée, que vous préparez ensemble un projet sur cette question ?
Tout à fait. Je tiens à remercier Ersilia Soudais qui est la première parlementaire qui s’engage pleinement sur la lutte contre l’antitsiganisme. En janvier, Ersilia va déposer une proposition de résolution pour la reconnaissance du Samudaripen — « la mort de tout » en romanès —, donc du génocide des Roms, des Sintis, des Gitans, des Manouches et des voyageurs. Notre objectif ? Que la France, 80 ans après, reconnaisse sa culpabilité, qui est immense dans ce génocide et les persécutions entre 1939 et 1946. Elle ouvrirait la voie, notamment à des indemnisations et des réparations des spoliations très graves. L’État a volé tous les outils de travail de nos ancêtres, via la Caisse des dépôts et des consignations. Cela a assigné des gens à la misère.
Comment tu vois la situation avec l’autoritarisme qui se développe ?
Il y a des dérives autoritaires graves. Il y a des populations en France, comme les voyageurs, qui n’ont jamais connu l’État de droit. On a laissé faire une expérimentation de la coercition étatique vis-à-vis de certaines populations, vis-à-vis des quartiers populaires, vis-à-vis des populations racisées, des voyageurs, et des musulmanEs aussi. […]
On a atteint un degré de répression pendant les Gilets jaunes, que les gens sous-estiment. On a laissé passer la normalisation de l’état d’urgence après les attaques terroristes de 2015, et les mesures d’exception sont devenues la norme et la banalité. Les dominants font de la répression, car ils veulent silencier la parole de l’opposition, et notamment de la jeunesse. Et donc, il y a une fascisation qui est grave. Ils préparent, ils donnent clé en main à l’extrême droite.
Hannah Arendt disait que choisir le moindre mal, c’est toujours choisir le mal. Macron n’est pas du tout un rempart. Parce que si la formation politique de Bardella, le Rassemblement national, était arrivée en tête aux élections législatives, il aurait pris un plaisir fou à gouverner avec lui.
Qu’est-ce qu’agir dans ce monde qui se durcit, qui se radicalise de plus en plus vers l’écofascisme ?
Il faut cesser d’opposer de manière antagonique nos formes de luttes. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, ce n’est ni le parti d’avant-garde révolutionnaire qui va sauver les masses avec un discours pseudo-éclairant. Ce n’est pas non plus la social-démocratie. Ça ne marche pas. On pense qu’il y a une troisième voie. C’est la révolution rampante. C’est un peu le lierre et les ronces qui poussent à travers les différents socles, le socle de la pyramide sociale, et qui la font effondrer. Qui poussent dans le bitume des bourses du CAC40 et qui font s’effondrer les bâtiments. Je pense qu’il y a trois fronts de lutte : un front interne, les institutions pour faire entendre une voix dissonante ; un front externe, pour être capable de s’opposer frontalement au système avec des grèves, des blocages, des manifs sauvages, des piquets de grève ; et un front parallèle, construire dès maintenant une alternative. C’est la stratégie du pouvoir populaire. Il faut que le système s’effondre de nos alternatives, qu’on construise des pouvoirs populaires encore plus forts que le pouvoir étatique et centralisé.
Propos recueillis par Olivier Besancenot