Publié le Jeudi 1 juillet 2021 à 19h00.

Philippe Poutou : « Faire campagne pour rappeler qu’on est là, et qu’on ne laissera pas les autres décider à notre place »

Te voilà donc de nouveau candidat à la présidentielle. En 2012 et en 2017, tu étais ouvrier chez Ford à Blanquefort, en bagarre contre la fermeture de l’entreprise. Depuis, malheureusement, la boîte a fermé. Quelle est votre situation aujourd’hui, à toi et tes collègues de Ford ?
Ça fait maintenant plus d’un an que j’ai été licencié avec tous mes collègues, puisque c’est toute l’usine qui a fermé et que cela concerne donc l’ensemble de l’effectif. Pas mal de collègues ont retrouvé du boulot, mais des petits boulots, dans des situations plus difficiles qu’avant évidemment. Moi je me retrouve quasiment au bout du congé de reclassement sans perspective d’emploi. D’ailleurs le cabinet de reclassement lui-même ne voyait pas trop comment me trouver une solution, entre mon nom et ma position, désormais, d’élu, on y reviendra. Comme pour plein de gens, c’est une situation préoccupante. La situation de l’emploi est très mauvaise, on le sait, et quand on retrouve un emploi c’est dans des conditions précaires, difficiles, beaucoup plus que les conditions qu’on peut connaître dans une grosse usine comme Ford. J’ai eu la chance d’avoir un congé de reclassement, ce qui fait une soupape avant le chômage, mais il arrive bientôt à son terme, et c’est cet été que je vais me retrouver au chômage pour de bon.

Par ailleurs le combat continue contre Ford, on les attaque au Prud’hommes, ça vient de commencer, et ça sera long. On conteste les licenciements, on explique que les licenciements sont illégitimes, et on attaque auprès du juge judiciaire et en cassation. On aura des réponses en septembre. Après comme l’usine a fermé c’est difficile de se mobiliser, et on sait que les décisions de justice c’est toujours des rapports de forces, mais par principe on mène la bataille jusqu’au bout : on veut remettre en cause le droit de licencier, et donc en fait le droit de propriété, auquel on oppose le droit à l’emploi, qui doit venir en premier. Donc le combat contre Ford et les licenciements continue.

Depuis la dernière présidentielle, il y a un autre lieu où tu t’es mis à mener des batailles, avec tes camarades de Bordeaux en luttes, puisque vous êtes trois éluEs au conseil municipal de Bordeaux. Comment ça se passe ? Ça veut dire quoi être un élu anticapitaliste, au quotidien ?
C’est difficile c’est sûr. Tout ça a commencé sur un truc surprenant, puisque c’est dans la foulée de la lutte des Ford qu’on a démarré une campagne municipale, sur fond de mobilisation contre la réforme des retraites et aussi de mouvement des Gilets jaunes, même si c’était la fin. Et on a réussi à faire cette liste, avec des militantEs syndicalistes, des Gilets jaunes, des militantEs du NPA, de La France insoumise, avec une posture très radicale, puisque c’était non seulement contre la droite bordelaise, au pouvoir depuis 73 ans, mais aussi sans aucun compromis avec la gauche bordelaise (PS, PC, écolos), en les critiquant clairement. On a fait une campagne contestataire, dynamique, radicale, anticapitaliste, qui montrait que le problème était un choix de camp social : un Bordeaux populaire contre un ­Bordeaux bourgeois.

Et on a eu ce qu’on méritait : on est allés au deuxième tour et on a eu trois élus. Donc voilà, on est là, on a conscience qu’on a forcé le passage mais on est là, pour porter les colères, les critiques d’un système qui détruit les vies des gens, qui appauvrit, qui précarise. Alors on sait bien que tout ne dépend pas des collectivités locales, mais il y a des choses à dire, à faire, et c’est ce que l’on essaie de faire : être un relais, porter la voix des classes populaires à l’intérieur du conseil municipal, on renforce les liens avec les associations, les syndicats, et on essaie d’être utiles à tous les combats qui sont menés, par exemple en ce moment sur le logement. Ça a été un peu compliqué avec la crise sanitaire, mais on essaie de se coordonner, de renforcer les cadres collectifs, faire des assemblées.

Dans ces institutions, on voit bien que le mépris des gens de gauche ne vaut pas mieux que le mépris des gens de droite. Ils sont déconnectés de tout, on ne vit pas dans le même monde, ils ne se préoccupent pas de la souffrance sociale. Alors quand nous on fait entendre ces idées-là, ces voix-là, ils n’aiment pas, ils n’écoutent pas, ils sont méprisants. Après, on est bien conscients que si on peut être utiles, le bout du bout c’est la mobilisation des gens, la mobilisation dans les quartiers populaires, qui pourra vraiment faire changer les choses, et on voudrait favoriser ça.

Dans la gauche radicale, chez les militantEs anticapitalistes et révolutionnaires, certains disent que ça peut valoir le coup de se présenter aux élections locales, d’essayer d’y avoir des éluEs, mais que la présidentielle c’est différent et qu’on ne devrait pas y participer. Alors c’est vrai que ce n’est pas naturel pour nous, loin de là, mais là on s’est dit qu’il fallait y aller en proposant ta candidature… Que dirais-tu à ceux qui pensent que ce n’est pas utile ?
Oui, ce débat existe, y compris au sein de notre parti. En fait c’est un débat qu’on a à chaque fois, et là on l’a eu de nouveau, peut-être un peu plus même, sûrement parce que la situation interne de notre parti et la situation externe, surtout, sont difficiles. Il y a un rapport de forces qui se dégrade pour notre camp social, des défaites dans les luttes, un gouvernement très dur… La question d’aller à la présidentielle se pose donc, surtout quand on sait et qu’on répète que ce n’est pas par les élections qu’on changera les choses mais par les luttes sociales.

Mais justement, dans un rapport de forces dégradé, dans une situation où on se sent fragilisés, pour lutter contre toute résignation il faut se dire qu’on a toutes les raisons d’y être, qu’il y a une place que l’on doit occuper. Bien sûr on dit les choses dans la rue, mais on doit utiliser tous les terrains, même le terrain électoral, pour porter les colères, la contestation du système, pour défendre une perspective opposée au renoncement qui peut gagner notre camp social. La présidentielle c’est un combat parmi d’autres, mais c’est un combat, une bataille politique à laquelle on peut et on doit participer. Il y a une importance à rappeler que des gens luttent et qu’ils ont raison de le faire, à critiquer radicalement le fonctionnement de cette société, et puis aussi que c’est essentiel que les gens s’occupent de leurs affaires, qu’ils les prennent en main, qu’on ne laissera pas les autres décider à notre place en nous faisant croire qu’on ne pourrait pas, nous, faire tourner la société.

La campagne n’a pas encore commencé, donc on aura l’occasion bien sûr de revenir sur le programme, ce que l’on veut défendre dans cette présidentielle. Mais peut-être que déjà tu peux, en quelques mots, donner quelques éléments de ce que peut être une campagne anticapitaliste, révolutionnaire, dans le contexte que l’on connaît, celui d’une crise multidimensionnelle du capitalisme : écologique, économique, sociale, politique, sanitaire…
C’est difficile en quelques mots c’est sûr… Il y a la crise sociale d’abord, dont on vient de parler avec les licenciements, le chômage, la misère. Il y a aussi une crise démocratique très forte, des institutions décrédibilisées, on vient encore de le voir avec l’abstention aux régionales. Cette abstention est légitime dans un système de plus en plus anti-démocratique, où les gens ne se sentent plus représentés. Et en plus il y a la dérive autoritaire du gouvernement, de plus en plus de répression de la contestation, des mouvements sociaux, des quartiers populaires, on voit bien que les libertés collectives et individuelles sont de plus en plus remises en cause.

Il y a donc cette urgence démocratique, mais en fait des urgences il y en a à tous les niveaux, et on pense bien sûr à l’urgence environnementale, avec une planète à la dérive, des grands projets, complètement dingues, qui s’attaquent à l’environnement. On voit aussi la montée des idées réactionnaires, racistes, contre les femmes, les LGBTI… En fait tout cela est lié, et finalement ce qu’on voit c’est la destruction de ce qui est collectif, de toutes les solidarités. C’est une forme de violence quotidienne dans toute la société, des violences à tous les niveaux, un système de plus en plus brutal car il est de plus en plus en crise. Et bien sûr on veut aussi porter l’internationalisme, réaffirmer que nous sommes solidaires des peuples, qu’on se bat contre l’impérialisme et le néocolonialisme de la France, qu’on refuse les frontières, qu’on est pour accueillir les migrants, que notre camp social est international. C’est ça aussi le meilleur moyen de faire face aux idées racistes, de faire face à l’extrême droite, et de contester de fond en comble ce système.

Propos recueillis par Julien Salingue