Publié le Dimanche 30 juin 2024 à 15h00.

« Une victoire électorale de l’extrême droite serait une très grave défaite pour notre camp social »

Entretien. Après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Macron et la constitution du Nouveau Front populaire, Ugo Palheta, sociologue, co-directeur de la revue Contretemps et animateur du podcast « Minuit dans le siècle », analyse la situation et revient sur « la possibilité du fascisme », objet d’un livre paru en 2018.

Parler de « la possibilité du fascisme » en 2018 et en parler aujourd’hui, est-ce la même chose ?

J’ai écrit le livre entre 2016 et début 2018, au vu de l’absence de réaction face à la montée du FN, notamment quand Marine Le Pen s’est retrouvée au second tour de l’élection présidentielle. 

Après le mouvement sur la loi travail, Nuit Debout en 2016, certains courants de la gauche insistaient unilatéralement sur la dimension de remontée des luttes. La conflictualité sociale avait beaucoup décliné après la défaite de 2010 sur la contre-réforme des retraites de Sarkozy, qui a fait sauter la retraite à 60 ans, et c’est vrai que 2016 a été un rebond. Mais je pensais qu’on avait trop tendance à oublier plusieurs choses. 

Premièrement, il y avait aussi une autre force en dynamique : l’extrême droite. Quand j’ai écrit le livre, son périmètre électoral était déjà passé d’environ 6 % aux européennes de 2009 à 20-25 % au milieu des années 2010. Et depuis, entre 2017 et 2024, la seule force qui progresse électoralement, c’est l’extrême droite, jusqu’à atteindre aujourd’hui 40 % si on inclut toutes ses composantes. À gauche, même en incluant les forces sociales-libérales (PS notamment), ce n’est jamais plus d’un tiers de l’électorat depuis 2017. Et de son côté la base sociale et électorale du macronisme a toujours été très étroite. 

Deuxième aspect, c’est la radicalisation de la droite que la campagne Fillon de 2017 exprimait. La dynamique sarkozyste, qui avait commencé en 2002, consistait à déporter la droite vers l’extrême droite pour reconquérir le terrain perdu au profit du FN. Mais il y a eu une vraie convergence idéologique et militante à la base du « peuple de droite », qui s’est manifestée notamment dans un grand mouvement de rue où droite et extrême droite se sont retrouvées ensemble : la Manif pour tous, en 2013. 

Et puis, troisième aspect, c’est le fait que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la poursuite des politiques menées par la classe dirigeante française — politiques néolibérales, racistes et autoritaires — avait toutes les chances de conduire à une nouvelle progression du RN. 40 ans de politiques antisociales et racistes, c’est 40 % pour l’extrême droite ! Et il faut bien dire que Macron, en 2017, n’avait pas menti sur son projet : mettre la France à l’heure néo­libérale européenne, ce que toutes les classes dirigeantes avaient fait en Europe jusqu’au bout, et qui n’avait pas pu être mené en France du fait de la vigueur des luttes sociales. 

La difficulté pour la gauche — et en particulier la gauche de rupture — c’est d’émerger comme une alternative à une échelle de masse, voire majoritaire dans la population, et donc capable de concurrencer le FN sur la scène électorale aussi. 

Dans la période actuelle, après la victoire du RN aux européennes, l’annonce de dissolution de Macron, où en est-on ?

En 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, il y a quatre forces qui font à peu près le même score autour de 20 %, un fait absolument inédit dans l’histoire de la 5e République. On trouve Macron, la droite avec Fillon (20 %), Mélenchon (20 % avec le soutien du Parti communiste) et, légèrement devant, Le Pen. 

Le macronisme a eu rapidement un cours très droitier. Alors qu’il est le président le plus mal élu de la 5e République, Macron fait le pari d’agréger les secteurs du centre et de reconfigurer le champ politique autour de l’opposition entre un projet néolibéral-progressiste ou plutôt avec une façade vaguement progressiste (qui s’est complètement effondrée depuis 2017), et un pôle néolibéral-­réactionnaire, raciste, d’extrême droite. 

Ce n’est pas ce qui s’est passé du fait de la vigueur des luttes populaires entre 2016 et 2023 et de l’émergence à gauche d’un pôle de rupture en 2022. Non seulement Mélenchon et LFI ont fait 22 % mais ils sont parvenus à mettre en place une coalition de gauche (la Nupes) qui a permis de faire élire beaucoup plus de députéEs de gauche que ce qu’on imaginait six mois avant, donc d’empêcher un face-à-face mortifère entre macronisme et lepénisme. 

Trois pôles sont donc sortis de la séquence de 2022. Or ça ne pouvait pas durer et on assiste actuellement à une forme de rebipolarisation : une opposition très franche entre une coalition de gauche qui reste hégémonisée par LFI (on le voit concernant le programme), et une extrême droite qui apparaît comme triomphante, parce qu’elle a largement pris le pas en réalité sur le macronisme, et je ne parle même pas de LR qui est en train de se décomposer à vitesse très rapide. 

Le RN, un danger fasciste ou un parti d’extrême droite qui s’est calmé ? Qu’est-ce qu’il représente aujourd’hui ? 

Marine Le Pen est allée au bout de la stratégie, présente dès l’origine du Front national, la respectabilisation, en mettant à distance les éléments les plus visibles de continuité avec le fascisme historique (violence physique, négationnisme, symboles, etc.), mais son projet et la plupart de ses cadres restent ancrés dans l’idéologie fasciste, notamment parce qu’ils ont été formés par les vieux pétainistes, ex-OAS ou anciens collaborationnistes qui étaient présents au FN dans les années 1970-1980 quand Marine Le Pen par exemple a commencé à militer. 

Ce n’est pas un parti d’extrême droite qui s’est calmé mais un parti doté d’un projet néofasciste qui s’est adapté à un nouveau contexte. Les partis fascistes de l’entre-deux-guerres disposaient toutes de milices armées de masse. Si ce n’est pas le cas pour les forces d’extrême droite aujourd’hui, c’est parce qu’elles n’en ont pas un besoin impératif pour se développer et qu’elles comptent sur la police pour mettre en musique leurs politiques racistes, ultra-­autoritaires et pro-patronales.

Mais est-ce que ça veut dire que si demain l’extrême droite arrive au pouvoir c’est le fascisme ? 

Déjà ça veut dire livrer la machinerie répressive de l’État à l’extrême droite. Et vu le projet fondamental du RN, qui n’est pas différent qualitativement de ce qu’était le projet du Front national, le danger est évident (peu importe ce qu’on pense de la caractérisation de « fasciste »). 

Donc une victoire électorale de l’extrême droite serait une très grave défaite pour notre camp mais ça ne signifierait pas l’instauration immédiate d’un régime fasciste. Entre le moment où ils peuvent l’emporter électoralement et celui où ils sont en capacité de construire véritablement un pouvoir de type fasciste, il y a toute une période de batailles, sociales et politiques. 

Dans l’équation, il faut bien mesurer par ailleurs que la France est un système très centralisé, avec une constitution bonapartiste issue du coup d’État gaulliste de 1958, avec énormément de pouvoir pour l’exécutif : la possibilité de dissoudre l’Assemblée nationale, de décréter l’état de siège ou d’obtenir les pleins pouvoirs, donc de s’abstraire de toute forme de contrôle, même minimal, parlementaire, de gouverner par référendums, etc. 

Vu leur projet, le danger avec le RN au pouvoir, ce n’est pas simplement une intensification de la répression des manifestations (comme sous le macronisme). Ils auront la machine répressive, et ils auront une certaine légitimité politique pour engager, par exemple, des dissolutions d’organisations en invoquant des prétextes fallacieux, à une échelle sans doute beaucoup plus large encore que le pouvoir macroniste. 

Par ailleurs on se plaint déjà de la place qu’ils ont dans les médias privés, mais l’extrême droite disposera aussi de l’ensemble des appareils idéologiques — l’école par exemple — mais aussi l’audiovisuel public (dont une partie au moins sera privatisée et livrée à leurs amis milliardaires, Bolloré notamment). Cela aura des effets politiques, idéologiques, intellectuels, sur notre capacité à défendre un autre projet. 

Quelles sont les perspectives avec le Nouveau Front populaire ?

Les tâches immédiates sont défensives. L’antifascisme est un levier important de réaction de notre camp social, qui, face au danger, peut reprendre la main. Du point de vue du NPA il me semble qu’il y a un équilibre à trouver entre les formes d’unité nécessaires à construire dans une situation de ce type-là, le soutien au pôle de rupture que constitue LFI au sein du NFP, et l’affirmation de notre projet d’émancipation en rupture totale avec ce qu’est la société présente, une société capitaliste, patriarcale, raciste, etc. 

On ne sait pas combien de temps va durer le Nouveau Front populaire, et il faut que toutes les composantes, y compris la gauche de combat, la gauche révolutionnaire, aient une pleine liberté de discuter des choix des uns et des autres, de discuter des options, y compris de la candidature de François Hollande qui a joué un rôle majeur dans la montée de l’extrême droite dans ce pays et dans la destruction de certains droits sociaux. On est là pour contribuer avec tous les autres à battre les fascistes et les macronistes, mais on ne va pas mettre notre langue dans notre poche. 

Au sein de ce front, on doit donc être l’aile marchante aussi bien sur le plan politique, programmatique, idéologique et sur le plan militant dans les entreprises, dans les universités, dans les quartiers. Et si on veut que ce front soit autre chose qu’un cartel d’organisations, il faut qu’on arrive à organiser le débordement de la coalition par les forces populaires et militantes qui restent extérieures aux organisations politiques. 

Propos recueillis par Manon Boltansky

Voir la vidéo de l’entretien complet avec Ugo Palheta « La probabilité du fascisme »