Publié le Samedi 14 septembre 2024 à 09h00.

« Le nombre de morts dues au travail est énorme mais rendu invisible par l’absence de politique publique »

Entretien. Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, animait un atelier lors de l’université d’été du NPA-l’Anticapitaliste, intitulé « Ne pas laisser sa santé au travail ». Elle décrit une situation préoccupante. 

Quels sont aujourd’hui les plus grands risques pour les salariéEs en matière de santé physique et mentale ?

Je ne sais pas si on peut établir une hiérarchie des risques, mais on peut les mettre à égalité pour les énumérer. Parlons tout d’abord des transformations de l’organisation du travail et de leurs effets délétères pour les travailleuses et les travailleurs. Pour le dire vite, l’urgence productive a gagné tous les secteurs y compris la fonction publique, soit des objectifs quasi inatteignables dans le temps imparti, aucun espace de discussion sur les moyens pour y répondre, la pression du temps et l’individualisation des activités, des salariéEs sous injonction permanente. À cela s’ajoute l’absence de coopération au sein des collectifs de travail et des formes multiples de mise en concurrence des salariéEs. Tous les secteurs d’activité, tous les métiers sont concernés.

Cet ensemble de contraintes, appelé « risques psycho-­sociaux », génère une souffrance psychologique entraînant burn out et suicide. L’exemple extrême est celui de France Telecom dans les années 2006-2015 avec un plan de démoralisation des agentEs les poussant à la démission. Résultat : de très nombreux suicides ou tentatives de suicide. Dans le procès pénal Orange ex-France-Telecom, les juges ont qualifié le délit de « harcèlement moral institutionnel » et condamné Didier Lombard et ses principaux collaborateurs. 

L’autre grande classe de risques rassemble les risques toxiques : amiante, pesticides, radio­activité, risques chimiques (les fameux PFAS). La plupart du temps imperceptibles, ils provoquent cancers, maladies neurologiques, atteintes chez les enfants... Je peux prendre l’exemple de l’entreprise de stérilisation des dispositifs médicaux, Tetra Medical à Annonay. Des ouvrières ont été exposées pendant des années à l’oxyde d’éthylène — cancérogène, mutagène, toxique pour la reproduction, neurotoxique. Rien ne permettait à ces salariéEs de savoir à quel point ils et elles étaient exposéEs à un risque mortel. Les conséquences sont gravissimes1.

L’amiante continue à tuer. L’interdiction a laissé un énorme passif : celui de l’amiante en place. La France a consommé 80 kilos d’amiante par habitantE. Une infime partie a été retirée et souvent sans respect des règles du code du travail. Actuellement de nombreux chantiers de rénovation énergétique, dans des édifices contaminés par l’amiante, sont conduits sans respect des règlementations. 

L’épidémie de cancers ne cesse d’augmenter mais le rôle du travail n’est pas pris en compte. La reconnaissance en maladie professionnelle des cancers concerne moins de 0,5 % de tous les cancers. La prévention des cancers professionnels n’est malheureusement pas une priorité pour le ministère du Travail.

Enfin, rappelons les accidents du travail graves ou mortels, le plus souvent dus à la négligence des employeurs et donneurs d’ordre concernant la sécurité. 

Le nombre de morts dues au travail est énorme mais rendu invisible par l’absence de politique publique dans le domaine des risques professionnels : 2 morts par jour d’accident mortel du travail ; 6 morts par jour de l’amiante, et probablement des dizaines par suicide et par cancer professionnel.

En tant que sociologue de la santé, comment évaluez-vous les évolutions de l’exposition aux risques du travail, physiques et psychologiques ?

Depuis les années 1980, les alertes n’ont pas manqué, de la part de chercheurEs mais aussi d’acteurs administratifs tels la DARES du ministère du Travail. En vain. 

Le recours généralisé à la sous-traitance et à l’intérim depuis les années 1980 a détérioré les conditions de travail et créé d’importantes inégalités face aux risques du travail. En précarisant et surtout en faisant exploser les collectifs de travail, cela a fait entrave à tout ce qui permet aux travailleurEs sous-traitants et intérimaires de résister. Car il s’agit d’une sous-traitance des risques. Je peux prendre l’exemple de la maintenance des centrales nucléaires. Elle est faite à 90 % par les travailleurEs extérieurs, donc sous-traitants et intérimaires. Ils supportent l’essentiel du risque radioactif sur tous les sites. Or ils n’ont pas les mêmes marges de manœuvre que les salariéEs des donneurs d’ordre dans le recours aux droits, notamment le droit de retrait des situations dangereuses. Ces travailleurEs constituent une forme de prolétariat, appelée précariat en sociologie. Le même phénomène existe dans la fonction publique : des salariéEs ont des droits différents selon leur statut, les précaires étant les plus maltraitéEs du point de vue de la santé.

Dans la recherche, la précarisation du travail scientifique a conduit à un gâchis monstrueux de l’activité des chercheurEs concernés. Enfermés dans cette précarité, ils vivent un déni généralisé de reconnaissance de leurs travaux. À terme c’est aussi, pour la société, une très grande déperdition du travail scientifique, les travaux des précaires de la recherche n’étant ni reconnus ni valorisés par les institutions.

Depuis l’instauration de la loi Travail en 2016, sous la présidence Hollande et alors que Macron était à Bercy, les risques se sont-ils accrus sous l’effet de la réduction du nombre de DP (déléguéEs du personnel) et de la fusion CHSCHT CE ?

Les CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) permettaient aux représentantEs du personnel, et plus généralement aux travailleurEs, de reprendre la main sur les conditions de travail, de pouvoir agir lorsqu’il y avait un problème, qu’il soit organisationnel ou qu’il relève d’un risque toxique ou de l’accident du travail. 

J’ai beaucoup travaillé avec des CHSCT sur les risques toxiques notamment radioactifs et chimiques. Ils étaient un réel contre-pouvoir face au pouvoir patronal sur ces questions. Même si les prérogatives ne sont pas complètement absentes puisque prétendument réintégrées dans les CSE depuis la fin des CHSCT, il y a une énorme perte de pouvoir d’agir des travailleurEs sur leurs conditions de travail. La commission santé CSST n’a pas du tout les mêmes pouvoirs que les CHSCT. Le droit à l’expertise « risque grave » demeure mais est beaucoup plus difficile à négocier, y compris entre les organisations syndicales.

Pour moi, la prévention passe par cette capacité des salariéEs à reprendre la main sur le travail et sur les conditions de travail. Or, avec la disparition des CHSCT, ils perdent le pouvoir légitime d’agir sur les conditions de travail. 

Je ne suis pas seule à le dire. Nous avions, en juin, une assemblée générale de l’association Henri Pézerat2, où cette question a été évoquée. Dans le contexte du problème très grave de la contamination des lieux de travail par les PFAS, ces substances chimiques toxiques qu’on appelle les « polluants éternels », les déléguéEs CSE présents ont expliqué leur grande difficulté à se saisir de la question dans le contexte actuel des CSE des entreprises concernées. La dégradation des conditions de travail en découle. Lorsqu’il y a un accident quelque part il n’y a plus d’enquête CHSCT. 

Or celle-ci était consignée dans un procès-verbal qui avait valeur juridique dans un procès pénal ou dans un procès pour faute inexcusable de l’employeur. Cette évolution consacre toujours plus ce que j’appelle le « permis de tuer » des employeurs, des donneurs d’ordre, qui ne rencontrent plus aucune limite dans la mise en danger des salariéEs. 

Propos recueillis par Fabienne Dolet