Le statut des magistrats, le fonctionnement de l’institution judiciaire lui permettent-elles de jouer ce qui devrait être son véritable rôle, celui d’une autorité – puisqu’elle n’est pas, dans notre Constitution, un pouvoir – en mesure de contribuer aux équilibres démocratiques, en protégeant le droit à la sûreté des citoyens et leurs libertés individuelles, en assurant un traitement égalitaire des justiciables, et en permettant l’accès de chacunE à l’exercice de ses droits ? Le point de vue de Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature.
Dans l’imaginaire collectif, la réponse s’impose : elle ne le peut pas car elle n’est pas indépendante du pouvoir exécutif. L’absence d’évolution du statut des magistrats démontre en effet le choix constant des différentes majorités en responsabilité depuis 1958 de repousser aux calendes grecques l’adoption de règles de nomination et de discipline des magistrats qui permettraient d’écarter tout soupçon d’intervention du gouvernement dans les affaires judiciaires. Ce faisant, les responsables politiques de tous bords ont toujours maintenu la justice dans une faiblesse structurelle, puisque ces mêmes responsables, lorsqu’ils sont visés par une enquête, se prévalent de l’insuffisante indépendance de la justice pour crier à la manipulation politique, faisant gonfler du même coup la crise de confiance entre les citoyens et leur justice.
Une justice asservie ?
La carrière des magistrats du parquet, et, ce qu’on oublie souvent, dans une moindre mesure, du siège, est en effet largement entre les mains du garde des Sceaux. Celui-ci fait son choix parmi les magistrats ayant candidaté pour chaque poste – à l’exception des présidents et premiers présidents des juridictions – et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) donne un avis sur ce choix, qui doit être conforme pour les magistrats du siège alors que, s’agissant du parquet, le garde des Sceaux peut toujours outrepasser leur avis. De fait, le CSM ne trouve pas matière à rendre des avis non conformes ou défavorables lorsque les candidats ont des profils équivalents, ce qui laisse au garde des Sceaux toute latitude pour faire entrer dans son choix une part d’intuitu personae. Cette anomalie ne connaît aucune justification. C’est la raison pour laquelle le Syndicat de la magistrature revendique que le CSM, dont nous demandons une réforme de la composition, soit seul chargé de la compétence de nommer les magistrats.
Le fantasme d’une justice asservie au pouvoir exécutif ne correspond pas pour autant à la réalité : l’indépendance est une des obligations déontologiques des magistrats et l’immense majorité des magistrats y est extrêmement attentive. Ces règles de nomination ont principalement pour effet d’affaiblir la justice, soit parce que les citoyens mettent en doute chaque décision en voyant la main du gouvernement derrière elle, même lorsque ce n’est pas le cas, soit parce que quelques magistrats très visibles – précisément, et pour cause, ceux qui occupent certains postes de la hiérarchie – prennent leurs décisions pour complaire à ce qu’ils pensent que l’exécutif attend d’eux.
Pouvoir de la hiérarchie
Mais ces règles de nomination sont loin d’épuiser le sujet. L’indépendance de l’institution et sa capacité de résistance pour constituer une autorité autonome ne se mesurent pas qu’à cette aune.
Les règles d’organisation interne des juridictions donnent en effet un pouvoir exorbitant à la haute hiérarchie judiciaire sur l’ensemble des magistrats : ce sont les chefs de juridiction qui déterminent le service précis confié au magistrat, ce sont eux qui valident ou non les congés, ce sont eux qui évaluent les magistrats, cette évaluation étant primordiale pour l’avancement en grade et pour obtenir une mutation dans le poste souhaité. Le Syndicat de la magistrature milite ainsi depuis toujours pour le grade unique dans la magistrature, une évolution de la rémunération à la seule ancienneté, pour l’élection des chefs de juridiction par les magistrats qui la composent, et une évaluation des magistrats confiée à un corps d’inspecteurs rattaché au CSM.
Or certains chefs de cour ont démontré ces derniers mois qu’ils se vivaient davantage comme des exécutants de la politique mise en œuvre par la ministre que comme des représentants d’une institution indépendante du pouvoir. Les discours particulièrement vindicatifs de certains d’entre eux, lors des audiences solennelles de rentrée, à l’égard des professionnels de justice qui manifestaient contre le projet de loi de réforme de la justice en sont un exemple.
Attaques de l’exécutif
Dans ce contexte d’une justice corsetée par le statut des magistrats et les règles d’organisation internes des juridictions, les magistrats subissent des attaques directes du pouvoir exécutif contre leur liberté d’expression et d’engagement. Ces libertés, obtenues progressivement dans une lutte qui a été la raison d’être de la création du Syndicat de la magistrature à la fin des années 1960, sont cruciales pour que la justice sorte de sa tour d’ivoire, dialogue avec la société, puisse dénoncer les dysfonctionnements en son sein, fasse entrer la question du rôle de la justice dans le débat public, afin d’exister véritablement dans les équilibres démocratiques. L’enquête administrative lancée par la ministre contre Éric Alt, magistrat engagé contre la corruption et vice-président d’Anticor, en est un exemple patent.
La vision du magistrat que voudrait faire triompher le politique est celle d’un juge neutre, ce qui est une manière de retirer à la justice la légitimité à appliquer la norme en étant créatrice du Droit et de droits.
On peut citer à cet égard la décision de relaxe, à Lyon, des décrocheurs de portrait du président de la République, qui a fait scandale. Dans un débat aujourd’hui biaisé par le poncif de la neutralité du juge, l’idée selon laquelle le juge rétablit un équilibre en utilisant l’ensemble des normes à concilier entre elles, normes internationales et nationales, principes fondamentaux, ne va pas de soi, alors que tout juriste a appris sur les bancs de la faculté que le juge, et les revirements de jurisprudence, faisaient avancer le droit pour qu’il s’adapte à l’évolution de la société.
État de droit ?
Ce contexte qui fragilise particulièrement le juge et remet en cause la place même de la justice se conjugue avec les conditions dégradées dans lesquelles elle est rendue, dans un contexte de montée en puissance d’une « technostructure » au sein de la magistrature, issue de la création ces dernières années par la chancellerie de postes de la hiérarchie intermédiaire, qui veille au grain à la productivité judiciaire, et de procédures elles-mêmes de plus en plus dégradées.
Des réformes des procédures civiles comme pénales s’enchaînent pour juger plus et plus vite au détriment de la qualité et de l’humanité de la justice, sans augmenter les effectifs qui placent la France loin derrière les standards européens. La dernière loi, votée en mars 2019, est ainsi à visée uniquement gestionnaire dans un contexte de flux tendus.
En matière pénale, le lien entre peines d’emprisonnement prononcées, engorgement des prisons et procédure de comparution immédiate est documenté et dénoncé depuis longtemps par le syndicat, qui réclame la suppression de cette procédure. La réforme votée en mars 2019 accentue le recours à ces procédures rapides en matière pénale avec, comme corollaire, de nouvelles mesures d’affaiblissement du juge d’instruction en confiant au parquet toujours plus de prérogatives d’enquête très intrusives sans les garanties de la procédure contradictoire qui existent à l’instruction.
Les magistrats opèrent par ailleurs dans un champ rétréci par la montée en puissance des pouvoirs de police administrative et des législations d’exception qui imprègnent par la suite l’ensemble du droit. L’état d’urgence, et son introduction dans le droit commun en octobre 2017, laissent des traces durables abîmant notre État de droit. Sa logique préventive, permettant de priver les citoyens de leurs libertés sur la base de simples soupçons des services du renseignement, est largement étendue en dehors de la prévention des actes de terrorisme, et chacun a pu en constater l’utilisation contre les manifestants.
Au Syndicat de la magistrature, nous voyons se développer la souffrance de bon nombre de magistrats qui n’ont pas choisi ce métier pour l’exercer dans ces conditions. La résistance individuelle est difficile, et l’action collective, en lien avec les autres organisations de la société civile, est vitale pour obtenir les réformes permettant de replacer la justice au cœur des équilibres démocratiques.
Propos recueillis par Robert Pelletier